Écho de presse

La Foire du Trône, une fête populaire à l’épreuve du temps

le 01/02/2023 par Pierre Ancery
le 30/01/2023 par Pierre Ancery - modifié le 01/02/2023

Longtemps installée place de la Nation, à Paris, la plus célèbre fête foraine de la capitale a attiré l’attention des chroniqueurs dès le XIXe siècle. Au fil des décennies, les journaux l’ont scrutée tantôt avec curiosité, tantôt avec nostalgie.

Véritable institution parisienne, la Foire du Trône prend place chaque année en bordure du bois de Vincennes, à l’est de la capitale. Mais cette célèbre fête foraine s’est longtemps tenue place de la Nation, dans le 12e arrondissement, où elle rencontra un gigantesque succès à partir du XIXe siècle. 

L’origine de la Foire du Trône (jadis appelée Foire au pain d’épice) est pourtant beaucoup plus ancienne. Elle remonte au Xe siècle : alors que la famine avait frappé les habitants du village de Piquepuce, à l’emplacement approximatif de l’actuelle place de la Nation, des moines antonins fabriquèrent des pains à base de seigle, de miel et d’épices qu’ils distribuèrent aux indigents.

En 957, le roi Lothaire leur accorda de faire commerce de leurs pains. D’où l’origine du mets qui fut longtemps l’emblème de la foire : le cochon en pain d’épice - Saint Antoine était souvent représenté en compagnie d’un cochon.

La « Foire Saint-Antoine », sorte de marché découvert, perdura à travers les siècles, attirant marchands et commerçants, mais aussi saltimbanques et teneurs de jeux. En 1660, la place sur laquelle elle se tenait prit le nom de place du Trône (elle ne deviendra place de la Nation qu’en 1880). Disparue pendant la Révolution, la foire réapparut en 1805, sous la forme d’une petite fête foraine.

Lorsque la presse bourgeoise prend son essor, au début du XIXe siècle, la Foire au pain d’épices est encore associée aux quartiers populaires de l’est parisien, lesquels suscitent la méfiance des chroniqueurs. Et c’est surtout dans la rubrique judiciaire qu’on l’évoque, comme en avril 1839 dans le journal Le Droit :

« La foire de pains d’épices qui de temps immémorial se tient chaque année, pendant les fêtes de Pâques, à l’extrémité du faubourg Saint-Antoine et plus loin que l’Abbaye, qui lui a donné naissance, attire dans ce quartier populeux un grand nombre de promeneurs, de marchands étalagistes et de saltimbanques, et, partant, des filous qui viennent y chercher l’occasion d’exercer leur coupable industrie.

Hier, sur la place du Trône, couverte depuis quelques jours de théâtres en plein vent, de boutiques et de jeux de bagues, etc., deux agents de police, placés dans la foule, ont arrêté un individu qui fouillait dans les poches des curieux en contemplation devant des marionnettes. »

Le succès considérable de la foire, au milieu du XIXe siècle, va pourtant permettre à son image d’évoluer. Signe de reconnaissance, en 1866, l’empereur Napoléon III vient y faire une visite. Un événement relaté dans Le Monde illustré du 14 avril (on reconnaît sur l’illustration les deux colonnes de Ledoux, surmontées depuis 1845 des statues de Philippe Auguste et de Saint Louis, qui marquent l’entrée du cours de Vincennes) :

De plus en plus importante, la foire s’étend désormais sur les avenues environnantes. Elle réunit alors de nombreuses attractions : manèges, théâtres, stands de tirs, loteries, parades, orchestres, mais aussi spectacles de saltimbanques, de lutteurs, d’acrobates, de clowns, d’équilibristes, d’animaux dressés...

C’est vers cette époque que la Foire du Trône, fête purement populaire, commence à être identifiée dans la presse comme une zone de plaisirs « authentiques », épargnée par les laideurs de la modernité, où l’honnête bourgeois peut aller se régénérer le temps d’une brève incursion. Ainsi lit-on dans La Chronique illustrée, en avril 1869 :

« La foire au pain d’épice est une des dernières choses qui donnent l’idée des fêtes populaires d’autrefois. En ce temps de plaisirs à l’anglaise, froids, guindés, sans entrain, on ne trouve guère plus que là l’animation, la gaieté franche, la bonne humeur qu’on rencontrait partout jadis [...].

Les travailleurs attachés toute la semaine à la glèbe de l’âpre travail ont comme compensation, les rares jours où ils soient libres de s’amuser, une intensité et une spontanéité de plaisir que les désœuvrés ne connaissent pas. »

En mai 1883, les déambulations du journal La Femme parmi la foule de la Foire du Trône ont carrément des airs de safari social. La classe ouvrière qui se presse aux manèges y est à la fois exaltée et infantilisée par l’auteur (autrice ?) de l’article :

« Dans cette foule "qui roule et s'écoule" le long des échoppes et des spectacles improvisés, que de figures intelligentes, que de regards observateurs, et quelle vaillance sur ces fronts sillonnés par le travail et le souci ! Un délassement supplémentaire fait tant de bien quand il est acheté par un labeur incessant !

Nul doute qu'à ses heures l'ouvrier parisien ne soit excitable et passionné, mais livré à lui-même il est gai, sociable, un peu railleur, mais point tracassier. »

En cette fin de XIXe siècle, la Foire connaît des sommets de popularité. En 1880, elle compte plus de 2 400 forains. Parmi eux se distinguent de véritables stars, comme Baptiste Pezon (1827-1897), paysan lozérien devenu un célèbre dompteur de fauves, ou François Bidel (1839-1909), son grand rival, qui fit venir lions, ours polaires et chameaux à la Foire du Trône.

Vecteur d’exotisme social pour les chroniqueurs, la foire est vue aussi comme une machine à remonter le temps. La presse ne manque jamais de rappeler les origines « immémoriales » de l’événement, qu’elle évoque presque systématiquement sur le mode nostalgique : les époques changent, mais la Foire du Trône, qui revient cycliquement avec le printemps, reste la même, comme l’écrit Le Petit quotidien en 1886.

« Tout passe, tout casse, tout lasse, seule la foire au pain d’épice ne vieillit pas ; son succès, loin de décroître, augmente d’année en année. »

Dans la presse, il s’agit désormais, à chaque nouvelle saison, d’évaluer dans quelle mesure la Foire est restée fidèle à elle-même, ou au contraire s’est fait contaminer par le Progrès. En 1904, les prestigieuses Annales politiques et littéraires déplorent les changements apportés aux installations foraines qui, suprême offense à la Tradition, sont désormais équipées... de l’électricité.

« Quant à la Foire du Trône,— qui, à l'heure actuelle, bat son plein, — il faut bien avouer qu'elle ne ressemble, en aucune façon, à l'antique Foire aux pains d'épices, tant goûtée de nos pères. Le progrès, l'infâme progrès, a tout gâté !

Les baraques y sont devenues luxueuses, les chevaux de bois y sont représentés par des animaux divers, soigneusement sculptés, et qui ne sont même plus des chevaux ! [...] Et la plupart de ces établissements sont éclairés au gaz et à l'électricité. A l'électricité ! Qui nous aurait dit cela, il y a un demi-siècle ? »

C’est aussi sous cet angle que le métier de forain se voit régulièrement scruté par les journaux : porteur de la mémoire des siècles, le travailleur des fêtes foraines a su demeurer semblable à lui-même malgré la modernité, comme pense le savoir La Revue française en avril 1908.  

« Ni le temps, qui use pourtant tant de choses, ni les révolutions politiques, ni les changements de mœurs et de coutumes, n'ont eu raison de cette race étrange de bateleurs et de forains promenant, depuis des siècles, presque les mêmes spectacles à travers les peuples civilisés.

L’attrait qu’ils exercent est toujours aussi vif que le plaisir qu'ils prennent à leur vie de nomades, en ayant, pour tout domicile, que l’antique roulotte, pour tout revenu que les gains incertains que procure leur industrie. »

Après la pause de la Première Guerre mondiale et avec la généralisation de la photographie dans la presse, la Foire du Trône devient dans l’entre-deux guerres un sujet visuel de prédilection pour les journaux.

Traumatisée par les horreurs du conflits, la population ressent le besoin de s’amuser. Chaque année, les illustrés s’en font l’écho et publient de nombreuses photos de la fête la plus importante de l’Est parisien : dès le mois d’avril, montagnes russes et forains s’affichent à la Une.

Dans l’entre-deux guerres, la Foire du Trône devient un espace rituel, un point de repère qui, en cette époque d’incertitudes, rassure par son immuabilité : passages obligés et scènes typiques de la Foire se voient ainsi dûment recensés par L'Œuvre en 1932.

« Beaucoup d'innovations ? Pourquoi faire ? Les ménageries d'hier, avec leurs fauves de toujours, leurs pétards, leurs cow-boys et leurs dompteuses en corsages rouges attirent les amateurs, tout comme autrefois.

Toujours, dans l'honorable assistance, il se trouve des militaires pour attraper au vol le gant de la lutteuse, et des collégiens pour aller s'instruire en regardant à la jumelle des déshabillés de 1900. On casse des pipes avec des carabines, on gagne du sucre, à la grande roue de la loterie [...].

Le joyeux tumulte empoussiéré de la joie populaire. »

Après la Seconde Guerre mondiale, la Foire, qui fêta son millénaire en 1957, vit pourtant son destin bouleversé.

Les riverains se plaignaient des nuisances sonores et des dégâts occasionnés par le public, à quoi s’ajoutaient des problèmes d’hygiène dus à l’absence d’équipement sanitaire. Aussi la ville de Paris déménagea-t-elle la Foire sur un terrain en bordure du bois de Vincennes, la « pelouse de Reuilly ».

Elle y fut inaugurée en 1964. Six décennies plus tard, elle s’y tient toujours chaque année, entre avril et mai, attirant des milliers de visiteurs qui, consciemment ou non, perpétuent l'une des plus anciennes traditions de la capitale.

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Pour en savoir plus :

Agnès Rosolen et Lionel Mouraux, De la Foire au pain d’épice à la Foire du Trône, éditions L.M., 1985