Écho de presse

La diaspora corse dans la France urbaine au début du XXe siècle

le 23/07/2019 par Pierre Ancery
le 28/06/2019 par Pierre Ancery - modifié le 23/07/2019
La fête des Corses de Paris, agence Mondial, 1932 - source : Gallica BnF
La fête des Corses de Paris, agence Mondial, 1932 - source : Gallica-BnF

Fuyant la pauvreté de l'Île de Beauté, les Corses sont nombreux à s'exiler sur le continent ou dans les colonies françaises au XIXe et au début du XXe siècle. À Paris, Marseille ou encore Alger, d'importants réseaux de solidarité se créent.

Le 13 février 1903, Le Petit Troyen fait le compte-rendu d'une conférence donnée la veille par un certain M. Vanwtberghe sur la Corse et ses habitants. Voici comment le conférencier définit « l'esprit corse » :

« Le fondement de l’esprit corse dans les relations sociales, la politique, la vendetta, est la conception de la famille. C’est toujours le clan comprenant le ban et l’arrière-ban des cousins et arrière-cousins, parfois aussi imaginaires qu’éloignés, tout ce monde marchant en véritable troupeau très uni. C’est là une forme familiale touchante et sympathique, mais correspondant évidemment à un état primitif de la vie [...].

 

La politique ne prend une fermeté qui pourrait faire croire à une lutte d’idées, qu’en cas de lutte de clan (rivalité des familles Bonaparte et Pozzo di Borgo). Même explication pour la vendetta, forme primitive de justice à laquelle les pasteurs corses demeurent attachés. Dans le nord de l'île surtout, les mœurs s’y prêtent ; on sort armé du fusil. »

Dans une page qu'elles consacrent en février 1921 à l'Île de Beauté, Les Annales politiques et littéraires prétendent elles aussi avoir cerné la « nature profonde » des insulaires :

« Les Corses ont leurs défauts, de même que les Provençaux, les Gascons, les Bourguignons ont les leurs. Ils sont vifs, ils ont le sang chaud et la rancune tenace – comme l'amitié ; ils font bon marché de la vie, s'entre-tuant (beaucoup trop), mais toujours par honneur, par passion, jamais pour de l'argent.

 

Les “bandits” corses, dont on parle tant, ne sont jamais des voleurs : on ne peut leur reprocher que des crimes passionnels, des sortes de duels meurtriers, selon leurs mœurs, qui sont le résultat de leur histoire. »

Orgueilleux, ayant le sang chaud, plaçant au-dessus de tout l'esprit de clan : le portrait, pittoresque, est surtout révélateur de la façon dont les « continentaux » perçoivent alors la différence de leurs compatriotes corses.

 

Ces extraits ne rendent pas compte, cependant, d'un phénomène qui parcourt tout le XIXe siècle et s'accentue après la Première Guerre mondiale : l'émigration corse. Nombreux en effet sont les habitants qui, fuyant une région marquée par la pauvreté, vont tenter leur chance ailleurs. Des solidarités importantes vont alors se créer entre Corses exilés.

 

Le 10 août 1912, Le Petit Parisien se penche sur la question, évoquant l'histoire de « l'union des Corses et des amis de la Corse », un réseau de 40 000 adhérents et segmenté en 120 sections en France et aux colonies, « vaste chaîne fraternelle qui possède une puissance et une force indiscutables ». Le journaliste examine à l'aide de truismes les causes de cette diaspora :

« L'émigration corse est encore l'une des plus importantes [...]. Cela tient à diverses raisons. Tout d'abord, dans l'Île de Beauté, la terre ne nourrit pas suffisamment son homme et puis le Corse répugne, dans son pays, du moins, au travail agricole.

 

Ce n'est pas par paresse, certes, comme on le lui a souvent reproché [...]. Mais c'est surtout là le fait d'une fausse interprétation de la dignité humaine et d'un manque d'habitude dont on trouve l'explication dans l'histoire si tourmentée de ce beau pays.

 

Depuis les premiers siècles de l'ère chrétienne, les Corses n'ont, en effet, cessé de lutter pour l'indépendance de leur patrie. Ils négligèrent pour la guerre, les travaux de la terre qu'ils confiaient à des mercenaires venus en troupes de l'étranger, principalement de l'Italie. Ils en arrivèrent à considérer le labeur du sol comme une tache déshonorante et ils préférèrent vivre pauvres dans un farniente orgueilleux. »

À Paris, où les Corses sont nombreux, les occasions de se retrouver entre ex-insulaires abondent. Parmi les manifestations les plus populaires, l'élection annuelle de la « reine des Corses de Paris », dont Paris-Soir rappelle en janvier 1930 la tenue imminente :

« Les Corses de Paris, groupés sous la présidence du duc Pozzo di Borgo et de M. Pierre Moraccini, organisent de grandes fêtes à l'occasion de l'élection de la reine des Corses de Paris et de ses demoiselles d'honneur [...].

 

Les jeunes filles nées en Corse ou de parents corses, âgées de 18 à 22 ans, et désirant concourir pour le titre de reine des Corses de Paris, devront se faire inscrire au cours de cette matinée, par le comité général des fêtes corses de Paris. »

Dans l'entre-deux guerres, la communauté corse de Paris a ses anonymes et ses reines d'un jour. Mais aussi ses « stars » : les années trente voient ainsi le triomphe d'un chanteur né à Ajaccio en 1907, Tino Rossi, dont le timbre charmeur et le physique à la Rudolph Valentino ensorcellent le public de l'époque.

 

Tino Rossi est alors l'ambassadeur par excellence de l'Île de Beauté, les journaux, tel Midinette en 1937, ne manquant pas de rappeler que sa voix est « pleine du soleil de sa Corse natale ».

Lorsque qu'il se rend en 1935 à Alger pour y faire un concert devant les Corses exilés, M. Filippi, président de la « Corse mutuelle », lui tient ces propos :

« – Vous prêtez à la Corse votre voix si séduisante et si cristalline, elle chante par votre bouche non plus les chants farouches de haine et de vendetta, mais les chants joyeux et les mélodies nostalgiques, enveloppantes de notre île.

 

Les Corses d'Alger saluent en vous un grand artiste et l'ambassadeur de la fraternité corse. »

C'est cependant Marseille qui accueille le plus grand nombre d'exilés corses – autour de 60 000 avant-guerre. En 1938, alors que l'Italie de Mussolini prétend vouloir annexer la Corse (mais aussi Nice et la Savoie), ils sont des milliers à manifester dans la capitale phocéenne pour proclamer leur indignation.

Toutefois, les journaux de l'époque insistent souvent aussi sur une facette moins reluisante de la diaspora insulaire : le banditisme. Les grands noms de la pègre corse figurent régulièrement en Une de la presse des années 1930. Ainsi le parrain Paul Bonnaparte Carbone, dit Venture (au centre sur la photo), qui fut l'un des premiers mafieux à importer de l'opium en France pour le transformer en héroïne et l'exporter aux États-Unis – ce qui donnera naissance à la fameuse French Connection.

Les journaux, enfin, mentionnent aussi fréquemment les membres plus anonymes d'une mystérieuse « bande des Corses », violente et aux contours flous, qui opère dans les grandes villes. En novembre 1935, Excelsior relate ainsi les circonstances d'une rixe mortelle à Pigalle entre Corses et Marseillais :

« Le 16 novembre dernier, une bataille rangée mettait aux prises, on s'en souvient, dans un établissement de Montmartre, le “Royal”, 62, rue Pigalle, deux bandes rivales appartenant à la pègre dite “du milieu”.

 

La tenancière du “Royal”, harcelée de demandes d'argent continuelles par la bande Marini, dite “bande des Corses”, avait fait appel, pour se soustraire à ses exigences, à la bande Poli, dite “bande des Marseillais”.

 

Dans la nuit du 15 au 16 novembre, les “Marseillais” se dissimulaient dans l'établissement et au petit jour ouvraient un feu meurtrier sur les Corses attablés dans un coin. Ceux-ci ripostèrent, puis s'enfuirent, abandonnant sur place le cadavre d'un des leurs, Mario Parravicini. »

Plus de 80 ans après la rédaction de ces articles, on estime aujourd'hui à entre 800 000 et 1 million le nombre de personnes issues de la diaspora corse vivant en France continentale, contre 260 000 résidents permanents sur l'île.

 

 

Pour en savoir plus :

 

Jean-Marie Arrighi et Olivier Jehasse, Histoire de la Corse et des Corses, Tempus Perrin, 2013

 

Philippe Franchini, Les Corses, Le Cavalier bleu, 2001

 

Jean-Pierre Castellani, Corses de la diaspora, Scudo, 2008