Interview

Vers une histoire mondiale des féminicides

« Le meurtre de Léandra Martinez par son frère Manuel », J.G. Posada, 1891 – source : WikiCommons

Contre la longue nuit historiographique, l’historienne Christelle Taraud dirige une étude sur le meurtre des femmes à l’échelle internationale. Brassant des époques et des contextes divers, ce travail sur le féminicide réaffirme la prise de conscience (tardive) d’un phénomène culturel terrifiant.

Le féminicide est un phénomène historique dont l’immensité écrase tous les continents et toutes les périodes. Pourtant, l’historienne Christelle Taraud a réussi à coordonner une œuvre, magistrale dans sa démonstration, combinant un phénomène transnational et transpériode à sa patriarcale unicité, grâce à l’introduction du concept de « continuum féminicidaire ». Elle vient de paraître aux éditions La Découverte.

Christelle Taraud, que RetroNews avait interrogée en 2021 sur ses travaux portant sur la prostitution coloniale au Maghreb, travaille sur l’histoire des femmes, du genre et des sexualités en contexte colonial à l’époque contemporaine. Elle est membre associée au Centre d’Histoire du XIXe siècle (Paris I-Paris IV), et enseigne dans le programme parisien de Columbia University.

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RetroNews : Vous enseignez à Paris, ville où les premiers collages contre les féminicides ont commencé à la fin de l’été 2019. Médiatiser les féminicides par la rue est aussi la démarche du collectif chilien Las Tesis dont la performance « Un violador en tu camino » circule dans le monde entier depuis l’automne 2019. Quel est le contexte de la genèse de Féminicides. Une histoire mondiale ?

Christelle Taraud : On aurait dû faire ce livre bien avant ! Il était d’autant plus important de le faire maintenant, cependant, que nous nous sommes rendues compte que la crise du covid avait accentué la pandémie de féminicides, de manière étonnante – il y avait dans un certain nombre de pays une croissance des meurtres et dans d’autres une stagnation,  pour une raison très simple : les féminicides dans la définition la plus réductionniste du terme, celle de « violence conjugale », désigne d’abord une situation de crise associée à la verbalisation d’un départ éventuel par la femme. Par exemple, en France, il y a une chute des féminicides en 2020 et 2021, parce que les femmes ne partaient plus. Nous avons alors subi trois longues périodes de confinement, donc par définition nous n’allions pas quitter nos compagnons. Mais les féminicides ont repris dès l’été 2021, et, bien sûr, en 2022.

Il y avait donc urgence à traiter de cette question et surtout de faire un ouvrage qui fasse le point de la manière la plus exhaustive possible sur les recherches qui ont été menées sur ce sujet, depuis les années 1970 au moins, dans le monde entier. Le premier objectif était donc de produire un outil scientifique qui repose sur des faits et des références incontestables, pour armer le discours des chercheuses, mais aussi de toutes les femmes - souvent confrontées au déni lorsqu’elles parlent des violences qu’elles subissent et/ou analysent - pour fabriquer un outil qui permette de riposter, individuellement comme collectivement. C’est seulement parce que cette violence paraissait « indiscutable » qu’elle était indiscutée.

Au contexte politique de la genèse de l’ouvrage correspondait-il aussi un contexte historiographique particulier ?

Le meurtre physique n’est pas la seule manière d’assassiner les femmes. Le livre repose sur la notion de continuum féminicidaire, qui est un formidable outil pour traiter de la violence qui leur est faite puisque celui-ci éclaire les actes les plus brutaux, les plus visibles mais aussi les plus symboliques, les plus épistémiques. Le continuum féminicidaire permet, en effet, de mettre en lumière un spectre très étendu de violences, mais sans les hiérarchiser. On dit que le meurtre est la violence la plus brutale, mais les annihi...

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