Écho de presse

Les « Noëls des pauvres » dans le magazine communiste Regards

le 16/12/2022 par Pierre Ancery
le 23/12/2019 par Pierre Ancery - modifié le 16/12/2022
Couverture du magazine Regards, 20 décembre 1946 - source : RetroNews-BnF
Couverture du magazine Regards, 20 décembre 1946 - source : RetroNews-BnF

S'inscrivant dans une tradition de Noël « social » à la Dickens, la revue de gauche Regards profita régulièrement de la période de fin d'année pour publier contes, récits et articles dénonçant l'injustice et la pauvreté.

Dans l'entre-deux guerres et juste après la Seconde Guerre mondiale, la revue d'inspiration communiste Regards profite à plusieurs reprises des fêtes de fin d'années pour célèbrer « l'esprit de Noël » à sa façon.

Un peu à la façon de Charles Dickens au siècle précédent avec son conte à succès A Christmas Carol, le 25 décembre est en effet pour les rédacteurs du magazine l'occasion de dénoncer les injustices sociales.

Le 23 décembre 1937, par exemple, Regards publie un conte de Noël grinçant signé Edith Thomas, mettant en scène un Père Noël parcourant les quartiers opulents de Paris, alors que de l'autre côté des Pyrénées, la guerre d'Espagne fait rage.

« Des femmes et des enfants étaient écrabouillés sous les bombes, réduits en chair, en sang, en bouillie d'os. Des femmes et des enfants allaient par files lamentables, quêtant un peu de lait, un peu de pain. Il ne s'agissait plus de pleurer sur les petits-enfants-qui-n'ont-pas-de-jouets : ceux-ci manquaient de bien autre chose et ce n'est pas la charité qui le leur apportait.

– Ce n'est pas la charité, se dit le Père Noël, mais il ne faudra pas que je le lui dise.

C'était son dada, au bon Dieu, la charité. Il avait cru, autrefois, que le monde s'en sortirait par la charité, parce que c'était un brave homme de bon Dieu. Mais elle s'était montrée étrangement insuffisante et elle se refusait maintenant de s'occuper de ces enfants-là.

– Pourquoi donc? demanda le Père Noël à une grosse dame qui dormait dans un bel appartement de Neuilly.

Mais la grosse dame gémit en rêve :

– Des petits marxistes, des enfants rouges.

Et le Père Noël, qui avait bien entendu parler de Marx, de Spinoza ou de Kant (le reste de l'année, quand il n'avait rien à faire, il lisait les philosophes) se demanda par la grâce de quel baptême les enfants devenaient spinozistes, marxistes ou kantiens. Mais la grosse dame ne sut que lui répondre, même en rêve. »

L'année suivante, dans son numéro de Noël, Regards publie un article dénonçant (déjà !) la récupération mercantile d'une fête à l'origine censée célèbrer les valeurs chrétiennes de générosité. « Blanche-Neige, le canard Donald et les trains aérodynamiques ont chassé les jouets d'antan », écrit le magazine, non sans nostalgie et avec une pointe d'anti-américanisme.

« L'enfant règne en cette époque de l'année avec son irrésistible despotisme et ses inconscientes exigences. Les parents font, pour ne décevoir des désirs longuement et lentement exprimés, des prodiges d'imagination. Combien de tirelires cassées, de livrets de caisse d'épargne sacrifiés ! […]

De cette joie enfantine l'adulte tire la sienne propre, trouve son bonheur dans celui qu'il veut créer. Et, se prenant à son propre jeu, se laisse séduire par tout ce monde artificiel, copie-miniature de celui dans lequel il évolue chaque jour, ce monde créé par des esprits ingénieux et parfois artistes pour que soient perpétués dans la jeunesse les bienfaits des candides illusions.

Ainsi les jouets peuplent-ils actuellement les rêves enfantins, en même temps qu'ils libèrent le monde pour un instant de ses arides préoccupations. Opportunistes, les créateurs de jouets nouveaux démarquent l'actualité quotidienne. Les enfants, pensent-ils, sont les reflets de la vie des hommes qu'ils admirent et s'efforcent d'imiter. Donnons-leur des jouets de leur temps.

La petite fille veut une poupée. Or les poupées naissant aujourd'hui sont le signe du du cinéma, cette merveille du siècle. La veut-elle souriante et bouclée ? Voici Shirley Temple, articulée, yeux dormeurs à cils, chapeau assorti, hauteur 0 m. 45. La veut-elle princière et un peu fée ? Voici Blanche-Neige accompagnée de ses sept nains, en tissu lavable. Si elle a le goût des personnalités comiques, on lui offrira sortant en relief des films de Walt Disney : Mickey ou le Canard Donald. »

La guerre d'Espagne, alors au cœur des préoccupations – en particulier dans la presse communiste qui soutient les opposants à Franco –, s'invite encore, dans le même numéro, au détour de cet appel aux dons :

« Chers Lecteurs, avez-vous pensé au Noël des petits Espagnols ?

NOËL, la douce et traditionnelle fête de l'hiver va de nouveau vous réunir. Au moment où vous goûterez tous ensemble à la joie de ces heures de loisirs, lorsque, détendu, vous entendrez le rire joyeux de vos enfants, pensez aussi aux petits Espagnols, à leur Noël sans jouets et sans pain.

Reportez sur eux un peu de votre sollicitude, de votre tendresse de père et de mère. Chers lecteurs, aidez ceux qui se sont donnés comme tâche de les sauver de la maladie et de la mort. Donnez autant que vous pourrez pour le Noël de santé et de vie des petits Espagnols !

Il n'est pas de plus beau cadeau de Noël à faire à une mère espagnole, que d'assurer la santé de son enfant ! [...] Le Jour de Noël, devant la joie de vos enfants, vous ne serez pas heureux si vous savez que des femmes souffrent, que des enfants pleurent, parce que la solidarité n'a pu leur apporter ce qui sera pour eux LE PLUS BEAU CADEAU : DES VACCINS, DES VITAMINES, DES MEDICAMENTS, apportés par le dispensaire mobile. »

Pionnière dans le reportage photographique, la revue livre aussi, dans son numéro du 29 décembre 1938, des images féériques de Paris entièrement recouvert de neige.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Regards cesse de paraître. Avant de revenir dès 1945 : dans le numéro spécial Noël du 15 décembre, on trouve ainsi un conte russe ou un reportage sur le travail du cinéaste de dessin animé Paul Grimaud, auteur du Roi et l'oiseau. Mais aussi cette question : « Le Père Noël est-il trop vieux ? ».

Orphelins, sinistrés, travailleurs usés : au lendemain de la guerre, le magazine rappelle qu'en France, l'injustice et le malheur sont présents plus que jamais.

« Bonhomme Noël oublie les enfants qui collent leur nez froid contre la glace des vitrines bondées de jouets, les enfants dont les yeux immenses logent désormais l'effroi d'avoir vu arrêter le père, un matin de violence à la maison.

Bonhomme Noël oublie ceux qui ont dû fouiller dans les décombres des maisons pulvérisées et qui n'ont plus que la hantise des oiseaux de mort, ceux qui n'ont plus de logis, plus de toit, plus de cheminée. Les sinistrés, comme on les nomme.

Bonhomme Noël oublie aussi les vieux travailleurs qui, toute leur vie durant connurent le labeur. L'hiver est là, rude et féroce, tandis qu'eux sont désormais démunis. Ils n'ont ni argent, ni nourriture, ni charbon. La cheminée béante les nargue. Ils se savent trop vieux pour espérer en le père Noël, aussi, une fois de plus, soupirent-ils, résignés. »

En 1946, Regards livrera à nouveau un numéro spécial Noël. On y retrouve entre autres une interview d'Édith Piaf et une autre de Bourvil. « Que ferez-vous à Noël ? », leur demande le magazine.

« Une fois de plus, Bourvil enfile un pantalon – qui n'est plus celui de son père, mais qui est toujours aussi étroit et aussi court – et va chanter ses chansons.

– Et à Noël, que ferez-vous, sans indiscrétion ?

– Je ne ferai sûrement pas comme l'année dernière !

Je retiens Bourvil, qui va disparaître, et il précise, cependant que sa bouche s'élargit en un grand sourire :

– J'avais accepté de participer à tant de galas pour la nuit du réveillon, qu'à 8 heures du matin, crevé, l'estomac dans les talons, je chantais toujours, devant des salles à peu près vides !

“Cette année, je mangerai, je soufflerai, et je ne jouerai qu'une fois, à l'Alhambra !

– Au revoir, Bourvil !” »

Regards continuera d'être publié jusqu'en 1960, avant d'être relancé en 1995 sous l'impulsion du Parti communiste français. La revue existe toujours aujourd'hui.

– 

Jean-Pierre Arthur Bernard, Paris rouge: 1944-1964 : les communistes français dans la capitale, coll. Époque, Champ Vallon, 1991