À partir des années 1880-90, cette absinthe industrielle de mauvaise qualité est devenue majoritaire, inondant les zincs des débits où il s’en écoule des millions de litres dans les années 1900. Le lieu commun du « verre d’absinthe moins cher qu’un verre de vin » est à relativiser car à qualité égale, l’absinthe est toujours plus chère que le vin, mais on trouve néanmoins les mauvaises à très bon marché (15 centimes le verre dans les années 1890). L’absinthe devient alors, dans un contexte où une autre mode s’installe, celle de « l’apéritif », l’alcool star de la période, avec un véritable rituel. Logiquement, cet alcool devient alors la cible principale du mouvement antialcoolique au tournant des XIXe et XXe siècles.
Cette lutte contre l’alcoolisme est-elle d’ailleurs véritablement efficace ?
Le concept d’alcoolisme chronique est développé au tournant des années 1850 par un médecin suédois, Magnus Huss, et la notion est alors bien répandue dans les milieux hygiénistes et médicaux français dans les années 1860. Le mouvement antialcoolique, qui se développe à compter des années 1870, est un mouvement composé d’associations de notables – médecins, députés, etc. S’il dispose de relais efficaces dans la presse ou le monde politique, son efficacité est relativement faible dans la population, comme en témoignent les chiffres de consommation qui sont en constante croissance. Et même si le mouvement ouvrier se joint à la lutte antialcoolique dans les années 1890, les résultats sont relativement maigres, notamment face aux groupes de pression alcooliers.
Une grande victoire est toutefois l’interdiction de l’absinthe. Devenue cible principale des antialcooliques dans les années 1880, elle est interdite en 1915. Contrairement à une croyance répandue, ce n’est pas dû aux pressions du lobby viticole : les sources indiquent bien que c’est le mouvement antialcoolique, à l’instar de ce qui s’est déjà passé en Belgique et en Suisse (où il n’existe pas de lobby viticole), qui réussit à faire interdire l’absinthe, profitant de la chape morale du contexte de la guerre, d’autant que la profession des absinthiers, mal organisée, ne réussit pas à défendre ses intérêts.
Mais malgré cette victoire contre l’absinthe, on ne peut pas dire que le mouvement antialcoolique soit efficace. La consommation globale ne diminue pas car le mouvement n’attaque jamais frontalement le vin : le lobby viticole est très puissant, et il est admis que boire du vin permet de lutter contre l’alcoolisme, moindre mal par rapport aux autres boissons alcoolisées considérées comme plus néfastes. Il faut alors attendre les années 1950 pour assister à un renouveau de la lutte quand le mouvement antialcoolique devient étatique, sous l’impulsion de Pierre Mendès France et du professeur Debré, dont les deux mesures emblématiques sont le verre de lait chaque matin et l’interdiction du vin dans les cantines scolaires. De nouveaux organismes de lutte et de prévention voient alors le jour, avec un discours et surtout des actions plus ciblées dans les décennies qui suivent (jeunes, femmes enceintes, alcoolisme routier, etc.).
Enfin, selon vous, comment le vin est-il devenu, au cours de l’époque contemporaine, un symbole si ancré de l’alimentation française ?
D’une part, la dimension économique du vin explique cet ancrage : le vin est en France un gigantesque marché, qui fait vivre une dizaine de millions de personnes au début du XXe siècle, et est aujourd’hui l’un des produits les plus exportés. D’autre part, la dimension culturelle du boire est très prégnante depuis le XVIIIe siècle. Roland Barthes, par exemple, a bien décrit cet aspect quasi sacré du vin ; et surtout, les notions de plaisir et de convivialité sont au moins aussi importantes dans la consommation du vin, et plus globalement d’alcool, ce qui explique d’ailleurs que l’antialcoolisme peine encore à se faire entendre en France et que régulièrement, la loi Évin (qui vise à limiter la publicité pour la consommation de boissons alcoolisées) soit attaquée, modifiée ou contournée.
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L’ouvrage de Stéphane Le Bras, Le Négoce des vins en Languedoc. L’emprise du marché, 1900-1970 est publié aux Presses universitaires François Rabelais.