Interview

Chaussure à son pied : pour une histoire des petites annonces matrimoniales

le 20/12/2022 par Claire-Lise Gaillard, Alice Tillier-Chevallier - modifié le 20/12/2022

L’historienne Claire-Lise Gaillard revient avec nous sur l’art oublié de la petite annonce sentimentale, spécialité de la presse à grand tirage du XIXe siècle.

Bien avant la célèbre rubrique « Chéri(e)s » créée par Libération dans les années 1970, des particuliers et des agences matrimoniales ont passé, dans la presse française, des annonces pour trouver chaussure à leur pied ou assortir des couples.

Plongée avec l’historienne Claire-Lise Gaillard dans les « petites correspondances » et la presse matrimoniale.

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevalier

RetroNews : De quand date l’émergence du marché de la rencontre ?

Claire-Lise Gaillard : Dès le XVIIIe siècle, certains journaux publient de manière sporadique des annonces matrimoniales, notamment La Feuille sans titre ou Le Journal de Paris, et les premiers titres spécialisés apparaissent à la Révolution française, en 1791, avec L’Indicateur des mariages et Le Courier de l’hymen–journal des dames.

C’est en 1813 en revanche que naît la première agence matrimoniale française, dans le contexte du développement des « agences d’affaires », réalisant divers services d’intermédiation, à caractère souvent financier : poussé par la nécessité de se démarquer, Claude Villiaume propose, dans son « agence générale et centrale », des placements sur le marché du travail et des offres matrimoniales, dont il publie les annonces dans les Affiches, annonces et avis divers. C’est là une nouveauté qui fait beaucoup parler et se moquer, y compris au théâtre, où Villiaume devient héros de vaudeville – une notoriété qui lui sert largement de publicité.

Podcast

La saison 3 de Séries Noires à la Une est là !

Séries Noires à la Une est désormais disponible en intégralité sur Youtube : retrouvez chaque mois un nouvel épisode, et rattrapez les saisons précédentes avec un épisode des saisons 1 et 2 rendu disponible sur Youtube chaque mercredi.

Écouter sur Youtube

Que sait-on du fonctionnement d’une telle agence ?

La presse regorge d’articles de journalistes qui sont allés expérimenter les agences matrimoniales pour le bénéfice de leur lecteur, mais les archives d’agences sont rares. Nous avons néanmoins la chance d’avoir pour l’agence de Foy, qui a été créée en 1825, trois registres datant de 1842-1847, dont on doit la conservation à leur saisie judiciaire. A une époque où le « courtage matrimonial » n’a pas encore de reconnaissance légale, De Foy poursuit en justice des clients qui n’ont pas payé ses services, pour réclamer son dû et faire ainsi sanctionner la « profession matrimoniale ».

Ces trois registres sont une mine pour l’historienne que je suis. Les informations portées dans les registres sont révélatrices des critères déterminants lors du mariage : outre le nom, l’âge et l’adresse, sont indiquées la fortune ou la dot, et les « espérances » – terme qui désigne, par métonymie, les perspectives d’héritage. Ces registres comptent environ 6 000 noms – 4 000 femmes et 2 000 hommes.

« Les agents matrimoniaux font appel à d’autres intermédiaires, rémunérés, pour introduire le jeune homme ou la jeune fille sous un prétexte fallacieux et donner l’illusion d’une rencontre fortuite. »

Comment comprendre que le nombre de femmes soit le double de celui des hommes ? Traduit-elle l’impératif de mariage pour les femmes ?

C’est la première interprétation qui vient à l’esprit : dans la société du XIXe siècle, le stigmate du célibat est bien plus fort pour les femmes, dont la dépendance à l’égard du père puis du mari est inscrite dans le Code civil. Mais à y regarder de plus près, on s’aperçoit que ces femmes appartiennent pour beaucoup à la bonne bourgeoisie et n’ont pas besoin des services d’une agence matrimoniale. Il s’avère qu’elles sont inscrites à leur insu, comme l’indique la présence d’un autre nom au-dessus du leur : c’est un intermédiaire qui a servi de « rabatteur » – médecin, notaire, ami de la famille, cocher, femme de chambre, corsetière, couturière, client de l’agence, etc.

La circulation de l’information sur les bons partis est très locale : la cartographie des intermédiaires que j’ai pu réaliser montre que les rabatteurs et les inscrits habitent souvent la même rue ou le même immeuble. L’intermédiaire est bien sûr rémunéré – on trouve par exemple dans les registres la mention « Intéresser femme de chambre ». Dans les registres De Foy, ce sont plus de 50 % des femmes et 6 % des hommes qui ont été inscrits par un intermédiaire.

Comment se fait alors la rencontre ?

Les agents matrimoniaux font appel à d’autres intermédiaires, rémunérés eux aussi, pour introduire le jeune homme ou la jeune fille sous un prétexte fallacieux et donner l’illusion d’une rencontre fortuite. La procédure est assez similaire, au fond, à celle qui préside aux mariages arrangés qui ont cours à l’époque. Mais le recours à une agence n’est pas ouvertement assumé dans une société qui sépare strictement sphère publique et sphère privée.

Or les agences matrimoniales se situent précisément au point de jonction entre les deux et cristallisent les enjeux économiques – voire marchands – du mariage. D’autant que dans les mariages avec dot, l’agent en prélève un pourcentage (de 4 à 10 %) et les parents ne sont guère enchantés de voir cet argent aller dans la poche d’un inconnu. Quand il n’y a pas de dot, ce sont « des frais de bureau » qui sont payés.

Quels autres profils de clients trouve-t-on dans ces registres ?

Certains, tout en ayant toutes les apparences d’un bon parti, ont une histoire personnelle qui rend le mariage difficile : c’est ce que l’on appelle au XIXe siècle les « mariages avec taches » – par exemple les jeunes filles « tombées », qui ont été « connues charnellement » – ou les « mariages avec tares » – enfants naturels, déchéances, scandales divers, etc. D’autres sont un peu âgés pour se marier, sachant que l’âge moyen au premier mariage est alors à 24 ans pour les femmes et 28 ans pour les hommes. Certaines femmes travaillent, sont par exemple marchandes et cherchent à s’établir après avoir amassé un pécule. On trouve également d’anciennes courtisanes.

« [Les agences matrimoniales] sont situées loin des quartiers bourgeois, dans des appartements à sens de circulation unique (pour éviter que les clients ne s’y croisent) et il est conseillé, pour plus de discrétion, de se faire déposer à quelques rues de là. » 

Ces agences ont également recours à la presse pour leur recrutement…

Non seulement les agences passent des encarts publicitaires aux slogans accrocheurs (« célérité et discrétion », « grands partis, grands mariages »), mais ils publient également des annonces quand leurs registres ne leur permettent pas de répondre à la demande. Ces annonces matrimoniales figurent dans la « Petite correspondance » de la 4e page des journaux depuis que la rubrique a été créée par Le Figaro en 1875. Elles peuvent y côtoyer des annonces « adultérines » ou des « unions rapides » – comprenez des offres de prostitution.

Les agents publient également leurs propres feuilles, comme L’Alliance des familles, qui mêlent annonces et articles destinés à rassurer la clientèle. On y apprend que les agences sont situées loin des quartiers bourgeois, dans des appartements à sens de circulation unique pour éviter que les clients ne s’y croisent et qu’il est conseillé, pour plus de discrétion, de se faire déposer à quelques rues de là. Beaucoup de lecteurs étaient friands de ces sujets dont le succès se traduit aussi au XIXe siècle dans le vaudeville ; la lecture d’annonces est alors un véritable passe-temps.

Les particuliers sont-ils nombreux à passer eux-mêmes leurs petites annonces ?

Dans la presse généraliste, les particuliers sont sans doute les plus nombreux, même s’il est difficile d’établir de façon certaine la part des annonces passées par des agents matrimoniaux, qui se présentent souvent comme des particuliers, mais que l’on arrive parfois à identifier en recoupant les adresses et les noms. L’indication de « poste restante » est à l’inverse l’indice d’un particulier qui cherche la discrétion et tient à éviter que son courrier ne tombe sous les yeux de la concierge ou de la famille.

Les textes, toujours très standardisés, au style aride, sont similaires qu’il s’agisse d’agents ou de particuliers. Dans des annonces qui font une trentaine de mots à peine et où près de la moitié environ d’entre eux sont dévolus à l’âge, au statut matrimonial et à la position sociale, seuls quelques mots dépassent parfois et en marquent l’originalité.

Quelles sont les évolutions à la fin du XIXe et dans la première moitié du XXe siècle ?

Les agences parisiennes se multiplient pour atteindre, selon les chiffres avancés par les journalistes de l’époque, plus d’une centaine sous la IIIe République. Elles créent également des succursales dans les grandes villes de province. Cette augmentation traduit une évolution du regard sur le mariage : les critiques initiales à l’encontre des agents matrimoniaux, considérés comme empêchant le consentement « libre et éclairé », visent désormais davantage le mariage bourgeois et l’ignorance dans laquelle les jeunes filles sont laissées.

Après la Première Guerre mondiale, les annonces matrimoniales ont tendance à disparaître des 4es pages des grands journaux, du fait des difficultés qui touchent la presse et aussi du halo d’immoralité qui les entourent – souvent sur des pages proposant aussi des publicités pour des sages-femmes avorteuses, des contraceptifs ou du matériel érotique.

Elles se concentrent alors dans la presse spécialisée qui prend une ampleur inédite dans ce contexte de l’après-guerre, marqué par les immenses pertes en hommes, la crainte du célibat féminin et de la dénatalité. L’Intermédiaire discret est emblématique de cette période de l’entre-deux-guerres. Ce sont plus de 30 revues matrimoniales qui voient le jour entre 1919 et 1930, dont une presse régionale, car on cherche à se marier au plus près. Mariage pour tous. Revue mensuelle d’annonces matrimoniales est ainsi créé à Lyon en 1924.

Postdoctorante à l’Ined, Claire-Lise Gaillard a soutenu sa thèse « "Célibataire épouserait demoiselle avec dot" : histoire du marché de la rencontre en France (XIXe au XXe siècle) » en 2021.