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Walter Benjamin « grisé » par le haschich à Marseille

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Carte de lecteur à la BnF de Walter Benjamin, 1940 - source : WikiCommons

En 1935, le grand théoricien allemand Walter Benjamin revient pour Les Cahiers du Sud sur son expérience récente avec le « hachich ». Anonyme dans la ville, il profite de son invisibilité pour faire le récit de ses déambulations introspectives rythmées par les effets de la drogue.

Historien de l’art, traducteur de Proust, docteur en philosophie contraint à l’exil par le régime nazi, Walter Benjamin quitte définitivement l’Allemagne en septembre 1933, à la suite de son éviction de l’université de Francfort. Vivant entre New York et Paris, écrivant dans diverses revues, il consigne en 1935 ses impressions sur les effets du haschich pour les très estimés Cahiers du Sud de Jean Ballard.

Dans une ville qu’il ne connaît pas, Marseille, et alors que le soir tombe sur le Vieux Port, l’intellectuel avale – tel qu’on le fait alors – un morceau de résine de cannabis et quitte son hôtel. Le jour suivant il rédige les souvenirs de cette soirée, s’attachant comme dans le reste de son œuvre aux détails de la ville la nuit, à la foule, aux sons, au décor urbain.

Cinq ans plus tard, à nouveau contraint de s’exiler, cette fois de France à la suite de « l’étrange défaite » face à l’armée allemande, il met fin à ses jours à Portbou, de l’autre côté de la frontière espagnole. Il est aujourd’hui reconnu comme l’un des penseurs les plus importants du XXe siècle.

NOTE : « Une des premières manifestations du hachich réside dans le pressentiment sourd et oppressant que quelque chose d'étrange, d'inévitable, approche. Des images et des suites d'images, des souvenirs depuis longtemps ensevelis apparaissent ; des scènes et des situations entières deviennent présentes à l'esprit. Elles suscitent d'abord de l'intérêt, quelques fois de la joie ; finalement, si l'on ne peut plus s'en débarrasser, elles amènent de la fatigue et de la souffrance.

Le sujet est surpris et comme subjugué par tout ce qui se passe, par ce qu'il dit et ce qu'il fait. Son rire, ses paroles le frappent comme des événements venus de l'extérieur. Il peut aussi arriver à un état voisin de la divination ou de l’illumination. L'espace peut lui sembler agrandi, le sol incliné, l'air peut lui sembler brumeux, opaque ou lourd ; les couleurs deviennent plus intenses, plus lumineuses ; les objets plus beaux ou bien plus grossiers et menaçants.

Tout ceci ne se succède pas en une évolution continue ; ce qui est plutôt caractéristique, c'est le passage incessant d'un état de rêve à un état d'éveil, entièrement différents. Ces revirements peuvent s'effectuer au milieu d'une phrase. La drogue nous fait part de toutes ces impressions sous une forme qui la plupart du temps s'éloigne beaucoup de la normale. Les rapports deviennent difficiles à cause de ces brusques ruptures qui souvent effacent le souvenir du précédent. La pensée ne s'agence pas en paroles, la situation peut devenir d'une gaieté si incoercible que le mangeur de hachich n'est plus capable que de rire pendant plusieurs minutes. Il se souvient plus tard avec une extrême précision des effets de l'intoxication. Il est curieux que les effets dus au hachich n'aient pas encore, jusqu'ici, été étudiés expérimentalement. La meilleure description de ces effets est de Baudelaire (Les Paradis artificiels) ».

Joël et Frankel, « Les effets du hachich »

Marseille le 29 juillet. – A 7 heures du soir, après avoir hésité longuement, [j’ai] pris du hachich. J’étais allé à Aix le jour même. Je suis couché sur mon lit avec l’absolue certitude que je ne serai dérangé par personne dans cette ville qui compte des centaines de milliers d’habitants où nul ne me connaît. Voici qu’un petit enfant pleure et précisément me dérange par ses cris. Je pense que trois quarts d’heure sont déjà écoulés mais il n’y a cependant que vingt minutes. Ainsi je suis allongé ; je lis et je fume. En face de moi toujours cette vue dans le ventre de Marseille. La rue que j’avais contemplée si souvent est comme une section faite au couteau.

A la fin je quittai l’hôtel, l’effet ne semblait pas se produire ou semblait devoir être si faible que la prudence de rester chez soi pouvait être négligée. – Première station, le café coin Canebière et cours Belsunce. Vue du port, le café de droite, donc pas mon habituel. Alors seulement se fait sentir une certaine bienveillance, l’attente de voir des gens s’avancer vers soi avec af...

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