Interview

« Un village pour aliénés tranquilles » : récit d'une expérience inédite en France

le 02/10/2019 par Juliette Rigondet
le 27/08/2019 par Juliette Rigondet - modifié le 02/10/2019
"Aliénés", estampe d'Henry Monnier, 1829 - source : Gallica-BnF
"Aliénés", estampe d'Henry Monnier, 1829 - source : Gallica-BnF

Dun-sur-Auron est le premier lieu où l’on a testé, en France, une solution alternative à l'enfermement psychiatrique des malades mentaux. Dans son livre Un village pour aliénés tranquilles, la journaliste Juliette Rigondet fait le récit d'une expérience inédite, qui se poursuit encore aujourd'hui.

Janvier 1892. La petite ville de Dun-sur-Auron, dans le Cher, devient le lieu d'une expérimentation inédite en France : elle accueille, au sein de familles de nourriciers, ceux que l'on considère comme des « aliénés chroniques tranquilles ». Pour le Conseil général de la Seine, l'objectif est de désengorger les asiles psychiatriques parisiens au bord de l'explosion, et de tester une nouvelle approche thérapeutique, fondée sur la liberté de mouvement des patients. 

Dans Un village pour aliénés tranquilles, la journaliste et enfant du pays Juliette Rigondet fait le récit de cette expérience singulière et reconstitue l'existence d'hommes et de femmes tombés dans l'oubli. 

Propos recueillis par Marina Bellot

RetroNews : Comment avez-vous eu l’idée de vous lancer dans ce récit documentaire ? 

Juliette Rigondet : J’ai toujours connu ce lieu car j’ai grandi à 4 km de Dun, j’allais à l’école à Dun, nous faisions nos courses à Dun… J’ai mis un peu de temps à me rendre compte que c’était un lieu singulier, que ça n’allait pas de soi de vivre dans un village où des personnes souffrant de pathologies psychiques lourdes étaient plus ou moins mêlés aux autres habitants.

Le temps passant, et m'intéressant notamment à la psychiatrie, j’ai appris que c’était un lieu qui faisait référence pour les vieux psychiatres, et qu’en dépit de sa bonne marche, ça n’avait pas été développé, excepté à Ainay-le-Château, deuxième colonie pour « aliénés » créée peu après celle de Dun par le département de la Seine, à destination des hommes.

Par ailleurs, j’ai toujours été sensible à la souffrance psychiatrique, sans doute en raison de mon histoire familiale : le frère de ma mère, revenu brisé de la guerre d’Algérie, était schizophrène et a passé 60 ans en hôpital psychiatrique dans l’Allier. La petite sœur de ma mère a basculé dans la maladie psychique à une vingtaine d’années et, après plusieurs séjours en hopitaux psychiatriques, a été soignée à Dun, en famille d’accueil. Elle y vit depuis 40 ans mais séjourne maintenant dans l’EHPAD de ce qui est devenu un centre hospitalier spécialisé.

Évidemment, dans ma famille, nous étions particulièrement sensibles à ces personnes que nous croisions dans la rue : ces gens qui étaient un peu comme des fantômes, puisqu’on ne connaissait ni leur nom ni leur histoire ; on ne savait rien d’eux. Les moqueries dont ils étaient parfois victimes, l’indifférence dont ils étaient souvent l'objet nous choquaient. 

Il y a quelques jours encore, j’ai remarqué, un jour de marché, alors qu’il y avait affluence dans la rue principale de Dun, un patient qui, en croisant d’autres passants, leur adressait un engageant « bonjour ». C’était comme si aucun des autres ne le voyait ni ne l’entendait : ils ont poursuivi leurs conversations et leur déambulation sans le regarder, ni lui répondre. Il était invisible et inaudible.

J’avais donc envie de raconter l’histoire de ce lieu singulier dans l’histoire de la psychiatrie française, depuis sa création, et de faire exister un peu plus ces invisibles.

Pourquoi la ville de Dun a-t-elle été choisie pour cette expérimentation ?

C’est à la fois dû au hasard et à des raisons géographiques et économiques. 

On cherche de préférence une petite ville, parce qu’on va faire venir là des Parisiens, et que l’on veut éviter pour eux un trop grand dépaysement. Un appel est lancé dans les départements peu éloignés de Paris pour tenter l’implantation de cette colonie d’aliénés tranquilles, mais seuls l’Orne, le Cher, l’Allier et la Creuse disent être éventuellement partants.

Un émissaire est ensuite envoyé par le Conseil général de la Seine en 1891 pour commencer à prospecter. Il arrive dans le Cher, dans la région de Dun, qui souffre d’une grave crise économique – toutes les vignes ont été détruites par une épidémie de phylloxera, des mines de fer, qui employaient beaucoup de monde, viennent de fermer…

Ce Parisien, nommé de la Moutte, arrive à Dun un jour de pluie et trouve cette petite ville tellement sinistre qu’il décide de repartir aussitôt. Mais le maire, qui pressent que l’implantation de cette colonie d’aliénés peut-être une aubaine économique pour sa ville, le retient en lui faisant visiter quelques foyers. Il est finalement agréablement surpris par l’attitude des Dunois et l’état de leur maison. Le lendemain, une réunion d’information est organisée à la mairie et une quarantaine de Dunois se disent prêts à tenter l’expérience. 

RetroNews c’est plus de 2000 titres de presse française publiés de 1631 à 1952, des contenus éditoriaux mettant en lumière les archives de presse et des outils de recherche avancés.
Une offre unique pour découvrir l’histoire à travers les archives de presse !


Abonnez-vous à RetroNews et accédez à l’intégralité des contenus et fonctionnalités de recherche.

Newsletter

Y a-t-il alors des oppositions au projet ? 

Il y a eu des résistances, comme l’a montré, entre autres, la sociologue Denise Jodelet dans son étude sur la colonie d’Ainay. De la part, notamment, de l’élite bourgeoise ou aristocratique, qui pensait que ces personnes bizarres allaient nuire à la réputation de la région, ou que ce métier de nourrissier risquait de pousser les hommes à la paresse, puisqu'ils gagneraient de l’argent rien qu’en hébergeant des patients.

Il y a aussi eu des jalousies : ceux qui travaillaient pour la colonie étaient plutôt bien payés (avec des salaires parisiens, puisque la colonie dépendait du département de Paris), avaient des avantages que les autres salariés, ailleurs, n’avaient pas ; ceux qui n’en bénéficiaient pas étaient envieux… Il y a eu, et il y a encore, des lettres de dénonciations déclarant que tel ou tel nourrissier traitait mal ses pensionnaires.

L’expérience semble pourtant vite être jugée concluante… 

Oui : 24 patientes arrivent à Dun en décembre 1892 avec le docteur Auguste Marie, chargé de mettre en œuvre ce projet. À la fin de 1893, elles sont déjà 73 à être logées dans des familles, et en 1900, la colonie en compte plus de 600. 

Très vite, les villageois ont été rassurés. On s’est dit que finalement, ce nouveau métier, cette cohabitation avec des « fous » était plutôt simples et lucratifs.

Car cela a créé de nouveaux métiers : celui de nourriciers, totalement inédit jusque-là dans le monde de la psychiatrie, mais encore, pour des gens qui étaient auparavant artisans, ouvriers, etc. Celui d’infirmiers visiteurs aussi, formés sur le tas ; ces derniers allaient régulièrement (c’est toujours le cas) dans les foyers d’accueil pour vérifier que les patients étaient bien nourris et bien traités, ou s’y rendaient en cas d’urgence médicale ou de conflit, et jouaient le rôle d'intermédiaires entre les patients, les médecins et les nourriciers. 

Qui est le docteur Marie, à qui l’on doit la création de cette colonie ? 

En 1890, le docteur Marie vient de terminer ses études et travaille à Sainte-Anne dans le service du docteur Bouchereau, l’un des premiers promoteurs, en France, de ce qu’on appelle aujourd’hui le placement familial thérapeutique – il connaît les colonies pour aliénés créées en Belgique et en Grande-Bretagne. Bouchereau envoie son élève faire un séjour d’observation en Écosse, et Marie revient avec un rapport qui convainc le Conseil général de la Seine. Il est alors urgent de désengorger les hôpitaux parisiens, qui sont saturés, et où l’on devient souvent plus fou que lorsqu’on y est entré…

Pourquoi la colonie accueillait-elle en majorité des femmes ? 

C’est la toute première colonie pour aliénés en France, fondée à la suite de débats longs et passionnés. On pense alors que les femmes sont moins à même d'inquiéter la population. Assez rapidement néanmoins, il y aura aussi des hommes – on a besoin d’eux pour des travaux qui nécessitent davantage de force : au jardin, dans les champs…

Tous les patients travaillaient-ils ? 

Dès le début, il est spécifié qu’aucun patient n’est obligé de travailler, mais il est encouragé à le faire, contre salaire. Il peut bien sûr être employé par ses nourriciers, même si les psychiatres craignent dans ce cas un mélange des genres et un « oubli » de salaire. 

La plupart du temps, les hommes travaillent pour des Dunois ou des agriculteurs – ils nourrissent par exemple les animaux ou travaillent aux champs –, tandis que les femmes s’occupent du ménage ou du repassage chez des habitants de Dun ou gardent des enfants. 

La colonie employait aussi des malades qu’elle salariait. Tout cela permettait aux pensionnaires de la colonie d’être moins à l’écart de la société, d’avoir des collègues autres que d’autres malades et de se faire reconnaître, grâce à leur savoir-faire, pour autre chose que « fou » ou « folle »…

Depuis les années 1990, une nouvelle réglementation, à Dun et à Ainay, interdit d’employer des patients. Elle a été mise en place pour faire cesser de nombreux abus.

Plaque commémorative en souvenir du docteur Marie, fondateur de la colonie - photo publiée avec l'aimable autorisation des éditions Fayard
Plaque commémorative en souvenir du docteur Marie, fondateur de la colonie - photo publiée avec l'aimable autorisation des éditions Fayard

En 1892, un journaliste fait part de la crainte «​ que le paysan, rapace de nature, soigne mal les aliénés qui lui seront confiés »... Comment était contrôlé le bon fonctionnement de la colonie ?

Ce souci est celui des médecins dès le début, d’où l’importance d’une surveillance soigneuse. De nombreuses visites surprises avaient ainsi lieu dans tous les foyers d’accueil, en général au moment des repas, pour voir ce que l’on sert aux patients. On contrôlait aussi l’état des chambres, du linge, et les soignants s’entretenaient séparément avec nourriciers et patients.

Les premières années, on avait les moyens de bien surveiller. Ensuite, il y a sans doute eu parfois du relâchement, faute de personnel ; le nombre de pensionnaires, entre les années 1940 et 1990, étaient en moyenne de 1 000...

Comment avez-vous travaillé pour reconstituer et faire le récit de la vie à la colonie ? 

J’ai eu accès aux archives de la colonie. Les dossiers médicaux anciens tout d’abord : les dossiers personnels des patients. C’était très émouvant : ouvrir ces chemises cartonnées jamais consultées depuis la mort de la personne, faire connaissance avec elle à travers son écriture, ses notes sur ce village qu’elle découvrait, sur sa vie sur place et celle d’avant, voir, sur des photos de famille, les visages de ceux qu’elle a aimés et dû quitter… C’étaient des rencontres fortes et bouleversantes.

J’ai eu aussi accès aux archives administratives, qui contiennent tout ce qui concerne la naissance de la colonie, son évolution, son organisation, la surveillance des foyers, les agrandissements du centre de soins – qui a poussé comme un champignon : il occupe aujourd'hui 7 hectares, soit l’équivalent du centre-ville.

J’ai consulté également les registres annuels tenus par les médecins qui dirigeaient l’établissement, de la naissance de la colonie en 1892, jusqu'à 1960 environ. Ils évoquent à la fois le nombre des patients pris en charge, leurs pathologies, des informations au sujet du personnel, et aussi ce que l'on nomme les incidents : viols de patientes, grossesses, évasions ou égarements de pensionnaires, ou encore des accidents causés par des voitures…

J’ai lu, évidemment, les travaux du docteur Marie, et j’ai interviewé une vingtaine de personnes, soignants mais aussi villageois et familles d’accueil, enfants de nourriciers, commerçants. Et bien sûr, des patients. 

Pourquoi cette expérience concluante n’a-t-elle pas été reproduite ? 

Depuis une cinquantaine d’années, on assiste à une spécialisation des soins. Autrefois, il y avait à Dun aussi bien des alcooliques que des mélancoliques, des épileptiques ou ceux que l’on appelait alors les gâteux (des malades d’Alzheimer). 

Aujourd’hui, les alcooliques sont soignés dans des centres d’addictologie, les personnes souffrant d’Alzeihmer dans des EHPAD, et on n’interne plus pour dépression que les personnes suicidaires…

Mais ça n’explique pas en effet pourquoi, avant cette spécialisation, ce modèle n’a pas été développé...

Aujourd’hui, combien de personnes sont encore hébergées par des familles à Dun ?

230 personnes vivent toujours chez l’habitant. Le petit centre de soins d’origine a fait place à un grand hôpital psychiatrique, qui comprend un EHPAD où séjournent les anciens pensionnaires de la colonie, un établissement pour adultes souffrant de lourds handicaps mentaux et enfin une unité psychiatrique pour les personnes en crise ou dont l’état psychique ne permet pas une vie en famille.

Au total, 400 personnes sont encore soignées à Dun. Pour une ville d'environ 4 000 habitants, cela fait beaucoup. 

Un village pour aliénés tranquille, de Juliette Rigondet, est paru aux éditions Fayard au mois de mai 2019.