Écho de presse

Les nombreuses « souffrances de l'émigration bretonne » à Paris

le 09/08/2022 par Marina Bellot
le 07/07/2019 par Marina Bellot - modifié le 09/08/2022
Les Bretons de Paris à l'Étoile, Agence Rol, 1922 - source : Gallica-BnF

Poussés par la misère, des milliers de Bretons viennent chercher du travail à Paris dès la seconde moitié du XIXe siècle. Un exil douloureux pour ces populations souvent rurales qui se heurteront, comme les autres provinciaux de la capitale, au mépris de la bourgeoisie parisienne.

Au XIXe siècle, la Bretagne est en pleine expansion démographique. Dans les campagnes, les exploitations agricoles, de plus en plus exigües, peinent à nourrir toutes les bouches. Quant à l'industrie textile bretonne, qui prospérait sur la fabrication de toiles de lin et de chanvre, elle s’effondre lorsque la marine à voile disparaît et que la concurrence du coton s'affirme.

Avec l’ouverture de la ligne du chemin de fer Paris-Nantes-Quimper inaugurée en 1863, puis l’achèvement de la ligne qui relie Brest à Paris, en 1865, l’émigration bretonne vers la capitale s’intensifie durant toute la seconde moitié du XIXe.

Arrivant par la gare Montparnasse, les nouveaux venus investissent naturellement le 14e arrondissement de Paris, qui devient peu à peu un véritable village breton dans la ville, comme s’en fait l’écho L’Intransigeant en 1896 :

« [Les Bretons] ont pris en amitié la rive gauche de la Seine ; ils s'installent assez généralement dans les quatorzième et quinzième arrondissements.

Il y a à cela une raison : le chemin de fer, fleuve qui charrie des hommes, dépose à son embouchure – je veux dire à son point terminus – une alluvion humaine, laisse autour du débarcadère une sorte de delta constitué par les races qu’il amène à la cité. [...]

Si vous voulez rencontrer des Bretons, ne vous éloignez pas trop de la gare Montparnasse. »

Ces nouveaux arrivants constituent une main d’œuvre idéale pour les travaux les plus pénibles – à partir de 1898, nombreux sont notamment les hommes employés au percement des tunnels du métro parisien, dont le concepteur est lui-même Breton : Fulgence Bienvenüe, qui donnera son nom à la station de métro du quartier de Montparnasse.

Galerie souterraine, construction du métro, Agence Meurisse, 1913 - source : Gallica-BnF
Galerie souterraine, construction du métro, Agence Meurisse, 1913 - source : Gallica-BnF

Les femmes ne sont pas mieux loties : nourrices, concierges, bonnes à tout faire ou petites marchandes de rue, elles pâtissent de conditions de travail difficiles et gagnent souvent des salaires de misère.

Le chroniqueur de L’Intransigeant raconte le quotidien pénible des marchandes ambulantes du quartier de Montparnasse :

« Presque toutes ces petites marchandes ambulantes que vous voyez par les rues, aller de boutique en boutique offrir, avec, des fortunes diverses, de l’ail au charcutier, à l’épicier, à la fruitière [...] sont au service d’entrepreneuses qui leur donnent une vingtaine de francs par mois.

Quand la marchande n’arrive pas dans une journée à faire sa moyenne de vente, tant pis pour elle : il lui faudra employer son dimanche à se débarrasser de l’invendu.

Pour cela, elle ira rôder autour des marchés ; et comme elle n’est pas munie d’une permission de la préfecture, les gardiens de la paix la feront circuler à grand bruit. »

D’autres encore sont contraintes de se vendre sur les trottoirs de la capitale – le phénomène deviendra même tellement important que des comités d’accueil seront créés pour empêcher les souteneurs de recruter dès la descente des trains en gare de Montparnasse.

Rapidement, ces exilés volontaires migrent aussi vers la banlieue de Paris nouvellement industrialisée, notamment à Saint-Denis, comme le note encore le même chroniqueur :

« Nos pauvres Bretons, toujours nostalgiques, on les voit, à Saint-Denis sortir, les bras et la figure bleus, verts, jaunes, rouges, d’une fabrique de couleurs où ils travaillent en très grand nombre.

Ils gagnent, m’a-t-on dit, trois, francs par jour. Ils reçoivent, en outre, deux litres de lait à titre de contre-poison, car travailler dans les couleurs c’est toujours assez malsain. »

L’intégration de ces ruraux, qui parfois ne parlent pas le français (l’usage du français à l’école n’est imposé en Bretagne qu’en 1930), s’avère douloureuse : vivant bien souvent dans des conditions insalubres, ils se heurtent en outre, comme les autres migrants de l’intérieur, au mépris de la bourgeoisie parisienne.

Le journal catholique La Croix s’émeut du sort de ces Bretons, dont la majorité est alors très pratiquante :

« La colonie bretonne à Paris ne compte pas moins de 80 000 personnes, et le mouvement d'émigration, qui attire vers la grande ville nos compatriotes de l'Ouest, ne semble malheureusement pas près de se ralentir.

En disant malheureusement, nous serons compris de tous ceux qui savent quelle situation, souvent très cruelle au point de vue matériel, plus souvent encore, hélas pleine de dangers au point de vue religieux et moral, attend à Paris ces pauvres gens, trompés dans leurs rêves et leurs espérances.

La peinture si éloquente tracée par “Pierre l'Ermite” , dans son beau livre Restez chez vous ! du sort lamentable réservé aux pauvres gens de campagne qui, alléchés par un mirage décevant, viennent trouver à Paris la misère sous toutes ses formes, n'a que le tort d'être trop vraie. »

L'année suivante un autre organe conservateur, Le Gaulois, dépeint les « souffrances de l'émigration bretonne à Paris », pointant l’inaction des pouvoirs publics :

« Les Bretons sont à Paris au nombre de 80 000, dont la moitié, au moins, se trouvent dans l'état le plus fâcheux, et que presque rien n'a été fait pour eux jusqu'ici.

Ce sont presque tous des ouvriers des champs, ou de petits fermiers, contraints d'émigrer par suite de la crise agricole, et trop souvent victimes des agents d'émigration qui profitent de leur misère et d'une certaine timidité particulière au caractère breton, pour les reléguer dans des usines insalubres, avec des salaires insuffisants.

Un comité, composé d'hommes du monde, de prêtres et d'hommes de lettres, a été formé pour essayer de soulager ces misères. Un premier bureau de renseignements a été établi dans le quartier de Vaugirard. »

En 1900, alors que Paris compte alors 100 000 Bretons, le journal rennais L’Ouest-Eclair déplore le triste sort réservé à ces « compatriotes » exilés :

« Les Bretons ne s'expatrient pas, ils émigrent à l'intérieur de la France continentale, et la plupart s'acheminent vers Paris, les femmes pour être domestiques, les hommes pour devenir ce qu'ils pourront, puisqu'ils n'ont fait, en général, l'apprentissage d'aucun métier industriel ou commercial.

L'émigration bretonne qui, en 1891, comprenait 88 100 personnes à Paris et dans le département de la Seine, s'élève aujourd'hui au chiffre minimum de 100 000.

Fidèle aux habitudes de clan, qu'elle apporte du pays natal, cette armée se répartit par groupes, j'allais dire par escouades, par compagnies et par régiments, suivant les affinités d'origine et de famille. [...]

Tous ces pauvres gens se sentent comme perdus dans la ville immense et se serrent les uns contre les autres à la façon des brebis effrayées par l'orage. Ils sont timides, déconcertés par des mœurs et des idées qui ne leur sont pas familières et ils cherchent des guides, des protecteurs et des patrons pour suppléer à leur inexpérience. »

Douze ans plus tard, Le Petit Parisien titre sur les « 300 000 Bretons » de la capitale, en profitant pour en dresser un portrait à gros traits :

« Le Breton a de rares qualités morales et physiques. Très probe et très vigoureux, il est très dur à la tâche.

Cependant, il est un défaut des plus graves pour un déraciné : il est des plus enclins au découragement et à la neurasthénie, comme tous les peuples mystiques et rêveurs. Il lui faut, pour retrouver ses qualités et sa force natives, se retremper dans l'atmosphère natale, se retrouver dans le milieu breton.

Pour lui, plus que pour tout autre, la nécessité d'un groupement de compatriotes est indispensable.

Et cependant le Breton de Paris se montre plus indifférent que d'autres originaires de provinces au mouvement mutualiste. Cela tient il ce qu'il a une tendance innée à l'individualisme. »

La récession mondiale d'après-guerre fait sentir ses effets en Bretagne, qui se retrouve confrontée à un effondrement du cours des terrains agricoles.

Face aux difficultés des paysans bretons, les syndicats agricoles du Finistère lanceront dans les années 1920 un appel à leurs homologues pour recenser les territoires où des terres sont disponibles.

La Dordogne répondra à cette demande, devenant une nouvelle terre d'élection pour de nombreux paysans bretons, comme s'en fait l'écho L'Ouest-Éclair en 1929 :

« La Dordogne, pays de cocagne où il faisait si bon vivre jadis et qui se meurt faute d'habitants pour cultiver son sol.

De nos provinces peuplées de l'Ouest, de tous les pays du monde d'ailleurs, afflue vers elle une main-d'œuvre impatiente qu'attirent la richesse de la terre et la douceur du climat. »

Pour en savoir plus :

Marc Tardieu, Les Bretons à Paris de 1900 à nos jours, éditions du Rocher, 2003

Sylvain Le Bail, Cœurs de Breizh, éditions Les Oiseaux de passage, 2009