Interview

Visions de la « petite Espagne » de la Plaine Saint-Denis

le 29/11/2022 par Natacha Lillo, Michèle Pedinielli
le 21/09/2021 par Natacha Lillo, Michèle Pedinielli - modifié le 29/11/2022
La famille de M. Torres, au complet devant sa maison, La Plaine Saint-Denis, circa 1940 - source : Archives de la ville de Saint-Denis
La famille de M. Torres, au complet devant sa maison, La Plaine Saint-Denis, circa 1940 - source : Archives de la ville de Saint-Denis

Au début du vingtième siècle, une petite communauté d’immigrés originaires d’Estrémadure et de Cantabrie s’établit dans de petites baraques en bois au nord de Paris. L’historienne Natacha Lillo revient sur cette « petite Espagne » de la Plaine Saint-Denis, et son souvenir.

Au début des années 1910, quelques travailleurs espagnols arrivent à la Plaine Saint-Denis au nord de Paris (alors département de la Seine), pour servir de main-d’œuvre sous-payée pour l’industrie lourde. Vingt-cinq ans plus tard, c’est toute une communauté qui s’est installée entre Saint-Ouen et Aubervilliers et que l’on appelle désormais communément la « petite Espagne » de Paris.

Nous nous sommes entretenus avec Natacha Lillo, historienne et maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’université de Paris, autour de son livre sur le sujet intitulé La Petite Espagne de Saint-Denis 1900-1980, paru aux éditions Autrement.

Propos recueillis par Michèle Pedinielli

RetroNews : En 1912, Le Matin publie à sa Une un reportage intitulé « Pauvres petits ! » au sujet de l’exploitation de très jeunes Espagnols dans les verreries de Saint-Denis. C’est le tout début de ce que l’on va bientôt appeler la petite Espagne.

Natacha Lillo : Il s’agit en effet de très jeunes garçons (le plus petit a huit ans) que des « padrones » sont allés chercher dans des fermes très pauvres pour les placer dans les deux verreries de Saint-Denis contre quelques sous donnés aux parents. Ils travaillent « au feu » six jours sur sept et le dimanche, ils vont vendre des oublies (sortes de gaufres contenant un billet de tombola), travaillant ainsi toute la semaine, mal nourris, mal soignés… Cette pratique existe déjà depuis un certain temps puisque le recensement de 1911 faisait état de 405 espagnols à Saint-Denis, avec une surprenante composition des ménages : un homme seul entouré d’une kyrielle de jeunes garçons d’une quinzaine d’années.

L’article du Matin est repris par la presse espagnole et le scandale est tel que le roi Alphonse XIII envoie un de ses chapelains dans la banlieue nord de Paris. La conséquence directe du rapport de celui-ci sera l’implantation de l’église espagnole à la Plaine Saint-Denis, « officialisant » en quelque sorte la présence hispanique dans cette banlieue.

RetroNews lance sa revue

Découvrir l’histoire par la presse 

« Résistances », « Sexualités », « Contaminations », « Crimes et délits » : 4 grandes thématiques pour faire résonner histoire et actualité ; 4 nouvelles inédites à base d'archives.

En librairies et kiosques le 22 septembre 2021.

 

Commander le premier numéro

La première vague d’implantation a lieu pendant la Première Guerre mondiale…

L’Espagne est neutre mais vend des denrées aux deux camps, notamment du blé, ce qui fait exploser le prix du pain et une disette s’installe dans le pays. Parallèlement la tréfilerie Mouton, à Saint-Denis, envoie des recruteurs en Estrémadure pour trouver des bras afin de fabriquer le fil de fer nécessaire au conflit. On assiste alors à une vague de départ vers la France pour travailler dans l’industrie lourde – sidérurgie et métallurgie – et chimique du nord de Paris (la Plaine Saint-Denis est surnommée « le Manchester français » à cette époque). Ce sont majoritairement des hommes. Seules quelques femmes les accompagnent.

Est-ce que la fin de la guerre signe le retour des Espagnols dans leur pays d’origine ?

Il y a en effet beaucoup de retours en 1919 mais comme le prix du pain n’a pas baissé, les hommes reviennent en France l’année d’après, cette fois avec leur femme et leur famille. A partir de 1920 s’instaure une chaîne migratoire : un frère fait venir un ami qui fait venir un cousin… Le nom de « petite Espagne » date de cette époque. Après 1926, on constate qu’il y a autant d’hommes que de femmes ; la communauté à Saint-Denis est donc stabilisée. En 1931, on compte 8 530 Espagnols entre Saint-Denis et Aubervilliers, soit la moitié des Espagnols de toute la banlieue parisienne.

Viennent-ils de toute l’Espagne ou de certaines régions spécifiques ?

Ils ont une origine rurale commune, mais sont issus de deux régions distinctes : les petits verriers viennent du nord de Burgos et du sud de la Cantabrie. L’émigration de cette partie de l’Espagne va se développer à la Plaine, parallèlement à celle des ouvriers des tréfileries venus d’Estrémadure.

A quoi ressemble la petite Espagne à cette époque ?

Elle se situe de part et d’autre de l’actuelle avenue du Président Wilson, entre les rues de la Justice au nord et du Landy au sud. Ce sont d’abord des baraques en bois, puis en parpaings. Les nouveaux habitants créent de nouvelles voies entre elles : par exemple l’impasse et le passage Boise, le passage Dupont, le passage des Gauguières…

Les hommes, jeunes et vieux, travaillent dans l’industrie, tout comme les petites filles à partir de 13 ans. Ce sont en général les aînés qui sont envoyés à l’usine pour aider la famille. Les femmes s’occupent de la famille ; les rares qui travaillent contre rémunération lavent le linge des bourgeoises de l’avenue Wilson, qui ne sont guère nombreuses dans cette ville à 80% ouvrière.

Quelle est la place de l’église espagnole ?

Elle est très importante. En plus des activités religieuses proprement dites, l’église a mis en place un dispensaire avec des bonnes sœurs et un médecin. Ses activités de charité bénéficient de son homologue sise rue de la Pompe dans le XVIe arrondissement, qui récupère les vêtements des grandes bourgeoises pour les donner aux habitants de la Plaine. Il y a également des clubs de sport (foot et pelote basque) pour les garçons et des cours de couture pour les filles. L’église est suffisamment efficace pour qu’en 1931 l’ambassadeur de la toute jeune république d’Espagne recommande de la laisser exercer.

En face, il y a une association républicaine à partir de 1936 pour organiser également des clubs de sport (on assiste alors à des matchs Eglise-République) et les anarchistes qui proposent du théâtre dans la salle des fêtes.

En 1937, Le Petit Parisien publie « Visite aux étrangers en France - Paris, où l'on entrevoit le fond de la misère », un reportage dans lequel le journaliste parle d’ « épaves » et de « déchets d’Espagne ». Est-ce un exemple parmi d’autres d’une xénophobie installée à l’encontre de la communauté espagnole ?

Il y a quelques lettres envoyées au maire et au préfet par des voisins qui se plaignent des potentielles maladies, des enfants qui crient et surtout, de la dévaluation possible du prix de leur maison. Peut-être quelques insultes ici ou là, mais aucune manifestation réellement hostile.

Contrairement aux Belges dans le Nord ou aux Italiens d’Aigues-Mortes, les Espagnols sont installés à côté de Paris qui est déjà un vaste melting-pot. D’ailleurs, même les rapports des Renseignements généraux sont positifs : d’après ces derniers, ils ne sont pas « querelleurs » comme on l’affirme, envoient leurs enfants à l’école et vont à l’église sans être aussi « cul-bénits » que les Polonais.

Comment réagissent les habitants de la petite Espagne lors du coup d’Etat de juillet 1936 et du renversement de la république par Franco ?

Ils sont très majoritairement républicains. Beaucoup de jeunes hommes partent dès le début de la guerre pour s’enrôler dans la première milice venue dès la frontière franchie, rejoindre le bataillon de leur service militaire ou rallier les Brigades internationales à partir d’octobre 1936.

Ceux qui restent sont extrêmement mobilisés et organisent différentes manifestations sur la région parisienne pour soutenir les combattants antifranquistes. Deux réseaux cohabitent : les anarchistes, très nombreux mais sans réel relais politique en France, et les communistes, minoritaires mais qui peuvent compter sur le PCF, immédiatement mobilisé. Chacun s’occupe des siens en Espagne, mais les deux groupes de militants cohabitent bien à Saint-Denis.

Une conséquence directe de la guerre civile est l’effondrement du nombre de mariages et de baptêmes à l’église de la Plaine, le clergé soutenant le camp franquiste.

En janvier 1939, c’est la Retirada, au cours de laquelle près d’un demi-million d’Espagnols se réfugient en France pour fuir le franquisme. Quel rôle jouent les habitants de la petite Espagne ?

Les Espagnols qui ont passé la frontière se retrouvent dans les camps du Sud (Argeles, Saint-Cyprien…) avec l’interdiction d’aller en région parisienne. Sauf s’ils y ont des ascendants. Ceux-ci s’organisent pour venir les chercher. On assiste alors au retour des jeunes du quartier qui étaient partis se battre.

La présence des anciens de la guerre civile et des militants communistes fait de la Plaine un nid de résistance pendant l’Occupation. D’ailleurs ils subissent une rafle en septembre 1941 au terme de laquelle vingt habitants sont déportés. Ceux qui ont survécu se réinstallent à la Plaine en 1945, rejoints par d’autres déportés espagnols qui, une fois passés par l’hôtel Lutétia à Paris, se dirigent vers ce bout d’Espagne où ils sont accueillis à bras ouverts.

A partir de 1956, la Plaine connaît une recrudescence d’arrivées quand les Espagnols peuvent à nouveau circuler. C’est une nouvelle vague, encouragée par le fait que la France a besoin de main-d’œuvre, que les mairies de cette banlieue sont communistes et que la solidarité de la Plaine est réelle.

Que reste-t-il de la petite Espagne aujourd’hui ?

A partir des années 1980, les enfants se marient hors de la communauté (75% des mariages religieux se font avec un non-Espagnol) et quittent le quartier. Le dispensaire a fonctionné jusqu’à cette période. Le gouvernement espagnol a aménagé dans les locaux de l’ancien patronage un centre d’accueil de jour pour les retraités espagnols de la région parisienne.

 –

Natacha Lillo est historienne, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’université de Paris. Elle est notamment l’auteure de La Petite Espagne de Saint-Denis 1900-1980, paru aux éditions Autrement.