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En 1899 Marguerite Durand clame : « A travail égal, salaire égal »

le 24/10/2023 par Marguerite Durand
le 10/08/2023 par Marguerite Durand - modifié le 24/10/2023

Profitant d’une saillie de L’Écho de Paris à l’encontre des féministes françaises, la fondatrice de La Fronde discute avec humour, élégance et colère d’un sujet alors à peine débattu : les revenus des femmes dans une société entièrement patriarcale.

Marguerite Durand est une grande figure du féminisme français et la fondatrice de l’illustre quotidien 100 % féminin La Fronde. En 1899, deux ans à la suite du lancement du titre, elle répond à un commentateur du journal conservateur L’Écho de Paris ; ce dernier a en effet rédigé un article outragé raillant le « dîner des Frondeuses », réunion mensuelle des contributrices du journal, et ne lésinant pas sur les clichés. Ainsi les féministes voudraient faire « sécession » vis-à-vis des hommes en général, leur désir d’émancipation serait un nouvel exemple de la « faillite de l’amour », etc.

Démontant avec agilité cette longue succession d’avanies (toujours d’actualité quelque 120 ans plus tard), Durand en profite pour revenir sur une question largement plus pertinente, celle du salaire des femmes, et de leur place dans le monde du travail de la Belle Époque.

REPAS SUBVERSIF

La rédaction de la Fronde est très nombreuse ; elle a eu l'idée d'organiser chaque mois un dîner, le « Dîner des Frondeuses », dans le but de resserrer les liens de bonne camaraderie qui unissent les rédactrices et de leur permettre, le cas échéant, de recevoir à une table commune, les correspondantes de province et de l'étranger.

Dans notre simplicité, nous pensions qu'il n'y avait rien là que de très naturel, et que des femmes appartenant à la presse pouvaient, sans révolutionner le monde, se réunir entre elles, comme se réunissent entre eux, en des banquets périodiques, les hommes des diverses professions.

Un article publié dans l’Écho de Paris, sous la signature E. Lepelletier, nous apprend à quel point nous nous sommes trompées, et que le fait de « festoyer seules », est pour la société « un symptôme alarmant ».

M. Lepelletier qui blague les « bas d'azur » (bas d'azur au lieu de bas bleu, il y a progrès) laisse vraiment trop percer son dépit, que tant de femmes puissent se mettre à table sans témoigner leurs regrets « des mâles absents ».

Cette constatation n'est pas pour nous déplaire, mais nous ne pouvions nous attendre à pareille susceptibilité chez des hommes qui, eux, banquettent tant de fois sans avoir la pensée de lever, au dessert, leur verre à la santé de leurs femmes absentes.

Nous nous piquons de plus de courtoisie ; au premier dîner des Frondeuses, c'est moi, qui comme présidente, ai porté un toast aux maris, aux fils des rédactrices, aux amis masculins du journal.

Ce faisant, j'ai bien mérité, paraît-il, de M. Lepelletier, dont sans m'en douter, je suis devenue « tout l'espoir ».

Se peut-il que des gens sérieux ou ayant la prétention de l'être écrivaillent sur de tels enfantillages, et clament que la société est perdue, parce que des idées qui ne leur sont ni sympathiques ni familières mais qui n'en existent pas moins, ont créé un incontestable courant ! M. Lepelletier me paraît être de ces sourds qui ne veulent pas entendre ce qui peut gêner la conviction qu'à tort ou à raison, ils se sont faite sur une chose.

J'ai entendu encore des « attardés » de 1848, désigner ainsi les républicains : des gens qui portent des chapeaux mous, des barbes longues, des foulards blancs, des ongles noirs.

M. Lepelletier croit sans doute, lui, que les femmes assez peu intelligentes pour s'occuper du sort de leurs semblables et de leur émancipation, au lieu de potiner et de courir les couturières, sont forcément des êtres hybrides, portant des lunettes, des cheveux coupés, des accoutrements ridicules.

Tout le monde n'est pas de son temps. Ils ne sont plus nombreux, heureusement, ceux qui raisonnent de la sorte et ne veulent voir dans le féminisme actuel, partie si intéressante de la question sociale, que les élucubrations de viragos en délire ayant surtout la haine de l'homme.

Où M. Lepelletier a-t-il pu rencontrer un féminisme semblable ? A coup sûr, ce n'est pas à la Fronde, où nous n’avons cessé de dire, de répéter aux hommes :

« Nous ne cherchons pas à prendre votre place, nous voulons notre place à côté de vous. »

Mais où M. Lepelletier se montre vraiment bien de son temps, c'est quand il juge et tranche, avec une assurance surprenante chez un homme qui n'est ni imbécile, ni de mauvaise foi, une question dont il semble ignorer les points les plus élémentaires.

Après s'être dans son article livré à des considérations plus ou moins spéciales sur la faillite de l'amour, la dégénérescence, la plus grande folie du siècle « qui est la révolte de la femme favorisée par des lois et secondée par des complicités d'hommes inconscients », toutes choses néfastes, dont notre malencontreux banquet a été, paraît-il, l'« acte d'accusation », M. Lepellelier s'en prend à une loi que j'entends traiter d'injuste pour la première fois, la loi Goirand, qui doit laisser à la femme mariée la disposition de son salaire.

« Tout concourt à cette funeste séparation des sexes, dit-il ; on veut voter une loi qui, en laissant au mari toutes les charges du ménage, permettra à la femme de dépenser son salaire en godailles, en futilités. »

Où M. Lepelletier prend-il que la femme maîtresse de son gain, le gaspillera, fatalement, en futilités ?

N'a-t-il jamais rencontré des ménagères économes, des femmes, filles ou veuves, parfaites administratrices de leur bien ?

N'a-t-il jamais, par contre, entendu parler de ces ménages d'ouvriers où l'homme dépense au cabaret la paye qui devrait faire vivre la famille ?

Je connais des femmes sottes et désœuvrées qui ruinent leur mari en toilettes et en bijoux, c'est certain.

M. Lepelletier ignore-t-il les beaux Messieurs, piliers de cercles, qui payent leurs dettes de jeu, ou, ce qui est plus délicat encore, le luxe de leurs maîtresses, avec la dot de leur femme, ou l'argent de leurs enfants, qu'ils ont tôt fait de mettre sur la paille ?

En peut-on conclure que dans cette association de l'homme et de la femme qui est le mariage, un des associés doit être forcément malhonnête ? Pourquoi voir toujours et par système, le mal dans tout ce qui est nouveau ?

Et puis les hommes ont un moyen si simple d'empêcher leur femme d'user de la loi Goirand ; qu'ils leur donnent chez eux le nécessaire sans les obliger à travailler dehors ; ils n’auront plus alors à veiller si jalousement sur leur gain.

M. Lepelletier envisageant une autre partie de la question écrit : « Le nombre des femmes employées dans les ateliers, dans les administrations est chaque année plus considérable. Les chômages pour l'homme, son éloignement de l'union légale ou libre, et l'abaissement des salaires, grâce à la concurrence féminine, voilà la plus grande victoire que les émancipatrices ont pu célébrer dans leur banquet. »

Prétendre que le chômage pour l'homme et l'abaissement des salaires est l'œuvre féminine, est matériellement faux, ou plutôt, le problème ainsi posé l'est mal.

La femme qui de tout temps a travaillé, n'a commencé à vouloir gagner hors du ménage que le jour où l'homme a prétendu ne plus gagner assez pour la nourrir.

Les Orientaux ont une conception du mariage que M. Lepelletier doit approuver. Ils font de leurs femmes des servantes ; mais il y a une petite nuance ; ils achètent ces servantes et les entretiennent ; tandis que chez nous, l'homme qui veut aussi être le maître commence par exiger que sa future servante ait une dot.

Dans les métiers exercés par des hommes et par des femmes, pourquoi les femmes travaillent-elles à plus bas prix ? Pourquoi cette maxime : « A travail égal, salaire égal », a-t-elle besoin d'être discutée ?

Ce n'est pas à nous de le dire, c'est aux hommes qui, eux, font les lois, à répondre. Ils nous expliqueront peut-être alors pourquoi l’État paye ses institutrices, ses employées moins cher que ses instituteurs, ses employés. Ils nous liront aussi pourquoi les travailleurs ont, à la majorité, exclu la femme de leurs syndicats au lieu de les y attirer, les formant ainsi à maintenir leurs tarifs de main-d'œuvre.

On a dès le principe posé la femme qui travaille en adversaire contre laquelle il faut se défendre par tous les moyens ; le meilleur qu'on ait trouvé, car il cache sous des dehors philanthropiques la plus tyrannique des oppressions, c'est la loi dite de protection du travail des femmes, dont l'esprit a été tellement dénaturé qu'au lieu de défendre la femme contre un travail excessif, elle lui a simplement interdit l'accès des emplois bien rétribués.

Ce qu'on reproche aujourd'hui à la femme, elle le reproche, elle, aux petites mains, à l'enfant cause de l'abaissement de son salaire à elle. Dans les ouvroirs, les orphelinats, les maisons religieuses, l'enfant produit dès l'âge de quatre ans, ne coûtant presque rien à la communauté payée presque toujours par quelque « généreux bienfaiteur ». Puis, ce sont les couvents de femmes, les prisons où se confectionnent lingerie, vêtements de toutes sortes. Comment l'ouvrière qui doit se nourrir, se loger, se vêtir, peut-elle lutter comme prix de main d'œuvre dans ces conditions ?

Où M. Lepelletier a raison, c'est quand il dit que la femme à l'atelier, c'est le foyer désert, la maison abandonnée, l'enfant sacrifié.

Je suis de son avis, me séparant sur ce point de beaucoup de féministes. Je prétends que la femme mariée et mère de famille ne doit pas travailler, et que dans n'importe quelle situation elle gagne davantage en gardant le logis : nourrice, éducatrice et femme de ménage, qu'en allant à l'usine ou au magasin.

La cuisine faite chez soi, les vêtements confectionnés à la maison, les enfants nourris au sein, le home bien tenu et agréable au travailleur quand il rentre, coûtent moins, tout compte fait, que l'arlequin du traiteur, « les occasions » des meilleurs magasins, les mois de nourrice et les séjours chez les marchands de vins du chef de famille dégoûté de la mauvaise tenue de son intérieur ; cela, quel que soit ce que peut gagner l'épouse. Même chose pour mesdames les employées d'administration à 150 fr. par mois. Qu'elles ne craignent pas, chez elles, de mettre la main à la pâte, qu'elles sachent reconnaître un poulet d'une anguille, faire leurs achats d'intelligente façon, qu'elles nourrissent leurs enfants, leur donnent la première instruction ; sachant faire lingerie, toilettes et chapeaux, elles auront à la fin du mois rapporté au ménage le double des 150 francs qu'elles sont si fières de gagner.

Seulement... – il y a un seulement – quand la femme aura ainsi fait son devoir, économisant et servante et nourrice et ouvrière, grâce à un travail continuel, il lui arrivera – l'homme ne se rendant presque jamais compte de l'importance du labeur de la ménagère – d'être traitée par lui en inutile, en femme qui ne fait rien, qui ne rapporte pas, qui est trop heureuse d'être nourrie par le maître, et qui doit s'humilier pour obtenir l'argent nécessaire à satisfaire une nécessité ou un caprice, qu'elle a, en somme, le droit d'avoir tout comme son seigneur.

C'est pour parer à cette situation, dont l'effet a été de dégoûter de leur ménage un grand nombre de femmes, que les Allemandes ne cessent de demander l'évaluation du travail domestique de la femme dans son ménage et souhaitent qu’elle ait droit à une part de x, sur le gain du mari.

Cette revendication me semble juste et je ne crois pas que personne puisse penser différemment.

En terminant son article, M. Lepelletier touche à la question la plus grave de toutes, celle de l'enfant.

Il pense que la femme, habituée à se passer de l'homme pour vivre, en arrivera vite à se passer de lui pour le reste « et nous n'aurons plus besoin » dit-il, « nous autres philosophes, criminalistes, romanciers, dramaturges, philanthropes, législateurs, de tant nous occuper du sort de l'enfant ; cela ne se portera plus, l'enfant... et ainsi sera accomplie la décadence progressive de la race en attendant son anéantissement général. »

Si l'enfant ne se porte plus, à qui la faute ?

En dehors du mariage, n’est-ce pas l'homme qui en a fait l'ennemi de sa mère ? N'est-ce pas elle qui en a tout le poids, et souvent toute la honte ?

Vos philosophes, vos criminalistes, vos romanciers, vos dramaturges, vos philanthropes ont assez ergoté là-dessus ; que vos législateurs commencent donc à s'en mêler un peu, nous verrons alors si les hommes forcés de nourrir les enfants qu'ils ont faits en feront plus ou moins qu'ils n'en font aujourd'hui.

Avoir, comme le rêve l'Henriette de Molière, un mari, des enfants, un ménage, c'est l'ambition ou le secret désir de presque toutes les femmes.

Si vous avez fait ces bonheurs hors de prix à qui la faute ?

Le droit pour la femme de vivre de son travail et de faire vivre ceux dont on lui a laissé la charge, voilà ce que veut le féminisme.

Ce n'est pas la décadence de la race qui en résultera, mais bien son amélioration par des unions basées sur l'amour et non plus sur l'argent.

Que M. Lepelletier se rassure donc ; l'œuvre de la Fronde ne consacre pas « l'isolement » de la femme ; elle signifie, ce qui est différent, « l'union des femmes isolées ». Il n'y a rien là qui met « l'espèce » en péril, et ce n'est pas le banquet de la Fronde qui la précipitera dans le néant divin, le « nirvana » de Çakyamouni dans lequel M. Lepelletier noie la fin de son article et que, par parenthèse, il envisage comme « un rêve lugubre » alors qu'il est donné par ce bouddha lui-même comme la définition de la béatitude suprême.