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Un réveillon de colère : « Noël, voici le Rédempteur ! » dans Le Libertaire

le 24/10/2023 par Silve
le 22/12/2022 par Silve - modifié le 24/10/2023
« Le général Hiver », dessin paru dans Le Petit Journal supplément illustré, 1916 – source : RetroNews-BnF
« Le général Hiver », dessin paru dans Le Petit Journal supplément illustré, 1916 – source : RetroNews-BnF

Joyeux Noël 1903 ! Dans son édition du 26 décembre, le célèbre organe anarchiste s’en prend non sans véhémence aux conventions de la France petite-bourgeoise de la Belle Époque, et aux valeurs marchandes et sécuritaires qu’elle défend.

Ho, ho, ho. En ce Noël de début de siècle, c’est un bien tempétueux Santa Claus qui vient rendre visite aux enfants de France. Le dénommé Silve s’affiche en deux colonnes à la Une pour rajouter une bonne lampée de poivre sur un foie gras ma foi bien fade.

Tandis que le mouvement anarchiste français accuse encore le coup des diverses condamnations pour terrorisme des années précédentes et que de nombreux militants sont emprisonnés en métropole, dans le camp de Biribi ou au bagne, l’heure est certes au dépit. Mais cette colère rentrée se transforme en explosion de joie mauvaise à l’encontre du cocorico franco-français, de son père Noël commerçant et, comme il se doit, de son interprétation convenue et petite-bourgeoise du dogme chrétien.

Noël ! Noël ! Noël ! Noël ! voici le Rédempteur !... Si mes souvenirs de mysticité sont exacts c’est à peu près ce qu'on chante dans un de ces vieux cantiques, acharnés à vivre quand même, comme les mousses sur les dentelles fendues et décrépites des édifices en ruine.

Voici le Rédempteur ! Je ne me savais pas racheté que cela ! Et je crois bien que l’Éternel et son digne Fils se paient notre tête dans les grands prix, de nous seriner, aux accords des orgues complices, que, depuis plus de dix-neuf siècles, c'est l'âge d’or qui fleurit sur la terre. Plus d'esclaves, le divin Enfant, et les bœufs qui servaient de moins à sa naissance, ont, de leur chaude haleine, fait fondre comme par enchantement les fers du peuple, cet antique forçat.

Et le peuple – voyez la merveille ! – ne s’en pas aperçu. Fi donc ! l’ignorant et ingrat !

Il a le front d'observer qu'il crève à la tâche, comme les Agar et les Spartacus des époques maudites ; qu’il est, autant que jadis, chassé par ses maîtres, – ses entretenus pourtant – dans le morne désert de la faim, ou jeté en pâture à toutes les murènes, de petite ou de grosse taille, sergots assommeurs, geôliers, gardes-chiourmes, porte-épée, porte-crosse, porte-écharpe.

Le malheur, c'est que nous n’avons pas la foi : et c'est pour cela que nous n’avons pas compris. Le petit bon Dieu s'étant donné la peine de naître, geignant et transi de froid, sur une mauvaise botte de paille, dans un taudis ouvert aux vents ; aussitôt, comme par un tour de passe-passe, les larmes, le froid, la paille, les masures et jusqu'à l'aigre brise, tout cela montait en grain et devenait plus doux que des confitures, plus suaves que des oranges fleuries, plus délicieux que d’édéniques voluptés.

Cette renversante transformation a du vous laisser froids : c’est le cas de le dire. Vous n'y entendez rien, mes amis.

Prenez patience. C'est l’enveloppe épineuse du marron que vous tenez, maintenant, qui vous écorche jusqu'au sang les doigts et les lèvres. Plus tard, vous aurez le fruit, plus tard quand vous serez morts, et vous aurez le temps de le savourer tout à votre aise : car lorsqu’on est mort, c'est pour longtemps. Le marron que vous promet ce maître prestidigitateur, qu’était le Nazaréen, point, s’arrondit, et se dore par là-haut derrière les lambris des nuages, et la lune gouailleuse. Vous l’avez deviné, ce dessert posthume qu’il vous apprête, comme compensation à vos longs jeûnes, c’est le ciel.

Pour l'instant, en fait de marrons, contentez-vous de ceux que [le préfet de police de la Seine, NDLR] Lépine, occasionnellement, vous sert avec profusion par les poings bien stylés de ses mercenaires. Ils ne sont pas glacés, ceux-là, comme ceux qui figureront sur les tables fortunées, ces jours de fête ; et s’ils ne calment pas votre faim, du moins ils vous la renfoncent dans le ventre et l’empêchent de crier trop fort.

Bons électeurs, électeurs pouilleux et guenilleux qui, par les nuits glacées, claquez des dents et battez la semelle, par bandes frileuses, à l’entour des Halles, mendiant au passant attardé quelques sous pour ne pas obliger l'hospitalière République à vous héberger dans ses prisons, Noël, Noël, Noël ! Eh quoi ! vous ne chantez pas. Vous persistez à trembler ! Quelle aberration est la vôtre ! Noël ! vous dis-je ; Noël ! Regardez donc entre les fentes, ces Halles, contre lesquelles s’appuient vos silhouettes débiles et lamentables. C'est un grenier d’abondance, bondé de pantagruéliques victuailles. Des chœurs éperdus de dindes truffées y donnent la réplique à des groupes béats de dindes tendant leurs ventres aux marrons très chrétiens qui vont bientôt les farcir et les rebondir. Et tout cela clame, et tout cela dindonne : « Noël ! Noël ! Noël ! »

« Mais, à quoi songes-tu ? Noël. Mon pauvre vieux, tu radotes, avec tes visions de Paradis. »

Et pour peu que vous ayez l’oreille fine, vous entendrez, de mille baraques et confiseries rutilantes de lumières, de glaces et de dorures, les nougats émus, roses, verts et blancs, habillés de leurs robes-hosties, qui crient, de leurs voix fondantes et mielleuses, autant que le nougat peut crier : Noël ! Noël ! Et l’innombrable légion des sucreries crève le papier gaufré, peinturluré, festonné, satiné, plissé, glacé des jolis sachets avec le mystique et joyeux refrain : Noël ! Noël ! Puis les oranges et le mandarines couleur d'aurore se mettent de la partie, si bien qu’on croirait enfin réalisé ce paradisiaque et lointain verger, dont l’Évangile montrait le mirage à nos yeux émerveillés.

Et ce Noël étant désiré, tant sollicité, ne peut faire moins que d’apparaître en personne. Et le voici, derrière les vitrines, ce vénérable vieillard, à barbe blanche, le même qui, par les cheminées, se coulera discrètement, la nuit du vingt-quatre au vingt-cinq décembre, malgré les agents qui arpentent le pavé et laissera, au fond des traditionnels sabots, tant de bonnes choses pour l’essaim riant et joufflu des mioches.

Mais où étiez-vous donc, pauvres bébés, oubliés dans la distribution féerique, et qu’aviez-vous fait au bonhomme Noël, vous que, par une amère dérision, il a dotés d'horribles et sinistres cadeaux : nouveau-nés chétifs de mères épuisées par le travail et les privations, et dont la bouche n’a trouvé qu'un sein tari ; et vous, tristes fleurs de misère poussées entre toutes les fanges et toutes les ordures, que notre maternelle République cultivera dans ses maisons de correction pour vous transplanter plus tard dans ses cachots et ses bagnes, et cueillir enfin vos rouges corolles sur l'échafaud ?

Noël ! Ah ! bon Noël ! Il y a toujours des casernes, des conseils de guerre, des Biribis, des pelotons d’exécution, des petits soldats qui tirent sur leurs frères affamés, ou qui s'improvisent ouvriers pour faire avorter leurs justes grèves et leurs superbes révoltes.

Mais, à quoi songes-tu ? Noël. Mon pauvre vieux, tu radotes, avec tes visions de Paradis. Pendant que tu te promènes dans la suie des cheminées, tu n’as donc pas jeté un coup d'œil sur l’asphalte des rues et des boulevards ? Tu y aurais sûrement découvert des troupeaux de malheureuses, qui vendent leur chair au premier venu, un syphilitique peut-être, un octogénaire puant et roupieux – qu’importe – pour un morceau de pain.

Et tu n'aurais pas pu t’empêcher d'apercevoir derrière elles, les louches mouchards, qui les filent, prêts à les empoigner, pour protéger la morale et la santé publiques.

Oh ! Noël, que ne les as-tu fait naître plutôt, ces pâles Phrynés de bas étage, dans un berceau ouaté et fanfreluché, filles d’un Rothschild, d'un Motte, ou même d'un simple président de République, ou d'un tout petit sénateur ou député, ou d'un modeste juge d’instruction ?

Ou bien, Noël secourable, que ne leur indiquais-tu quelque patron désespéré, mettant la clef sous la porte et réduit à s’aller pendre, pour avoir en vain réclamé à tous les échos des ouvrières ? Et alors, les pauvres vendeuses d’amour auraient été d’honnêtes ouvrières ; ou peut-être, après avoir vendu leurs bras tout le jour durant, il leur aurait fallu vendre quand même leur sexe la nuit.

Décidément, Noël, je n’y comprends plus rien ; et je le crains fort, ton mystère de la Trinité pourrait être à peu près aussi impénétrable que cet autre mystère de Trinité laïque qui s’étale sur tous nos édifices :

Liberté, Egalité, Fraternité.