Interview

Laurent Vidal : « Le rythme au travail est au fondement des hiérarchies sociales »

le par

Ouvriers des usines Ford travaillant sur une chaîne de montage, 1913 - source : WikiCommons

Alors que nos sociétés ont érigé la vitesse en modèle de vertu sociale, les individus considérés comme lents ont été relégués aux marges. Dans son dernier ouvrage, l'historien Laurent Vidal s'intéresse aux hommes qui ont transformé la lenteur en une arme de subversion.

Dans son ouvrage Les hommes lents. Résister à la modernité, l’historien Laurent Vidal montre comment la vitesse est peu à peu devenue le « sous-texte des sociétés modernes ». Alors que pendant la Révolution industrielle, tous les secteurs de la société s’accélèrent sous l’effet du développement de la science, de la technique et des échanges économiques, la lenteur est désormais dénigrée, associée à la paresse et à l’inutilité sociale. Plus encore, elle est considérée comme un vice volontiers attribué aux colonisés, aux esclaves, puis aux ouvriers et aux migrants…

Face à cette injonction à la vitesse et à la productivité, Laurent Vidal s'intéresse à la manière dont la lenteur peut se transformer en une arme de subversion entre les mains de ceux qui refusent le rythme effréné imposé par la modernité. Sabotage, grève, mais aussi invention de rythmes dans le jazz ou la samba… Les hommes lents ont inventé des formes de résistances et ouvert la voie à d’autres possibles – sans parvenir toutefois à infléchir le cours de cette accélération incessante qui aboutit aujourd'hui à l'épuisement des ressources de la planète (et des hommes eux-mêmes). 

 Propos recueillis par Marina Bellot

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RetroNews : Dans votre ouvrage, vous soulignez que le mot « lent » n’a pas toujours eu la connotation péjorative qu’on lui connaît, bien au contraire… 

Laurent Vidal : Jusqu’au début du XVe siècle, le latin lentus désigne chez les poètes et les naturalistes ce qui est mou, flexible, le contraire de rigide. L’adjectif s’applique plutôt au monde végétal, à la nature, ainsi qu’à l’univers contemplatif. Il s’adresse plus rarement aux hommes pour désigner une attitude apathique.

La rupture a lieu à la Renaissance : la lenteur ne désigne alors plus que le « manque de rapidité », et se trouve désormais associée à la paresse et à l’indolence. Comment expliquer ce basculement ? 

Pour le dire rapidement, deux phénomènes se téléscopent : d'un côté, dans le domaine sacré, une dénonciation, via les théologiens et les débats autour des péchés capitaux, non seulement de la paresse mais aussi de tout un ensemble d’attitudes qui lui sont associées : l’apathie, l’indolence, la lenteur... De l'autre, dans le monde profane et dans le monde économique, une valorisation d’un rythme dans les activités de l’échange, un rythme prompt – qui vient du mot latin promptitudo.

Le télescopage de ces deux moments a lieu à l’époque de ce qu’on a appelé la découverte du Nouveau Monde, une entreprise qui transplante depuis l’Europe vers le « Nouveau Monde » un rythme et des formes de travail nouvelles. Un vocabulaire vient alors décrire l’attit...

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