Interview

Archives des femmes : retour aux sources avec Christine Bard

le 15/11/2022 par Christine Bard, Flora Etienne
le 09/11/2022 par Christine Bard, Flora Etienne - modifié le 15/11/2022

Absentes de l’espace public, les femmes ont laissé peu de traces, écrites comme matérielles. Cette difficulté d'accès aux sources est l'une des explications à l'émergence tardive de l'histoire des femmes. L'historienne Christine Bard revient sur ce long et difficile travail de collecte, de conservation et de valorisation.

 

Festival international du film d'histoire

Masculin / Féminin, toute une histoire

40 avant-premières, 120 films et 45 rencontres à découvrir autour du thème « Masculin/Féminin, toute une histoire » : RetroNews est partenaire du 32e festival international du film d'histoire qui se tient à Pessac du 14 au 21 novembre 2022 !

Découvrez le programme

Christine Bard est professeure d’histoire contemporaine (Université d’Angers) et membre senior de l’Institut universitaire de France. Elle travaille sur l’histoire politique, sociale et culturelle des femmes et du genre et a publié de nombreux ouvrages, individuels et collectifs dans ce domaine. Elle préside l’association Archives du féminisme et dirige la collection du même nom aux Presses universitaires de Rennes. Elle anime le musée virtuel sur l’histoire des femmes et du genre MUSEA.

À l'occasion du festival international du film d'histoire de Pessac, l'historienne interviendra lors de la conférence Une histoire visuelle des féminismes en France au XXe sièclel le samedi 19 novembre et participera au débat #METOO : une vraie révolution sociétale mondiale ? le dimanche 20 novembre.

Propos recueillis par Flora Etienne 

RetroNews : L’histoire des femmes est un champ historiographique relativement récent au regard d’autres champs. Comment l'expliquez-vous ?

Christine Bard : Comme champ académique, il a une cinquantaine d’années ; plusieurs générations d’historiennes – car ce sont des femmes, pour l’essentiel – y travaillent. Son essor se situe dans la décennie 1970, porté par l’élan critique de Mai-68 et la nouvelle vague féministe, avec la création du MLF, en 1970. Très vite des étudiantes – de plus en plus nombreuses à l’université - vont critiquer l’androcentrisme des savoirs transmis. Rares sont alors les historiennes en poste à l’université, mais plusieurs vont se lancer dans cette aventure intellectuelle et encadrer les premières maîtrises et les premières thèses.

Dans de nombreux pays à peu près en même temps, on observe la même demande et la même réponse. Simplement, en France, pays de l’universalisme républicain, où l’antiféminisme joue plus qu’ailleurs, la peur de constituer un domaine de savoir séparé et des cursus autonomes d’études féministes va produire une certaine invisibilité des recherches. Les publications, nombreuses, témoignent toutefois d’un grand dynamisme.

 

La volonté d'étudier l'histoire des femmes est donc concomitante à l'avènement de la seconde vague féministe. Le mouvement a-t-il eu vite conscience de la nécessité de préserver et d'archiver les traces matérielles qu'il a pu produire ?

L’invisibilité n’était pas due à un déficit documentaire ; elle résultait du fait que la recherche, l’écriture, la transmission de l’histoire et de la mémoire collective étaient des privilèges masculins : autant d’enjeux de pouvoir. Les historiens qui s’opposaient à l’histoire des femmes se gaussaient en invoquant l’absence d’archives. Argument fallacieux. C’est juste que la question n’était pas posée, parce qu’elle n’était pas légitime.

Quant aux féministes, elles ont compris bien avant les années 1970 la nécessité de préserver leurs journaux, leurs correspondances, leurs tracts, leurs affiches… Sans elles, les archives privées auraient disparu. Ne resteraient que les archives de la surveillance policière ! Merci, donc, à Marguerite Durand et à Marie-Louise Bouglé qui ont su archiver et pérenniser leurs collections au sein d’une bibliothèque spécialisée de la Ville de Paris, pour la première, de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, pour la seconde. Mais le désintérêt des pouvoirs publics et des collectivités pour les collections féministes restera constant. Du côté des archives publiques, les traces documentaires du féminisme d’Etat et de la mise en œuvre de politiques publiques d’égalité sont très lacunaires. Il y a une indexation évidente de l’intérêt aux archives féministes sur l’intérêt porté au féminisme tout court. Lorsque cet intérêt est plus fort, ce qui est le cas aujourd’hui, les archives sont rarement prioritaires et souffrent d’un manque chronique de financement et de personnel.

Les féministes ont donc du compter sur elles-mêmes pour prendre des initiatives de sauvegarde, dans tel ou tel domaine de leurs luttes, on peut par exemple citer la création de Archives recherches et cultures lesbiennes, en 1983.

Dans quel but avez-vous écrit le Guide des sources de l'histoire du féminisme ?

C’est un instrument de recherche qui n’existait pas. Il nous a fallu, au sein de l’association Archives du féminisme, quatre ans pour mener à bien l’enquête sur les fonds existants et leur localisation, très dispersée. L’objectif est tout simplement de faciliter les recherches, mais aussi de sensibiliser le milieu des archives et des bibliothèques à l’histoire des femmes et du féminisme. Par exemple pour que leurs fonds soient bien classés, inventoriés, connus, valorisés. Le Guide a d’abord été édité dans la collection Archives du féminisme aux Presses universitaires de Rennes, en 2006. Puis il a été actualisé et mis en ligne sur le site de l’association.

L’année dernière, l’association Archives du féminisme dont vous êtes la présidente a fêté ses vingt ans. Pouvez-vous nous parler de la genèse du projet « Témoigner pour le féminisme » et de l'objectif qu'il poursuit ?

L’association créée en 2000 a pour but de collecter et valoriser les archives féministes. Elle les accepte en don, dépôt ou legs et les achemine le plus souvent à Angers, au sein d’une structure qui a été créée par convention avec l’Université d’Angers : le Centre des archives du féminisme, installé depuis 2001 à la bibliothèque universitaire de Belle Beille. Depuis, 80 fonds d’archives sont arrivés : certains font plusieurs dizaines de mètres linéaires. La plupart concernent la deuxième vague féministe mais la première est aussi représentée par des fonds « revenus de Moscou » – Cécile Brunschvicg (1877-1946), Conseil national des femmes françaises, constitué en 1901 – ou l’Union féminine civique et sociale (née en 1925).

Nous étions d’emblée convaincues que parallèlement, nous devions préserver la mémoire orale. Cela a pris la forme d’entretiens filmés avec des féministes qui nous donnaient un récit de vie personnelle et militante. L’ensemble s’appelle « Témoigner pour le féminisme » ; il est consultable pour la recherche dans plusieurs bibliothèques. La commission audiovisuelle de l’association, qui en est la productrice, s’appuie sur des bénévoles qui perpétuent, depuis vingt ans, cette entreprise essentielle, sur le modèle initial, qui a fait ses preuves. L’objectif est de servir la recherche - universitaire ou pas - et la transmission de la mémoire féministe.

Pour votre thèse Les filles de Marianne. Histoire des féminismes 1914-1940, vous vous êtes plus particulièrement appuyée sur la presse. Cette source a-t-elle eu une place particulière dans l’expression de la première vague féministe ?

La presse a toujours joué un rôle majeur. Dès 1832, avec la création du journal La Femme libre, par des saint-simoniennes. C’est par centaines que se comptent les journaux féministes. Ils veulent porter « la voix des femmes » (un titre qui a servi à plusieurs reprises), proposent des analyses de fond mais relatent aussi les actions, s’ouvrent également au témoignage à la première personne, à la critique artistique et littéraire, au feuilleton, ainsi qu’à l’image – photos, dessins d’humour. L’importance de la presse dans la dynamique féministe est un fait majeur et montre la nécessité de contre-discours, mais aussi d’argumentaires en faveur du changement culturel et politique. Le rapport entre l’usage de l’écrit (écriture et lecture) et le statut des femmes dans un monde inégalitaire qui les voue à la sphère privée doit être réfléchi. La presse militante fut pour moi une source déterminante : elle m’a aidée à reconstituer l’univers mental des féministes du premier XXe siècle, à mieux les connaître (portraits, nécrologies…), à analyser leurs discours et leurs stratégies. La diversité de sensibilité politique et philosophique de ces journaux est également précieuse.

Encore faut-il que ces journaux soient accessibles… Le programme FemEnRev (Féminismes en revues), lauréat de l’appel à projets de Collex-Persée, que j’anime avec une autre historienne, Magali Guaresi, a justement pour but de numériser, enrichir et mettre à disposition de la recherche des revues féministes françaises de la seconde moitié du XXe siècle. Une vingtaine de titres publiés entre 1944 et 2019 ont été retenus et sont désormais disponibles, enrichis de métadonnées issues de la recherche, sur une « perséide ». Sur ce qu’apporte la perséide et l’histoire de ces revues, un colloque a lieu les 16-17 novembre à l’Université d’Angers.

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Pour en savoir plus 

Christine Bard, Les Filles de Marianne. Histoire des fémi­nismes. 1914–1940, Paris, Fayard, 1995.

Christine Bard, Annie Metz, Valé­rie Neveu, Guide des sources de l’his­toire du fémi­nisme, Rennes, PUR, « Archives du fémi­nisme », 2006.

Christine Bard, Féminismes. 150 ans d’idées reçues, Paris, Le Cavalier bleu, 2020.

Christine Bard, avec Jean-Marie Durand, Mon genre d’histoire, Paris, Puf, 2021.

Michelle Perrot, Les femmes ou les silences de l’histoire, Flammarion, Paris, 1998.