Interview

S'habiller sous la dictature : la mode des totalitarismes

le 29/11/2022 par François Hourmant, Marina Bellot
le 06/07/2022 par François Hourmant, Marina Bellot - modifié le 29/11/2022
"Peuples du monde, unissez-vous ! Renversez l'impérialiste américain !", propagande maoïste, 1969 - source : WikiCommons
"Peuples du monde, unissez-vous ! Renversez l'impérialiste américain !", propagande maoïste, 1969 - source : WikiCommons

Par-delà son air superficiel, le vêtement a joué un rôle important dans l'affirmation des régimes totalitaires, à la fois en tant qu'instrument de hiérarchie, d’assujettissement et d’exclusion. L'ouvrage Le vestiaire des totalitarismes invite à explorer cet autre langage du pouvoir.

RetroNews : L’ambition de votre ouvrage est d’essayer de comprendre comment le vêtement – et plus largement la mode – ont œuvré à l’expression des idéologies. Quel a été le point de départ de cette démarche ?

François Hourmant : À l’occasion de mes travaux sur la sinophilie hexagonale des années 1960-1970, j’ai travaillé sur la veste Mao en partant d'une interrogation : comment cette pièce du vestiaire chinois, symbole et vecteur de l’embrigadement et de l’assujettissement de la population pendant la Révolution culturelle, a-t-elle été annexée en Occident, à la fois par un couturier comme Pierre Cardin, qui en fait une pièce emblématique de son vestiaire, comme par les membres de la Jet-set qui se l’approprient. En d’autres termes, comment ce vêtement, liberticide en Chine est-il devenu le symbole de la distinction et du « smart parisian » selon le magazine Vogue en 1967 ? En discutant de cette curieuse trajectoire avec mon collègue Bernard Bruneteau, nous nous sommes aperçus qu’il y avait là un prisme pour analyser sous un jour différent la question balisée du totalitarisme.

On sait par de nombreux travaux d’historiens, notamment le livre pionnier de Daniel Roche La Culture des apparences, que le vêtement est politique. Nous avons voulu questionner cette dimension sociale et politique du vêtement et plus largement de la mode. De nombreuses interrogations ont alors structuré notre réflexion : comment le vêtement peut-il, par-delà sa dimension en apparence superficielle et anecdotique, être investi d’un certain nombre de préoccupations idéologiques qu’il traduit et impose ? Comment le vestiaire peut-il devenir, par la police des apparences et le jeu des censures, un vecteur d’uniformisation et d’embrigadement mais également un marqueur de la servitude et de l’oppression ?

 

Dans quels buts le vêtement a-t-il été utilisé par les régimes totalitaires ?

Les usages politiques du vêtement sont multiples. Ils portent d’abord sur la dimension symbolique et idéologique L’une des caractéristiques majeures des régimes totalitaires identifiées par Hannah Arendt réside dans la toute-puissance de l’Idéologie. Absolutisée, celle-ci est au fondement des entreprises menées par ces États pour régénérer les sociétés. Cette centralité de l’Idéologie n’épargna aucun aspect de la vie sociale. La mode et les vêtements furent assujettis à son emprise et servirent de vecteur de diffusion et de de propagande.

Le cas de l’Union soviétique est exemplaire. Comme le montre notre collègue Djurdja Bartlett, quand les Bolcheviks arrivent au pouvoir en 1917, ils entendent faire table rase du passé afin de remodeler la société en profondeur. Cette ambition prométhéenne va pour partie se traduire dans la mode. Les Bolcheviks vont en effet tenter de diffuser leur idéologie et affirmer leur volonté de créer un homme nouveau par l’invention d'un costume utopique ; en rupture avec la tradition occidentale, celui-ci s'inscrit dans une perspective « constructiviste ». Cette esthétique avant-gardiste et « révolutionnaire » se caractérise par le minimalisme. Rationnelle et fonctionnelle, elle entend promouvoir les idéaux égalitaires et favoriser l'abolition des différenciations sociales comme de genre.Mais cette utopie sera remise en cause par Staline dès son arrivée au pouvoir. On en revient alors à une mode beaucoup plus banale dans son ambition : les femmes, par exemple, retrouvent une place plus conventionnelle alors qu’elles avaient pu accéder à toute une série des métiers dits masculins.

La deuxième fonction du vestiaire est de favoriser la domination de l’État. Ouvertement instrumentalisée, la mode participe au travail d’emprise sur les populations. Marqueur d’appartenance au groupe, elle fonctionne comme vecteur identitaire par un processus d’inclusion/exclusion. Sans surprise, cette emprise de l’idéologie sur tous les pans de la vie sociale se traduit par une uniformisation des apparences. Mais au-delà de cette dimension, c’est toute la société qui est affectée par cette logique d’emprise.

Ainsi, lorsque les nazis arrivent au pouvoir, ils entreprennent une véritable politique d'aryanisation de la mode en lien avec l’idéologie raciale qui s’impose. Les Juifs, qui occupaient alors une place prépondérante au cœur de l’économie textile, sont dépossédés de leurs biens de productions, exclus du secteur de la mode. Cette épuration radicale se traduit par une volonté d’aryanisation des vêtements : il faut offrir à la population des produits « allemands » ou Judenrei, racialement compatibles avec l'idéologie nazie. Cette logique stigmatisante se traduit par l’obligation du port de l’étoile jaune à partir de 1941.

À travers ce symbole se dévoile la troisième fonction du vestiaire constitutive des totalitarismes : la volonté d’épurer la société de ses opposants, dissidents, déviants... Le vestiaire devient un marqueur de l'oppression et de la servitude. Il distingue ostensiblement les élus et les réprouvés. Il donne à voir et à lire ces différenciations sociales. Un système de marquage, extrêmement poussé dans l'Allemagne nazie, se met en place non seulement dans la société civile mais aussi dans l'univers concentrationnaire.

Cette logique de stigmatisation et d’asservissement se retrouve dans d'autres régimes totalitaires. Ainsi, au Cambodge sous le régime des khmers rouges et de Pol Pot, les populations des villes qui sont exilées dans des camps de rééducation par le travail vont devoir teinter leurs vêtements pour leur donner une coloration plus uniforme, qui tend vers le gris ou le noir, afin de gommer toute forme d'individualisation.

 

Quels sont les invariants à travers régimes et époques, selon vous ?

L'élément le plus invariant est cette volonté d'uniformisation et d’homogénéisation textile et chromatique. L’uniformisation traduit une conception enrégimentée, militarisée et exclusive de la vie et de la communauté nationale. Elle entend favoriser la discipline et le consentement à l’autorité.

Mais derrière ces sociétés enchemisées et uniformées que furent les sociétés de l’entre-deux guerres, se livre aussi et surtout une ambition d’homogénéisation sociale et politique. L'objectif est de favoriser l'avènement d'un homme nouveau et de dissoudre l’individu dans la masse. En récusant toute forme de libre choix, y compris dans les manières de se vêtir, le pouvoir politique légifère toutes les facettes de la vie publique et privée des individus. Le vêtement participe étroitement de ce dressage social et de ce « gouvernement des corps » maximisés dans les États totalitaires. Il œuvre à la fabrique du consentement.

Quelles singularités avez-vous relevées au travers des régimes étudiés ?

Si le port de la chemise est omniprésent dans toutes les organisations politiques, à droite comme à gauche, il existe néanmoins des variations chromatiques. Chez les fascistes, la palette chromatique est connue : elle convoque le noir (la camicera nera italienne), le brun (du NSDAP), le bleu (du PPF) et le vert (des partis agrariens). Dans les organisations socialistes et communistes, c’est bien sûr le rouge de la révolution qui prévaut.
Plus largement, les singularités sont liées à tous les contextes socio-politico-culturels. La veste Mao, par exemple, s’enracine dans un substrat historique, puis va circuler dans un certain nombre d'États totalitaires, notamment en Corée du Nord. On peut aussi évoquer les pyjamas noirs des Khmers rouges.

Mais il est intéressant de noter le décalage existant entre les ambitions démiurgiques déployées et l’existence d’une forme de bricolage à l'œuvre. Les chemises brunes du NSDAP sont ainsi issues d’un stock de chemises tropicales que les nazis ont achetées en Autriche, pour des raisons économiques. Quant aux milices bretonnes qui vont rejoindre les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, elles vont bricoler des uniformes qui empruntent à la fois au code vestiaire fasciste (le noir), tout en l’agrémentant des symboles de la Bretagne comme le triskell ou l’association du noir et du blanc, en lien avec la couleur du drapeau breton, le Gwenn ha du...

François Hourmant est maître de conférences en sciences politiques à l'Université d'Angers. Il a co-dirigé avec Bernard Bruneteau l'ouvrage Le vestiaire des totalitarismes, paru aux éditions du CNRS en 2022.