Interview

Une histoire des enfants de la Belle Époque à aujourd’hui

le 19/09/2022 par Éric Alary, Alice Tillier-Chevallier - modifié le 29/11/2022

Sous la IIIe République commence à se développer une conception nouvelle de l’enfance, émanant dans un premiers temps des médecins, des psychologues, puis des hommes politiques. Dès lors, « l’enfant » devient enfin un individu à part entière.

Au gré de l’histoire du XXe siècle, et malgré les années noires que constituent les deux guerres, les enfants ont été de mieux en mieux soignés, éduqués et protégés, et ont acquis une place sans commune mesure avec ce qu’elle était un siècle plus tôt. 

Entretien avec Eric Alary, auteur d’Histoire des enfants – Des années 1890 à nos jours, paru aux éditions Passés / Composés.

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier

RetroNews : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux enfants et à écrire leur histoire au XXe siècle ?

Eric Alary : Les enfants font partie des grands silencieux de l’histoire, comme les paysans ou les femmes l’ont longtemps été. En travaillant sur la vie quotidienne des Français pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale, j’ai rencontré beaucoup d’enfants : sur les photos des exodes, sur les photos prises à l’école, ou celles qui évoquent la vie religieuse, où l’on voit tous ces enfants endimanchés les jours de première communion…

Il faut dire que sur les 40 millions d’habitants que compte la France en 1940, les enfants représentent plus de 10 millions. Or, si on les voit beaucoup, on les entend peu. Des travaux ont bien été réalisés sur des périodes précises – notamment ceux de Stéphane Audoin-Rouzeau pour la Première Guerre mondiale ou ceux de Gilles Ragache et de Dominique Missika sur la Seconde –, mais il manquait un ouvrage de synthèse sur l’ensemble du XXe siècle.

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Pourquoi faire débuter votre histoire des enfants aux années 1890 ? 

La Belle Epoque, juste après la Grande Dépression des années 1880, correspond à une période d’accélération de l’histoire des enfants : jusque-là, beaucoup sont encore figés dans un temps ancien, notamment dans les endroits les plus reculés du monde rural. Le changement au tournant du siècle est évidemment dû en bonne partie à l’école de Jules Ferry, mise en place au début des années 1880 et qui fait naturellement évoluer le regard des parents : alors que l’école est désormais obligatoire jusqu’à 13 ans, peut-on continuer à considérer les enfants comme une « bouche à nourrir » et une paire de bras pour travailler, comme c’était le cas jusqu’alors ? 

La fin du XIXe siècle correspond également à un intérêt croissant de la part des médecins pour la petite enfance. On remet en cause les emmaillotements des nouveaux-nés, encore pratiqués dans certains régions comme la Bretagne et qui pouvaient aller jusqu’à l’étouffement ; on réfléchit aux questions de l’allaitement : ce sont les prémices de la puériculture. 

Au même moment, émerge également la question de la psychologie enfantine : si l’ouvrage de William Preyer, L’Âme de l’enfant consulter sur Gallica], paru en Allemagne en 1882, n’intéresse encore qu’une minorité d’intellectuels, l’idée que l’enfant a son mot à dire commence à se diffuser. C’est l’amorce d’une conception nouvelle qui va faire son chemin et qui fera passer peu à peu l’enfant d’un être réifié à une personne à part entière. Les travaux de Jean Piaget, dans l’entre-deux-guerres, constitueront une autre étape essentielle.

Le rôle des médecins apparaît comme essentiel dans l’histoire des enfants et dans le soin qui leur est apporté. Quelles en ont été les étapes marquantes ?

Les enfants bénéficient, notamment grâce à l’école, des progrès de la médecine qui s’accélèrent tout au long du XXe siècle. Les conseils des médecins en matière d’hygiène et de propreté, par exemple le lavage des mains, sont relayés dans le cadre de l’éducation civique et sanitaire qui vient remplacer le catéchisme dans l’école de la IIIe République ; des enfants, ces conseils se diffusent ensuite au sein des familles. Le régime de Vichy invente les visites médicales, et la médecine scolaire d’après-guerre intègre la surveillance des caries et de l’acuité visuelle : car la malnutrition des années de guerre a fragilisé les dents et causé de nombreux dommages aux rétines. 

Les enfants bénéficient également au lendemain de la Seconde Guerre des progrès de la radiologie : l’État fait alors de la lutte contre la turberculose – une maladie moins spectaculaire que d’autres, comme le choléra, mais qui entraîne néanmoins une très forte mortalité – un enjeu politique de premier plan et organise des journées dédiées au dépistage dans des camions radio qui sillonnent la France. Ces progrès de la radiologie seront suivis d’autres avancées majeures pour les enfants, que ce soit l’échographie ou les dopplers dans les années 1970-80. 

Quelle vie d’écolier mènent ces enfants ?

Jusqu’aux années 1960-1970, le système scolaire est resté largement figé. L’école reste un lieu de transmission d’un savoir encyclopédique, qui accorde une place prépondérante au « par cœur », où le sens critique est peu développé et où les cours d’histoire, fondés sur quelques personnages-clés, relèvent de la transmission du roman national. Comme à la maison, il est entendu que l’enfant n’a qu’à se taire et à recevoir la docte parole. Il faut dire que les classes sont souvent très nombreuses : il n’est pas rare de voir jusqu’à 3 ou 4 niveaux dans une même classe, qui peut compter 45 ou 55 élèves. Le certificat d’études – le « certif » –, auquel tous ne sont pas présentés par l’instituteur, apparaît comme le Graal : son obtention marquera pour les milieux aisés le passage vers des études supérieures, pour des milieux plus populaires la fin de l’école et l’entrée dans la vie professionnelle.

Dans les souvenirs écrits à l’âge adulte par ces anciens écoliers, l’image qui ressort est celle d’une école lieu de contrainte, où l’on ne rigole pas beaucoup et où la correction est toujours possible. Car l’école a été conçue par les hommes de la IIIe République comme une continuité de l’espace familial, et la puissance paternelle inscrite dans le Code civil de 1804 se trouve déléguée aux instituteurs.

Quelle place est dévolue au jeu, aujourd’hui si fortement associé à l’enfance ?

Les enfants ont toujours joué : à jeter des pierres dans l’eau au lavoir, dans la cour de récréation, sur le chemin de l’école, où ils traînent pour en profiter un peu… Mais une fois rentrés à la maison, ils n’ont plus tellement l’occasion de jouer car, au-delà de 5 ou 6 ans, jouer est mal vu dans les milieux populaires où la valeur essentielle est le travail : les parents comptent sur les enfants pour aider après l’école. Les premiers entraîneurs de foot, qui apparaissent dans l’entre-deux-guerres, seront dans un premier temps mal accueillis. Les quelques jouets dont les enfants disposent sont ceux qu’ils ont fabriqués avec les moyens du bord – un morceau de bois taillé, un lance-pierre. Et si on a quelques pièces en poche, c’est pour s’acheter une poignée de bonbons, rien de plus.

Le jouet a davantage sa place dans les familles bourgeoises, qui peuvent acheter dans les Grands Magasins une poupée en porcelaine ou un train électrique miniature dont la vogue se répand dans les années 1920. Au pied des sapins de Noël, on trouve des oranges – un produit encore rare et donc réservé aux occasions exceptionnelles –, des chocolats, des cadeaux à dimension spirituelle.

C’est véritablement avec les Trente Glorieuses, le développement de la société de consommation qui l’accompagne et l’apparition du plastique que les jouets se démocratisent et qu’ils viennent occuper la place qu’on leur connaît aujourd’hui : les catalogues arrivent directement dans la boîte aux lettres des enfants, désormais la cible directe des fabricants.

L’histoire du XXe siècle, ce sont aussi les années noires constituées par les deux guerres mondiales. Du point de vue des enfants, qu’en reste-t-il ?

Les deux guerres ont été bien évidemment des temps de restrictions et de privations, de bourrage de crâne à l’école, et aussi de séparation et de deuil, marqués par la couleur noire devenue omniprésente. Alors que jusqu’en 1914, une famille normale est une famille qui ne se sépare pas – même si beaucoup de mariages sont arrangés et que les enfants ne sont pas dupes –, la Première Guerre mondiale conduit une première fois à l’implosion du cadre familial. Entre des pères absents car mobilisés sur le front ou morts à la guerre et des mères qui pallient leur absence au champ ou à l’usine, la présence parentale se fait en pointillé. Les grands-parents prennent de ce fait une place plus importante, notamment à la ferme. Après la guerre, la vie reprend son cours avec, pour beaucoup, non plus un père, mais le seul souvenir de leur père, dont la photo trône sur la cheminée. Pour ceux dont le père est revenu de la guerre, le fossé créé est tel que les divorces se multiplient, et beaucoup d’enfants qui grandissent dans l’entre-deux-guerres appartiennent à des familles mono-parentales.

La guerre revient à peine vingt ans plus tard, avec ses milliers d’enfants traqués, déportés, déplacés, réfugiés, perdus. Cette situation inédite par son ampleur pose avec une acuité nouvelle la question du « traumatisme », notion qui émerge alors, et des droits des enfants, déjà évoqués dès les années 1920 mais pour lesquels la guerre va jouer un rôle d’accélérateur. Ce sera la Déclaration des droits de l’enfant, finalement adoptée par l’ONU en 1959.

Comment évoluent les relations au sein de la famille ?

Les relations parents-enfants ont longtemps été marquées par la retenue et la pudeur, loin de la grande liberté de sentiments qui caractérise notre époque. Simone de Beauvoir l’évoque bien dans ses Mémoires d’une jeune fille rangée : si une mère pleure – et c’est rare –, elle tourne la tête pour s’en cacher ; il faudra la guerre pour que les enfants voient leur père pleurer. Dès la fin du XIXe siècle, la famille française est déjà souvent réduite à trois enfants : prévaut déjà l’idée qu’il vaut mieux avoir moins d’enfants pour mieux s’en occuper. Face à un père qui incarne l’autorité, l’enfant a un droit de parole très limité : ce n’est pas à lui qu’on proposera de terminer un plat à table. On est loin de la place acquise aujourd’hui par l’enfant – cet enfant que l’on qualifie régulièrement de manière critique depuis les années 1980 d’« enfant-roi ».

S’il est aussi devenu l’« enfant du désir », comme l’a appelé Marcel Gauchet, l’enfant d’aujourd’hui doit faire face à d’autres défis : celui de la liberté choisie par ses parents, qui se traduit par la multiplication des divorces, ou encore pour beaucoup, celui de la position d’enfant unique – une situation qui était, jusqu’aux années 1970, relativement rare.

Agrégé d’histoire et docteur de l’Institut d’études politiques de Paris, professeur de chaire supérieure en khâgne et hypokhâgne au lycée Descartes de Tours, Éric Alary est spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et de l’histoire sociale des Français au XXe siècle. Il est l’auteur notamment de L’Exode, une nouvelle histoire de l’Occupation et, avec Bénédicte Vergez-Chaignon et Gilles Gauvin, de l’ouvrage Les Français au quotidien, 1939-1949.