Écho de presse

La Fronde pour l'égalité salariale hommes-femmes, dès 1897

le 19/01/2022 par Marina Bellot
le 14/10/2019 par Marina Bellot - modifié le 19/01/2022
Femmes préparant des sardines pour les conserveries de Penmarch, Finistère, circa 1920 - source : WikiCommons
Femmes préparant des sardines pour les conserveries de Penmarch, Finistère, circa 1920 - source : WikiCommons

« À travail égal, salaire égal » : dès sa création, le quotidien exclusivement féminin La Fronde exige l’égalité salariale, se faisant l’écho des injustices en la matière, à un moment où la notion de « féminisme » reste encore balbutiante.

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C’est un frémissement. À la fin du XIXe siècle la notion de féminisme reste encore floue. Le mouvement manque d’un texte fondateur dont il pourrait se réclamer et ne possède pas de structure fédératrice : il se traduit en associations éparses, sans liens entre elles, parfois concurrentes.

En décembre 1897, dans un pays encore peu acquis à la cause des femmes, Marguerite Durand lance La Fronde, quotidien féminin et féministe. Celle qu'on surnomme « la Frondeuse » veut ainsi fédérer en un titre les idées, les luttes et les figures du féminisme hexagonal.

L’originalité de La Fronde : ne pas être seulement un journal destiné aux femmes, mais un quotidien conçu, rédigé, administré, fabriqué et distribué exclusivement par des femmes. Journalistes, rédactrices, collaboratrices, typographes, imprimeurs, colporteurs, l'équipe est entièrement féminine. Marguerite Durand entend ainsi prouver que des femmes peuvent réussir dans le monde du journalisme, fortement dominé par les hommes, et qu'une entreprise de presse peut fonctionner sans recourir à leur assistance.

Parmi leurs combats les plus acharnés, celui pour l’égalité salariale, résumé en une formule : à travail égal, salaire égal. Dès les premiers mois d’existence de La Fronde, Marguerite Durand prend la plume pour défendre ce principe d’équité, bien loin de faire l’unanimité : 

« Dans les métiers exercés par des hommes et par des femmes, pourquoi les femmes travaillent-elles à plus bas prix ? Pourquoi cette maxime : “À travail égal, salaire égal”, a-t-elle besoin d'être discutée ?

Ce n'est pas à nous de le dire, c'est aux hommes qui, eux, font les lois, à répondre. Ils nous expliqueront peut-être alors pourquoi l'État paye ses institutrices, ses employées moins cher que ses instituteurs, ses employés.

Ils nous diront aussi pourquoi les travailleurs ont, à la majorité, exclu la femme de leurs syndicats au lieu de les y attirer, les forçant ainsi à maintenir leurs tarifs de main-d'œuvre. »

Si les revendications s’inscrivent dans un contexte politique précis, celui de la France de la IIIe République, La Fronde dépasse les frontières de l’Hexagone : le journal participe à des congrès, s’inspire des expériences étrangères, prend place dans le jeune mouvement féministe européen. Car tout reste à inventer : pour quels droits se battre en priorité ? 

Le journal regarde notamment de l’autre côté de la Manche, souhaitant tirer des enseignements de la lutte pour les droits des femmes en Angleterre, comme dans son édition du 17 décembre 1897 :

« En Angleterre, comme en France, les hommes cherchent à leur barrer le chemin de l'indépendance pécuniaire, à les enfermer dans le cercle étroit des occupations domestiques non rétribuées ou des métiers les plus mal payés.

Mais les femmes anglaises ont jugé que la conquête des droits politiques était le plus sûr moyen d’obtenir l'égalité économique, la mise en pratique du principe “À travail égal, salaire égal”. Dans leur pays, où les droits du citoyen ont été gagnés peu à peu par fractions d'habitants, elles ont vu chaque classe s'élever et se développer en acquérant les droits politiques, elles ont pensé que ce qui était si utile aux hommes servirait aussi bien à l'émancipation des femmes.

En France également, nous commençons à comprendre que les droits politiques sont la base et la garantie des droits économiques. »

Dès 1899, les féministes françaises s’impliquent dans la préparation du Congrès international de la condition et des Droits des Femmes, qui se réunit à Paris en 1900. L’organisation de ce congrès permet de dresser une série de constats et de formuler des revendications, qui s’articulent autour de trois piliers, civil, politique et économique. Ce dernier, avec la formule « à travail égal, salaire égal », continue de représenter le socle des revendications féministes.

« Soumise à des lois à l'élaboration desquelles elle n'a aucune part, la femme, quelles que soient son intelligence et ses capacités, est traitée en mineure et souffre de la condition misérable qui lui est faite dans la société.

Partout : à l'usine, à l'atelier, même dans les administrations de l'État, elle a une situation inférieure.

Célibataire, la femme peut difficilement gagner sa vie ; le salaire accordé à son travail étant le plus souvent dérisoire et considéré comme un salaire d'appoint.

Mariée, sa fortune et son gain sont à la merci de son mari. [...]

C'est pourquoi nous réclamons :

Au point de vue économique, l'égalité des salaires.

Au point de vue civil, les mêmes prérogatives pour les deux sexes.

Au point de vue politique, des droits égaux pour l'homme et pour la femme.

Nous estimons que le principe : à Travail égal, Salaire égal est un principe de simple équité, et nous trouvons juste que les femmes responsables devant la loi et contribuables devant le fisc aient la possibilité de prendre part à la discussion des lois qui doivent les régir. »

Un an plus tard, en 1900, la priorité de l’égalité salariale apparaît clairement dans les vœux du congrès, relayés dans l’édition du 5 septembre 1900 : le principe «à travail égal, salaire égal», est élevé au premier rang des revendications.

Trois ans plus tard, ce courrier d'une lectrice publié le 1er décembre 1903 montre à la fois l’éveil des consciences et le chemin qui reste à parcourir. Surtout, la réponse du quotidien à sa lectrice articule clairement la revendication salariale à la possibilité de l'exercice politique : sans droit de vote, la parité salariale est condamnée à rester une chimère.

« “Le principe de l’égalité des salaires peut-il être établi, par suite de quelles réformes, par suite de l’obtention de quels droits, les femmes toucheront-elles un même salaire pour un même travail ?”

Et pourquoi le principe de l'égalité des salaires ne serait-il pas établi ? Pourquoi une paire de bottines faite par une femme ne serait-elle pas payée autant que si elle était fabriquée par un homme, à condition qu'elle soit aussi bien faite ? Les femmes sont exclues de la plupart des syndicats masculins simplement par le mauvais vouloir des hommes ; ceux-ci ne veulent pas que celles-là viennent travailler à un prix égal, non par crainte de la concurrence mais par égoïsme, pour prouver leur supériorité.

Le travail de la femme ne sera rémunéré au même prix que celui de l'homme que le jour où la femme aura le droit de vote. »

La revendication salariale n’a rien d’abstrait : La Fronde relaie notamment en mars 1903 le cas patent de l'administration publique française, où le salaire des hommes dépasse de quelque 40% celui des femmes. Le sous-texte est clair : l’État doit donner l’exemple.

« Combien de fois n'a-t-on pas invoqué ce principe, d'une inattaquable équité, en réclamant pour les femmes le même salaire que l'on donne aux hommes lorsqu'elles accomplissent le même travail ? Mais que penser d'une administration publique qui, en France, en l'an 1903, donne impudemment l'exemple du mépris de ce principe en osant effectuer une économie par le remplacement d'hommes, payés 1 400 francs par an, par des femmes auxquelles on ne donne que 1 000 francs pour une besogne identique ?

C'est pourtant l'Administration de l'Enseignement primaire de la Seine qui donne, en ce moment même, ce scandaleux exemple.

En effet, on sait qu'en dehors du directeur chargé de classes et des instituteurs qui enseignent et qu'un sobriquet traite d'adjoints, il y a, dans les écoles de la capitale, un personnel de service, chargé d'entretenir la propreté sous l’œil vigilant de M. le Directeur. [...]

De deux choses l'une : ou le coup de balai des femmes vaut le coup de balai des hommes, et alors il faut le payer le même prix ;  ou bien leur coup de balai sera mal donné, et alors il ne faut pas mettre en leurs inhabiles mains le manche de cet instrument nécessaire de propreté !

Mais, pour parler sérieusement, n'est-ce pas à la fois cocasse et révoltant que de pareils agissements, de si stupides raisonnements réussissent à aboutir à une si abominable exploitation ? »

Les prémices de cette lutte livrent également quelques victoires, commes celle de la pause déjeuner accordée aux salariées de la Société Générale, obtenue grâce à une large mobilisation syndicale, comme s'en fait l'écho La Fronde en janvier 1905.

« Le personnel féminin employé à la Société Générale est considérable. Quatre cents femmes sont titulaires et deux cents auxiliaires, ce qui porte le nombre des femmes employées à six cents. [...]

Il [le directeur] a bien voulu reconnaître que les exigences des estomacs féminins sont aussi légitimes que celles des estomacs masculins. Il a accordé aux femmes une heure un quart au lieu de trois quarts d'heure pour déjeuner et la faculté de prendre ce repas au dehors, à l'égal de leurs collègues du sexe qui fume et use de l'apéritif.

C’est très bien et nous devons féliciter le directeur d'avoir reconnu et réparé une des nombreuses injustices commises envers le personnel féminin. Mais il en reste encore beaucoup d'autres. Dans certains services, par exemple dans celui du portefeuille, les femmes sont retenues chaque soir plus d'une demi-heure après le départ du personnel masculin, sans qu'il soit possible d'alléguer une seule bonne raison pour justifier cette exigence.

Nous ne cesserons jamais de réclamer l’égalité de la durée de travail comme l'égalité du salaire à travail égal. Que dire alors lorsqu'à salaire moindre, la durée du travail est plus longue ? »

En 1905, La Fronde cesse de paraître mais a semé les graines de la revendication des droits des femmes dans la presse française. Le combat est long. Moins de dix ans plus tard, éclate la Grande Guerre, plaçant les femmes au centre de la vie civile et productive, aux champs et à l’usine, en l’absence des hommes mobilisés au front.

Mais il faudra attendre 1944 pour l’acquisition du droit de vote et, dans son sillage, les grandes étapes d’accès à l’égalité : l’autorisation de la contraception en 1971, le divorce par consentement mutuel en 1975, l’autorisation de l’interruption volontaire de grossesse en 1975.

Plus d’un siècle après le lancement de La Fronde, quel regard porteraient ses journalistes sur la France actuelle ? « À travail égal, salaire égal », pourraient-elles continuer d’exiger. Actuellement, à travail équivalent, l’écart de salaire entre hommes et femmes s’élève à environ 10% selon le ministère du Travail.

Pour en savoir plus :

Élisabeth Coquart, La Frondeuse : Marguerite Durand, patronne de presse et féministe, Payot, 2010

Sabine Bosio-Valici, Michelle Zancarini-Fournel, « Marguerite Durand, la Fronde », in: Femmes et fières de l'être : un siècle d'émancipation féminin, 20/21, Larousse, 2001

Simone Blanc, « La bibliothèque Marguerite Durand », in: Matériaux pour l'histoire de notre temps, 1985

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