Interview

L’enfant « sauvage » Kaspar Hauser, selon Hervé Mazurel

le 01/10/2021 par Hervé Mazurel, Valentin Jendrysiak
le 28/09/2021 par Hervé Mazurel, Valentin Jendrysiak - modifié le 01/10/2021
Portrait de Kaspar Hauser, Karlsruher Unterhaltungsblatt, circa 1830 - source : WikiCommons
Portrait de Kaspar Hauser, Karlsruher Unterhaltungsblatt, circa 1830 - source : WikiCommons

L'historien du sensible revient pour nous sur la vie sans repères de l’adolescent allemand apparu un jour de Pentecôte devant une taverne de Nuremberg, après avoir passé seize années dans le noir.

Hervé Mazurel est historien, maître de conférences à l’université de Bourgogne et codirecteur de la revue Sensibilités. Histoire, critique et sciences sociales. Spécialiste de l’Europe romantique, il travaille sur l’histoire du corps, des affects, et des imaginaires sociaux au XIXe siècle. Il a publié une somme aux éditions La Découverte au sujet du célèbre adolescent « sorti de nulle part » Kaspar Hauser, apparu un après-midi de Pentecôte dans Nuremberg, deux lettres à la main, l’air effrayé, pâle et s’exprimant avec une extrême difficulté.

Nous nous sommes entretenus avec lui au sujet d’Hauser et de sa courte « vie dans le monde », lui qui n’avait aucune histoire, qui ne disposait d’aucune attache, d’aucun habitus social.

Propos recueillis par Valentin Jendrysiak

RetroNews : Vous parlez de la « nuit originelle » de Kaspar Hauser, sa naissance incertaine. Que sait-on de ces premières années, au sujet desquelles vous parlez « d’histoire au conditionnel » ?

Hervé Mazurel : Des choses très incertaines, à vrai dire. Avec Kaspar Hauser, l’historien se trouve toujours dans une situation inconfortable, où il n’est jamais simple de départager « ce qui a été » de « ce qui n’a pas été » ou de « ce qui a peut-être été ». D’où, la plupart du temps, la nécessité de cette histoire au conditionnel, d’une histoire conjecturale et indiciaire.

Que sait-on au juste ? On sait comment il a surgi dans le monde, et dans le monde social notamment, ce 26 mai 1828 à Nuremberg, sur la place du Suif. Il y avait peu de monde dans la ville, les habitants se promenaient dans les campagnes alentours en ce lundi de Pentecôte. Deux cordonniers l’ont repéré ; il était là, abandonné, blême, hagard et titubant. C’était un étrange personnage, bizarrement accoutré. Il avait l’air d’avoir 16 ou 17 ans, et en même temps, comme le signale le procès-verbal, il paraissait, malgré son corps d’adolescent, avoir deux, trois ans d’âge mental. Enfant ? Adolescent ? On peine toujours à le qualifier…

Et puis la difficulté est qu’une partie des premiers témoignages ont disparu en 1835 dans un incendie. Et pour ne rien arranger : une cinquantaine de gros dossiers archivistiques, médicaux et judiciaires, qui avaient été transférés à Munich, ont eux-mêmes disparus pendant la Seconde Guerre mondiale sous les bombardements alliés. D’eux, il nous reste des retranscriptions substantielles, mais souvent partielles aussi, voire partiales, parce que les retranscripteurs avaient parfois choisi leur camp entre les sceptiques et ceux qui croyaient dans son histoire. Pour tenter de démêler tout cela, il m’a fallu écrire un long premier chapitre intitulé « Preuves et conjectures ».

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D’autant plus que vous arrivez dans un terrain largement défriché…

Je n’ai pas fait preuve d’originalité ! Il existe plus de 300 livres sur Kaspar Hauser, plus de 1 500 articles… Mais ils sont massivement concentrés sur l’énigme elle-même. Car on ne sait pas où il est né, ni qui il est, ni quelle était sa langue maternelle. On ne sait pas non plus qui l’a séquestré toutes ces années. Enfin, on ne sait pas qui l’a tué non plus, car il a été assassiné en décembre 1833 : il est resté seulement cinq ans dans le monde, parmi ses contemporains. C’est pourquoi, empruntant à Pierre Michon, je parle ici d’une vie minuscule. Dès le départ, je savais déjà que je ne pourrais clore les débats sur ces vieilles questions, même si j’aimerais bien, moi aussi, comme tout le monde, savoir de quoi il en retourne !

J’ai préféré faire un pas de côté par rapport à l’historiographie existante, les questions les plus intéressantes à son sujet n’étant pas nécessairement là. Il me paraissait possible de revisiter ce cas bouleversant, qui m’a hanté trois années durant, par le biais notamment de l’histoire du corps, des sensibilités, de la vie affective… Il était possible de dire des choses nouvelles en procédant d’abord à un retour aux sources. En reprenant l’enquête au ras de l’archive, en deçà du mythe.

Hauser arrive dans le monde à un moment particulier, un certain moment du XIXe siècle, une certaine « ambiance intellectuelle ». Pourquoi fascine-t-il autant ?

Lorsqu’il surgit dans le monde, l’intérêt pour les enfants sauvages commence alors à retomber. Victor de l’Aveyron, le plus célèbre d’entre eux, était tombé depuis plus d’une dizaine d’années dans l’oubli ou presque. La grande période de curiosité pour les enfants dit sauvages court plutôt de la Renaissance au siècle des Lumières. On ne le raccrochera d’ailleurs que bien plus tard à cette lignée. Avec le romantisme, les questions qui fascinent le premier XIXe siècle ont davantage trait aux origines de la société, de la culture, du langage.

L’atmosphère mentale du romantisme est à prendre en compte ici. Si l’affaire Hauser n’est pas restée un simple fait divers, si son écho fut si puissant, c’est qu’elle rencontra l’épanouissement de la philanthropie, ce qu’Alain Corbin appelle la « montée des exigences de l’âme sensible ». L’histoire tragique de Kaspar Hauser émut profondément l’Europe, la bouleversa. D’autant que la presse est alors en plein épanouissement. Le cas est si extraordinaire que la nouvelle se répand en Europe, et elle devient une rumeur gigantesque. Kaspar Hauser devient « l’orphelin de l’Europe ».

En même temps, il réveille aussi une vieille question, laquelle vient du fond de l’âge grec. Elle fascinait déjà Hérodote : est-ce que l’homme est, par nature, fait pour vivre en société ? Cette question n’a jamais cessé de nous intriguer. D’où la fascination que Kaspar Hauser continue d’exercer sur nous aujourd’hui.

Vous dites que Kaspar Hauser accède à la « simplicité des choses », qu’il y a une naïveté chez Kaspar Hauser…

Pour nos lecteurs, ce qu’il faut dire pour bien comprendre, c’est qu’il a été coupé, à l’âge de trois ou quatre ans, de tout contact social. Qu’il a été enfermé dans une cave obscure, silencieuse, vide, ce dont son corps et sa sensibilité portent la marque. Que son geôlier lui apportait à manger et à boire la nuit, ce qui fait qu’il n’a vu son visage que très tard, peu avant d’être abandonné à Nuremberg. Il a vécu dans une sorte de huit clos, coupé du monde, coupé de la nature.

Vous mettez d’ailleurs en lumière des choses vertigineuses : quand il est enlevé de sa geôle, il ne comprenait pas combien de temps et où il a marché, ignorant jusqu’aux concepts de jour et de nuit, ignorant le concept de distances…

Ce moment de basculement est peut-être ce qui m’a le plus passionné. Après toutes ces années de réclusion, Kaspar, en sortant de son cachot, est entré brutalement dans un monde dont il ne connaissait rien. Sans repères, sans boussole. Il ne saisissait pas la différence entre le jour et la nuit, entre la veille et le rêve ; sa vie psychique devait être une suite de songes ininterrompus.

Quand il est arrivé dans le monde, il ne savait pas parler. Il avait à peine 40 ou 50 mots en bouche. Face à la nature, il ne classait pas les arbres avec les arbres, les pierres avec les pierres, les oiseaux avec les oiseaux… Ces systèmes de classification, qu’on apprend aux enfants, lui faisaient défaut. C’est ce que je voulais dire en disant qu’il avait un accès direct à la nudité des choses : il ne connaissait pas cette espèce de connivence entre les mots et les choses.

Pour moi, c’est un « homme sans habitus » : quelqu’un qui, faute de socialisation, n’a pas intériorisé les façons de sentir, de penser et d’agir, propres à son groupe et à son temps. Soit toutes ces choses qu’on enseigne à un enfant, qu’il incorpore, et qui vont faire de son environnement un milieu familier.

Quand il arrive dans le monde, même physiquement, il n’a pas été « formé ». On dit qu’il sourit « avec la face toute entière »…

Cela m’a beaucoup frappé en effet. Car on ne s’attend pas à retrouver le poids de l’éducation jusque dans les moindres postures et mouvements du corps. Quand il est arrivé il était prognathe. Il ne pouvait pas regarder la lumière et clignait des yeux sans arrêt, il mesurait seulement 1 mètre 45 ; il a pris vingt centimètres en deux ans, juste en changeant de nourriture. Il ne pouvait rien ingérer en dehors de l’eau et du pain pendant des mois avant qu’on arrive à changer son régime alimentaire. Il avait la plante des pieds extrêmement douce, ses mains n’étaient pas caleuses… Il ne pouvait pas lever une jambe sans tomber, et il n’y arrivera jamais : il a fallu lui apprendre à marcher, à monter des escaliers.

On sait toutes ces choses via les écrits de ses tuteurs et éducateurs, mais aussi grâce à des expertises médicales, effectuées par deux médecins l’ayant suivi longtemps. Les médecins du temps sont très attentifs par ailleurs à l’ordre du sensoriel. Ce qui nous offre beaucoup d’informations sur sa sensorialité, inouïe pour le coup.

Pourquoi l’examine-t-on autant ? Parce qu’on pense que c’est un imposteur ?

Il y a la volonté de le confondre, à plusieurs moments. Dès le début, en réalité : avant d’aller vivre chez son percepteur Georg Daumer (qui va lui apprendre énormément de choses, lui permettre de rattraper beaucoup de son retard cognitif et va être aussi pour lui comme un père de substitution), il a passé un mois et demi dans une prison pour vagabonds. Il a fini par sympathiser avec son geôlier, mais on avait assigné à ce dernier la tâche de vérifier si son prisonnier changeait de comportement une fois seul. Or il conservait le même comportement. Autre exemple : les expertises judiciaires qui eurent lieu après une tentative d’assassinat en 1829. On a tenté de le confondre là encore. Sans succès.

Très vite a surgi la thèse de l’imposture. En 1830, un détective privé berlinois du nom de Merker, même s’il n’avait jamais rencontré Kaspar Hauser, a lancé cette idée qu’il s’agissait d’un imposteur. Il a donné naissance à une longue tradition, qui n’a cessé de s’amplifier, au point qu’en lisant toute cette littérature j’ai bien cru avoir passé un an à travailler pour rien ! Et puis je me suis aperçu que beaucoup de gens qui défendaient cette théorie n’avaient pas été proches de Kaspar ou ne l’avaient pas connu. Tous ses tuteurs et éducateurs, la quasi-totalité de ses proches, n’ont pas douté de lui. Et puis je crois beaucoup à ce que dit de lui Walter Benjamin, qui s’est un peu intéressé à cette histoire : il explique lui aussi que l’imposture ne se trouve pas chez l’enfant, mais au tout début de cette histoire lorsqu’on a cherché à tromper ceux qui le trouveraient.

En arrivant à Nuremberg, les cordonniers qui l’ont recueilli ont en effet lu deux lettres qu’il avait dans sa main. La première, datée de 1828, était censée être d’un journalier qui disait avoir reçu Kaspar d’une femme épuisée qui lui a demandé de le prendre en charge puis de le faire rejoindre un régiment de cavalerie à Nuremberg ; l’autre, datée de 1812, était supposée être la lettre de la mère. Sauf que les deux lettres étaient écrites avec la même encre et que l’écriture était assez proche ! Il y a là, dès le départ, une volonté manifeste de tromper. L’imposture est avant tout là.

Est-ce que c’est parce qu’on lui suppose une origine noble qu’on va lui apprendre à monter à cheval, à danser, à jouer du piano ?

C’est d’abord parce que, à Nuremberg, il a été recueilli dans l’élite culturelle bavaroise. C’est une ville culturelle très importante, avec une vie théâtrale, musicale, mondaine, très forte. De fait, il a été acculturé dans un milieu très littéraire, très artiste. Son précepteur est un philosophe, proche de Schelling, qui a bien connu Hegel… Et puis on a voulu lui transmettre la meilleure éducation possible. Et même les interrogations de Kaspar Hauser, qui avait une vive curiosité pour le monde, ont poussé ses tuteurs à lui enseigner des choses très variées. Cela dit, même lui ne comprendra jamais pourquoi on voulut lui apprendre le latin, puisqu’il ne voulait pas devenir prêtre et que ça ne servait donc à rien à ses yeux…

Sa trajectoire spirituelle est aussi très curieuse : au début, il est extrêmement sceptique à l’égard de ce qui n’est pas matériel, visible, palpable. Pour lui, l’existence de Dieu est absurde. Et puis, après la première tentative d’assassinat, Kaspar va quitter Nuremberg et ce milieu plutôt éloigné de la religiosité du temps, pour vivre à Ansbach auprès d’un nouveau tuteur, Johann Meyer, beaucoup plus religieux. Il va d’ailleurs être pris en main par le pasteur Fuhrman qui va le voir quotidiennement. C’est ainsi que Kaspar Hauser finit par devenir un croyant sincère, qui va faire sa communion et passer d’un scepticisme areligieux à une foi semble-t-il assez intense.

Dès le départ, beaucoup de critiques dans la société allemande viseront le type d’éducation donnée à Kaspar Hauser, lequel va passer brutalement, en 1830, d’un monde éducatif à un autre – Daumer appartenant à une tradition humaniste tandis que Meyer était plus rigoriste, strict, méticuleux, lui faisant apprendre plus de choses par cœur. Or, autant Kaspar Hauser va apprendre énormément de choses aux côtés de son premier tuteur Daumer, avec qui il s’épanouit et en qui il avait une grande confiance, avec qui il apprit à parler, à lire, à compter, à écrire, cherchant à rattraper, plein d’élan, son retard sur les autres enfants, autant il va se confronter à un plafond de verre et à une relation d’apprentissage beaucoup moins épanouissante avec son second tuteur.

Sur ce manque d’épanouissement, ces épisodes qu’on pourrait qualifier de mélancoliques, qu’aurait-t-on dit, aujourd’hui, de la psychologie de Kaspar Hauser ?

C’est assez difficile à dire, le danger étant d’appliquer des catégories anachroniques. Beaucoup l’ont fait, des médecins, des psychiatres, des psychologues. On a souvent dit des enfants sauvages qu’ils étaient autistes. Pourtant, je pense que, comme le dit Bruno Bettelheim, Kaspar Hauser n’est pas un autiste au sens qu’on donne aujourd’hui à ce mot, car contrairement aux autistes Kaspar n’était pas en retrait ; il avait le goût des autres, du contact, de la sociabilité. Il va d’ailleurs avoir une vie sociale très développée, avoir des amis, participer à des fêtes…

Mais il est en proie à des vagues de ce qui serait décrit à l’époque comme de la mélancolie, soit des moments de tristesse et d’abattement profonds. Il avait souvent la nostalgie de son cachot. A de nombreuses reprises, il voulut rentrer dans sa « maison », son chez lui, car l’épreuve à laquelle il devait faire face l’épuisait totalement. Et au fond, cette cave restait son refuge, un milieu qu’il connaissait, qui ne lui faisait pas peur. Il fut aussi assez désespéré de comprendre qu’il n’arriverait jamais totalement à rattraper tout ce retard qu’il avait pris sur les autres garçons de son âge.

Sa complexion psychique est par ailleurs très surprenante. Il n’éprouvera jamais de haine envers son geôlier par exemple, il ne l’accablera jamais, ne voudra jamais se venger, alors qu’il sera toujours persuadé que c’est ce même geôlier qui a voulu le tuer en 1829.

Vous vous situez dans le champ de la micro-histoire, qui recherche « l’exceptionnel normal », dans le sillon d’Alain Corbin ou de Carlo Ginzburg. Mais Kaspar Hauser est en tout point exceptionnel et n’est en rien normal.

Je ne reprends pas en effet l’expression « exceptionnel normal » à mon compte. Soit l’expression qu’utilise Edoardo Grendi, micro-historien, pour qualifier Menocchio, le grand personnage du Fromage et les Vers de Carlo Ginzburg. En effet, Kaspar Hauser est exceptionnel mais n’a rien de normal. C’est le cas le plus aberrant qui soit. En ceci il a grandi toutes ces années « hors de l’histoire », au sens où il a été coupé de tous les acquis des générations antérieures.

La catégorie d’« enfant sauvage » est d’ailleurs trompeuse. Tous ces enfants ont des trajectoires singulières : ont-ils eu des contacts avec la nature, plus ou moins durablement ?  Ont-ils été abandonnés volontairement ? Se sont-ils perdus à cause d’une guerre, d’une famine ? Quand on les range dans une même catégorie, on a tendance à voir les similitudes mais à oublier les différences. Carlo Ginzburg a raison de dire qu’on gagne en histoire à travailler sur les exceptions plus que sur les normes. Puisque quand on travaille sur les normes, on n’attrape qu’elles, tandis que lorsqu’on travaille sur les exceptions, on attrape à la fois l’exception et la norme.

La question que je pose ici vient d’un livre à paraître, quoiqu’écrit préalablement [NDLR : L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire, paru aux éditions La Découverte en septembre 2021]. C’est la question de savoir jusqu’à quelle profondeur de nous-mêmes, de notre corps et de notre psyché, le social et l’histoire s’invitent, s’inscrivent. Kaspar Hauser était pour moi un cas parfait pour poser cette question-là : jusqu’où y a-t-il de l’histoire, du social en nous ? L’histoire qui m’intéresse n’est pas tellement le grand fracas de l’Histoire (« l’histoire avec une grande hache » disait Pérec), les grands événements, etc. C’est l’histoire sédimentée en nous-mêmes, dont on oublie qu’elle est en nous. L’histoire des mœurs, du corps, de l’affectivité.

Quand on socialise un enfant, on socialise son corps, ses postures, ses gestuelles, l’expression de ses émotions, on lui apprend à apprécier certains spectacles, on lui enseigne goûts et dégouts, des formes de relation aussi avec les autres… Or, de ce point de vue, Kaspar Hauser était totalement déconcertant. C’était un étranger radical. Par ses comportements bizarres et imprévus, ses questions ingénues et troublantes, il passait au miroir la société de son temps. Il forçait les autres à exprimer ce que d’ordinaire ils n’expriment pas. Il révélait leurs raisons de penser comme ils pensent, de croire à ce quoi ils croient, d’agir comme ils agissent. Sans le savoir, il était doté d’une capacité à révéler le monde comme il va, l’Allemagne romantique, mais même au-delà.

Il est pour l’historien un révélateur culturel sans beaucoup d’équivalent.

Hervé Mazurel est historien, maître de conférences à l’université de Bourgogne et codirecteur de la revue Sensibilités. Histoire, critique et sciences sociales. Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit est publié aux éditions La Découverte.