Grands articles

1846 : Théophile Gautier parcourt le nord de l'Europe en train

le par

Arrivée d'un train en gare, photo d'Eugène Trutat, circa 1880 - source : Gallica-BnF

Pour La Presse, l’écrivain revient sur son voyage ferroviaire depuis la France jusqu’aux Pays-Bas, en passant par la Belgique et l’ouest de l’Allemagne. Ce faisant, il saisit les enjeux matériels et culturels à l’œuvre pendant la Révolution industrielle.

Dix ans après son premier passage à pied de l’autre côté de la frontière belge, l’écrivain Théophile Gautier revient en 1846, en train, dans le nord de l’Europe. Une décennie a suffi à engendrer des changements architecturaux et culturels drastiques dans cette zone plurifrontalière marquée par la Révolution industrielle en cours ; le « progrès » tend déjà à niveler les différences entre les pays qu’il s’apprête à visiter : Belgique, Allemagne, Pays-Bas.

Gautier appelle « Fritz » Gérard de Nerval, l’ami avec lequel il a parcouru le plat pays dix années plus tôt. Il lui consigne ses impressions et lui fait part des diverses mutations des usages : ainsi, on ne sert plus de faro ni de « bierre » blanche typiquement belges dans les hôtels, où l’on préfère désormais le vin étranger, un « affreux vinaigre soufré » selon Gautier. Et surtout, les 80 km d’Anvers à Liège ne constituent plus qu’« un pas » en locomotive. Puis l’écrivain traversera Aix-la-Chapelle, la Hollande intérieure, pour finir à Amsterdam et ses canaux.

Ce « Tour en Belgique » sera plus tard légèrement remanié et compilé dans le recueil Caprices et zigzags.

ESQUISSES DE VOYAGE

Tu te souviens sans doute que nous avons visité Anvers ensemble il y a quelque dix ans, ô mon cher Fritz, alors que le chemin de fer venait d'être établi et qu'il n'existait encore sur le continent d'autre railway que ce tronçon, d'une dizaine de lieues. – Assurément tu te rappelles ces jolies maisons semblables à des jouets d'Allemagne que nous aurions voulu emporter dans des boîtes de sapin pour les donner en étrennes aux enfants de notre connaissance ; ces façades vert-pomme, rose, bleu de ciel, citron, ventre de biche, lilas, rehaussées de petites raies blanches qui avaient un aspect si gai, si propre, si coquet ; eh bien ! tout cela est changé. Ces maisons à toits en escaliers qui faisaient notre admiration sont uniformément engluées et poissées de cet horrible badigeon jaune dont au moyen-âge on barbouillait le logis des traîtres.

C'était le plus affreux supplice que ces siècles coloristes eussent pu rêver.

Il est probable que pour les trahisons particulièrement scélérates on ajoutait aux murailles ainsi déshonorées une plinthe chocolat. N'accuse pas, mon cher Fritz, le mauvais goût des Anversois ou des Antwerpiens (nous ne savons quel est le mot régulier) ; ils ne demanderaient pas mieux que d'égayer les murs de leurs habitations de teintes charmantes ; – c'est par autorité supérieure qu’ils sont forcés à ce crime anti-pittoresque : un arrêt municipal condamne une ville innocente à s'affubler d'une robe potiron, à revêtir la livrée de l'infamie. – Il est bon de dénoncer à la haine des peintres et aux malédictions des poètes le nom du principal promoteur de cette mesure ridicule : il s'appelle, Gérard Legrelle.

– A la maison de ville est déposé un échantillon des nuances que les badigeonneurs peuvent employer. – C'est une gamme de tons faux à faire sauter Rubens dans sa tombe. – II faudrait avoir la liberté de termes du temps de la Régente pour qualifier certaines de ces teintes : cela varie du blanc plombé au jaune putride.

Le Dauphin et l'oie ont baptisé jadis deux de ces couleurs, que nous ne caractériserons pas davantage ; on ne saurait rien imaginer de plus purulent et de plus malsain à l'œil. Voilà en quel état est Anvers. Je te dirai aussi que la faille, ce souvenir de la mantille espagnole, a presque entièrement disparu.

Les christs porte-fallots et les madones illuminées au coin des carrefours m'ont semblé beaucoup moins nombreux qu'autrefois. – Les trois Rubens de la cathédrale n'ont pas flamboyé si vivement à mes yeux qu'à mon premier voyage ; cela vient-il du voile jeté sur ma vue par dix années, ou réellement ces nobles toiles ont-elles subi, elles aussi, l'altération du temps ? – Je me félicite d'être venu au monde à une époque où les chefs-d'œuvre de Rubens, de Raphaël, du Titien étaient encore visibles, et ne puis m'empêcher de plaindre la postérité qui ne les connaîtra que par les gravures. – Cette sereine jouissance d'admirer une pensée sublime sous une forme divine, nos descendants en seront privés.

D'Anvers à Liège, il y a quatre-vingts kilomètres : – un pas, aujourd'hui. Aussi, mon camarade et moi, nous n'avons pas su résister au désir d'aller voir les préparatifs du grand jubilé qui devait bientôt avoir lieu.

Nous voilà donc partis tous deux pour Liège, qui se nomme en flamand Lüttich. Au débarcadère du chemin de fer où nous déjeunâmes, une fort jolie fille qui nous servait consentit à nous donner de la bierre. – Nous marquons cette circonstance, car c'est la seule fois que nous pûmes en obtenir dans tout notre voyage.

– Tu te rappelles sans doute, Fritz, « mon vieil ami, mon vieux complice, » les abondantes et nombreuses l...

Cet article est réservé aux abonnés.
Accédez à l'intégralité de l'offre éditoriale et aux outils de recherche avancée.