Écho de presse

La naissance du sionisme moderne

le 02/12/2023 par Pierre Ancery
le 30/04/2018 par Pierre Ancery - modifié le 02/12/2023

En 1897 a lieu à Bâle le Premier congrès sioniste, organisé par Theodor Herzl. Son projet : « Établir pour le Peuple juif une patrie en Palestine ». L'idée, lancée en pleine affaire Dreyfus, va faire débat en France.

Le 2 octobre 1897, le journal La France écrit :

 

« Le Sionisme ! Voici, certes, un mot nouveau pour beaucoup de gens. Le Sionisme n’est encore qu’un vaste projet, mais qui peut parfaitement, d’ici à quelque temps, devenir une réalité. C'est, en termes plus clairs, l’idée qu’a conçue le docteur Herzl, de Vienne, de reconstituer un État Juif, indépendant et neutre, qui serait reconnu par tous les autres États.

 

Pour poser les bases de cette vaste entreprise, deux cents délégués viennent de se réunir à Bâle en un Congrès [...]. Le Sionisme n’est pourtant point un rêve, une chimère, mais bien un projet qui répond à une situation vraie, projet qui a des précédents, qui découle des faits autant que de besoins précis, et qui a son origine, sa nécessité en la situation difficile encore faite aux Israélites dans pas mal de pays. »

Nous sommes alors en pleine affaire Dreyfus. En France, mais aussi dans les autres pays européens (en particulier d'Europe centrale et orientale), on assiste à une forte poussée de l'antisémitisme. Beaucoup de Juifs font alors le constat d'un échec définitif de l'assimilation. C'est dans ce contexte, et sous l'influence des nationalismes européens, qu'émerge le sionisme moderne.

 

Portée principalement par l'Austro-Hongrois Theodor Herzl (1860-1904), auteur en 1896 de L’État juif, l'idéologie sioniste reprend le désir religieux ancien d'une renaissance de la patrie juive – celle-ci ayant pris fin pendant l'Antiquité, avec l'exil de la Terre d'Israël – et transforme ce désir en projet politique. Le Premier congrès sioniste, qui se tient à Bâle, en Suisse, du 29 au 31 août 1897, en sera l'événement fondateur.

 

Pendant trois jours, 200 participants venus de 17 pays se réunissent sous l'égide de Herzl pour discuter avec ferveur de l'orientation à donner au mouvement. Une déclaration issue du travail d'un comité dirigé par l'intellectuel Max Nordau en émerge : c'est le programme de Bâle, qui définit les objectifs du sionisme. En premier lieu, le projet d'« établir pour le Peuple juif une patrie en Palestine qui soit garantie par le droit public ».

 

L'initiative, très médiatisée, va recevoir un accueil divers dans la presse. Certains journaux se montrent favorables à Herzl et perçoivent le sionisme comme un authentique mouvement de libération. Le Constitutionnel, par exemple :

 

« Relégués, tenus à l'écart de toute fonction, ils [les Juifs] ne sauraient se considérer, en ces régions peu hospitalières, que comme des étrangers toujours sous le coup de mesures arbitraires [...]. Comment, ainsi traités, n'essayeraient-ils pas de se constituer entre eux une patrie conventionnelle par la culture de la langue rituelle, celle de leurs antiques origines, et par le maintien des traditions qui leur rappellent un passé plein de légendes incomparables ?

 

Pour que le juif s'assimilât complètement les civilisations en marge desquelles il figurait jadis, il eût fallu qu'il trouvât ce qu'il ne rencontra jamais, un régime de tolérance. »

Autre soutien, plus surprenant : celui d'une partie de la presse la plus violemment antisémite, séduite par la perspective de voir les Juifs de France, considérés comme inassimilables, quitter le pays.

 

C'est le cas du journal d'Edouard Drumont, La Libre Parole, qui soutient infailliblement Herzl et suit de très près le congrès de 1897. Le 17 septembre de la même année, le quotidien antisémite publie même une interview de Max Nordau, dans laquelle ce dernier s'avoue grand lecteur de Drumont – interview à considérer toutefois avec précaution étant donné l'orientation du journal.

 

« — Sans Drumont, me dit-il, je ne me serais jamais senti Juif. Je ne fréquente point la Bourse, et, depuis l’âge de quatorze ans, je n'ai pas mis les pieds dans une synagogue. Je ne vais donc point où vont les Juifs. Mais les livres de Drumont ont opéré sur moi par suggestion. Grâce à lui, je me suis retrouvé. J’ai fait le départ de ce qu’il y avait en moi d’assimilé ou d’assimilable, et d’irréductible. J’ai compris ainsi que, quoi que nous fassions — du moins la plupart d’entre nous — nous resterions toujours pour les aryens une race à part [...]. 

 

Nous nous quittâmes sur ces mots :

Qu'y a-t-il, me dit le docteur, au fond des doctrines de Drumont ? Une idée nationaliste. L'Antisémitisme français voudrait renationaliser la France. Le Sionisme voudrait renationaliser Israël. Chacun, dans notre sphère, nous poursuivons le même but. Serrons-nous la main. »

La notion nouvelle de « nationalisme juif » va toutefois susciter le débat. Y compris au sein de la communauté juive, en particulier sa fraction la plus intégrée. Lorsque Le Journal interroge Zadoc Kahn, le Grand rabbin de France, sur le projet de Theodor Herzl, son accueil est ainsi plutôt tiède :

 

« — Mais croyez-vous les projets du docteur Herzl réalisables ?

Les difficultés sont immenses. Le docteur Herzl a le mérite de ne pas se les dissimuler, et, en les reconnaissant, d'espérer en triompher. D'abord, il ne s'agit pas de rassembler tous les juifs en Palestine. C'est matériellement impossible ; et puis, malgré l'unité de croyance, de souvenirs, malgré la communauté de souffrances séculaires qui ont créé une puissante solidarité, vouloir grouper ensemble les juifs anglais, français, allemands, russes, etc., ce serait recommencer la tour de Babel. On sait cela [...].

En admettant que, malgré de si formidables obstacles, l’État juif parvienne à se constituer, comment concevez-vous son existence au point de vue religieux ?

Je ne la conçois que très difficilement [...]. Reviendra-t-on à la domination souveraine, exclusive de la loi de Moïse et du code rabbinique ? Les juifs ont trop souffert, au Moyen Âge, de la confusion de la loi religieuse et de la loi civile ; ils sentent trop la nécessité de la séparation des deux pouvoirs, religieux et civil, pour jamais vouloir les amalgamer eux-mêmes. »

Pour certains commentateurs progressistes, qui observent avec inquiétude la montée de l'antisémitisme en France, le sionisme apparaît comme une fausse bonne idée. En 1899, Yves Guyot, dans Le Siècle, exprime son désaccord avec les idées de Herzl et Nordau :

 

« Ces hommes intelligents [Theodor Herzl et Max Nordau], ces esprits affranchis de superstitions, ces perspicaces sont des dupes. Ils veulent faire ce que leurs ennemis veulent qu'ils fassent. Le sionisme est un piège antisémite. Le sionisme, c'est la résignation à la proscription [...].

 

Le destin des juifs est lié à l'avenir des principes libéraux. Nous, pénétrés de la Déclaration des Droits de l'homme, nous, venons d'affirmer aux juifs, nous venons de leur prouver, non seulement par des paroles, mais par des actes, que nous ne séparons pas notre sort du leur.

 

À notre tour, au nom de la liberté, nous venons dire à ceux qui seraient tentés de se laisser entraîner vers le sionisme : — Ne séparez pas votre sort du nôtre ! Car nous avons les uns et les autres à défendre une chose commune : la liberté ! »

Max Nordau va lui répondre quelques jours plus tard, dans une lettre que publie Le Siècle. Comme Theodor Herzl, Nordau considère qu'il est vain de lutter contre l'antisémitisme : il réaffirme l'idée que l'émigration est le seul secours des Juifs face à des persécutions qu'il juge inévitables.

 

« Le sionisme travaille en premier lieu pour les Juifs qui n'ont pas ce bonheur, pour qui le pays de naissance n'est pas une patrie, mais une prison ou un lieu de déportation, et dont ce mouvement, s'il réussit, sera la délivrance, le salut.

 

Or, sur 10 millions de Juifs environ qui existent dans les deux mondes, plus de sept millions et demi sont dans ce cas. Oui, ils sont des sans patrie ; ceux-là, ils les sont parce que cruellement, impitoyablement, on leur refuse une patrie, malgré leur immense désir d'en avoir une et de l'adorer comme jamais patriote n'a adoré son pays. Nous voulons les aider à se créer cette patrie vers laquelle leur âme aspire ardemment – et vous nous blâmez, vous nous accusez de lâcheté ? »

L'idée sioniste trouvera une première concrétisation en 1917, avec la déclaration Balfour, dans laquelle le Royaume-Uni se prononcera pour l'établissement d'un « foyer national juif » en Palestine. Un demi-siècle après le congrès de Bâle, en 1948, elle aboutira à la création de l’État d'Israël.