Interview

La frontière américaine : lieux hantés par les mythes selon Karl Jacoby

le par

The Silenced War Whoop, peinture de Charles Schreyvogel mettant en scène une bataille entre Amérindiens et soldats américains, 1908 - source : WikiCommons

Terre de l’imaginaire du « Far-West », lieu d’immigration contemporain et zone témoin des génocides amérindiens, que signifie historiquement cet espace particulier, la « frontière » des États-Unis ?

Karl Jacoby est historien, professeur d’histoire à l’université de Columbia. Ses travaux portent notamment sur le concept de « frontière » dans l’histoire américaine et sur l’histoire de celle-ci – principalement le quart Sud-Ouest des États-Unis.

Zone singulière de mélanges ethniques, linguistiques et religieux devenu fantasme par le prisme du cinéma, nous nous sommes entretenus en amont de ses interventions au festival L’Histoire à venir au sujet des singularités et des mythologies liés à ce « Grand Ouest » américain.

Propos recueillis par Julien Morel

RetroNews : Tout d’abord, pouvez-vous nous rappeler la signification du concept de « frontière » pour un ou une Américain(e) ?

Karl Jacoby : La culture générale américaine peut apporter une réponse à cette question. Des ethnicités américaines spécifiques pourraient nous en donner une autre. Dans cette culture générale américaine, la frontière est généralement toujours célébrée avec des termes qui auraient été familiers pour Frederick Jackson Turner (l’auteur de la fameuse « Thèse de la frontière » en 1893) : la liberté, l’opportunité, la démocratie, l’individualisme. 

Quand j’étais au lycée – il y a maintenant plus de 30 ans ! –, nous avons lu l’essai de Frederick Jackson Turner à propos de la frontière car il faisait partie de notre programme scolaire ; cela fait un moment, mais je ne me souviens pas d’une approche critique de sa thèse. L’idée de frontière est demeurée dans la psyché américaine, bien sûr, avec la télévision, les films et la littérature américains à travers le genre du « western », qui pendant le siècle de 1850 à 1950, jouissait d'une prééminence incontestée en tant que forme préférée de divertissement populaire dans le pays.

De manière plus diffuse, la frontière sous-tend cette idée très américaine d’une « mission spéciale » des États-Unis dans le monde – cette idée selon laquelle nous serions, en quelque sorte, une société plus libre, égale et démocratique que nulle part ailleurs – mais comme en ce qui concerne le concept de la frontière elle-même, cette conviction est, bien entendu, un mythe. La société états-unienne est en réalité bien plus inégale que beaucoup d’autres sociétés, et notre conviction en une mission spéciale nous a amenés à entreprendre des interventions désastreuses en Irak, en Afghanistan et ailleurs.

Bien entendu, tous les Américains ne participent pas également à cette célébration de la frontière. Les Amérindiens, pour des raisons évidentes, voient la croissance des États-Unis comme destructive pour leur propre souveraineté. De nombreux Mexicano-Américains disent que « nous n'avons pas traversé la frontière, la frontière nous a traversés » pour exprimer leur incorporation réticente aux États-Unis.

Et bien que les États-Unis n’aient jamais reconnu de manière honnête le génocide des peuples autochtones qui a permis sa...

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