Écho de presse

« Les foules », symbole de la tyrannie humaine selon Maupassant

le 29/10/2021 par Pierre Ancery
le 20/03/2019 par Pierre Ancery - modifié le 29/10/2021
Foule amassée au départ de la course du Paris-Brest, Agence Rol, 1911 - source : Gallica-BnF
Foule amassée au départ de la course du Paris-Brest, Agence Rol, 1911 - source : Gallica-BnF

Dans un article publié par Le Gaulois en 1882, Guy de Maupassant critique les « foules », qu'il juge menaçantes et irrationnelles. Une analyse qui s'insère dans tout un courant intellectuel de méfiance envers les masses, lequel traverse le XIXe siècle.

Le 23 mars 1882, dans les colonnes du Gaulois, Guy de Maupassant consacre un article à un phénomène qui préoccupe nombre d'intellectuels de son époque : les « foules ». La thèse soutenue par l'auteur de Bel-Ami est la suivante : n'importe quelle personne prise dans une foule perd tout sens critique et subit « la mystérieuse influence du Nombre ».

 

À l'individu conscient et raisonné se substitue donc, selon lui, une « âme collective » qui gomme les différences et se met à agir par elle-même. Soumise aux impulsions les plus irrationnelles, la « foule » abandonne alors le « bon sens » pour n'obéir plus qu'aux émotions.

« Les uns adorent la foule ; d’autres l’exècrent ; mais bien peu d’hommes, à part ces psychologues étranges, à moitié fous, philosophes singulièrement subtils, bien qu’hallucinés, Edgar Poe, Hoffmann et autres esprits du même ordre, ont étudié ou plutôt pressenti ce mystère : une foule.

 

Regardez ces têtes pressées, ce flot d’hommes, ce tas de vivants. N’y voyez-vous rien que des gens réunis ? Oh ! c’est autre chose, car il se produit là un phénomène singulier. Toutes ces personnes côte à côte, distinctes, différentes de corps, d’esprit, d’intelligence, de passions, d’éducation, de croyances, de préjugés, tout à coup, par le seul fait de leur réunion, forment un être spécial, doué d’une âme propre, d’une manière de penser nouvelle, commune, et qui ne semble nullement formée de la moyenne des opinions de tous.

 

C’est une foule, et cette foule est quelqu’un, un vaste individu collectif, aussi distinct d’une autre foule qu’un homme est distinct d’un autre homme. »

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Maupassant explique ainsi à la fois les phénomènes de violence collective, mais aussi les brusques mouvements de ce que l'on appelle pas encore « l'opinion publique » – mouvements qu'en écrivain constamment soumis au flux et au reflux des suffrages du lectorat, Maupassant connaît bien.

 

Son texte est donc marqué par l'aversion pour une forme de « frénésie » grégaire qu'il décrit longuement :

« Dans une foule, un inconnu jette un cri, et voilà qu’une sorte de frénésie s’empare de tous ; et tous, d’un même élan auquel aucun n’essaie de résister, emportés par une même pensée qui instantanément leur devient commune, sans distinction de castes, d’opinions, de croyances et de mœurs, se précipiteront sur un homme et le massacreront sans raison, presque sans prétexte.

 

Et, le soir, chacun, rentré chez soi, se demandera quelle rage, quelle folie l’ont saisi, l’ont jeté brusquement hors de sa nature et de son caractère, comment il a pu céder à cette impulsion stupide, comment il n’a pas raisonné, pas résisté ? C’est qu’il avait cessé d’être un homme pour faire partie d’une foule. Sa volonté individuelle s’était noyée dans la volonté commune comme une goutte d’eau se mêle à un fleuve. Sa personnalité avait disparu, devenant une infime parcelle d’une vaste et étrange personnalité, celle de la foule. Les paniques ne sont-elles pas aussi un autre saisissant exemple de ce phénomène ?

 

En somme, il n’est pas plus étonnant de voir les individus réunis former un tout, que de voir des molécules rapprochées former un corps. »

L'écrivain donne ensuite l'exemple du public d'une pièce de théâtre, favorable un jour, réprobateur le lendemain :

« Quand une personne lit un livre en sa chambre, elle réfléchit sans cesse, s’arrête, reprend un chapitre, se fait une opinion lentement, pose l’ouvrage pour méditer, et souvent dépouille d’anciennes convictions que détruisent des raisonnements, se laisse séduire enfin par les hardiesses des novateurs originaux, ou dompter par la vigueur des écrivains audacieux et justes.

 

C’est au théâtre qu’on peut le mieux étudier les foules. Quiconque fréquente un peu les coulisses a entendu bien souvent les acteurs dire : “La salle est bonne, aujourd’hui”, ou bien : “Aujourd’hui, la salle est détestable.” [...]

 

Alors constatez qu’une sorte d’harmonie s’est établie chaque soir entre votre manière de sentir et celle du public. Essayez d’y résister en raisonnant, vous subirez malgré vous l’entraînement, la mystérieuse influence du Nombre ; vous êtes mêlé à tous, enveloppé par l’Opinion confuse, éparse ; vous entrez dans la combinaison inconnue qui forme “l’Opinion publique”. Vous vous en dégagerez une heure plus tard, c’est vrai, mais, au moment même, le courant établi vous emporte.

 

Et chaque soir le phénomène recommence. Car chaque salle de spectacle forme une foule, et chaque foule se forme une espèce d’âme instinctive différente par ses joies, ses colères, ses indignations et ses attendrissements, de l’âme qu’avait la foule de la veille et de celle qu’aura la foule du lendemain. Et dans la rue, chaque fois que vous vous trouvez mêlé à une émotion publique, vous la partagez un peu malgré vous, quelque intelligent que vous soyez. Car toute molécule d’un corps marche avec ce corps. »

Maupassant conclut :

« De là ces impressions soudaines, les grandes folies et les grands entraînements populaires, ces ouragans d’opinion, ces irrésistibles impulsions des masses, les crimes publics, les massacres inexpliqués, la noyade des deux pauvres diables jetés à la Seine, en 1870, parce qu’un farceur ou un forcené s’était mis à crier “À l’eau !”. »

En 1888, dans un récit de voyage intitulé Sur l'eau, Maupassant écrira encore :

« J’ai, pour une autre raison encore, l’horreur des foules. Je ne puis entrer dans un théâtre ni assister à une fête publique. J’y éprouve aussitôt un malaise bizarre, insoutenable, un énervement affreux comme si je luttais de toute ma force contre une influence irrésistible et mystérieuse. Et je lutte en effet contre l’âme de la foule qui essaie de pénétrer en moi.

 

Que de fois j’ai constaté que l’intelligence s’agrandit et s’élève, dès qu’on vit seul, qu’elle s’amoindrit et s’abaisse dès qu’on se mêle de nouveau aux autres hommes. »

Un point de vue proche de la façon dont nombre de penseurs et d'artistes envisagent alors la question des passions collectives. Le thème de la foule, en cette fin d'un XIXe siècle qui a vu se succéder les révolutions et les brusques changements de régime, est en effet dans l'air du temps.

 

Avant Maupassant, des écrivains comme Balzac, Hugo ou Zola, et surtout des intellectuels comme Hippolyte Taine ont ainsi écrit sur les « foules » – ce dernier sur un mode dépréciateur qui influencera particulièrement Gustave Le Bon. En 1895, dans son célèbre ouvrage Psychologie des foules, ce dernier défendra une thèse assez similaire à celle développée par l'article du Gaulois.

 

Le livre de Le Bon, qui connut un vaste succès, peut d'ailleurs être considéré comme la synthèse de toute une tradition du traitement intellectuel de la foule.

 

 

Pour en savoir plus :

 

Guy de Maupassant, Chroniques, Le Livre de poche, 2008

 

Vincent Rubio, Psychologie des foules, de Gustave Le Bon : un savoir d'arrière-plan, Sociétés, 2008, article consultable sur Cairn.info

 

Vincent Rubio, La foule : un mythe républicain ?, Vuibert, 2008