Les multiples figures du célibataire, du Moyen Âge au XXe siècle
Invisibilisé, le célibat est pourtant loin d’être un phénomène minoritaire de notre histoire. L'ouvrage Histoire de célibats (PUF, 2023) dresse dix portraits de célibataires, du Moyen Âge au XXe siècle, mettant en lumière l’existence d’une pluralité de modes de vie, choisis ou subis.
RetroNews : Depuis quand et pour quelles raisons le célibat est-il perçu comme un phénomène social problématique ?
Claire-Lise Gaillard et Juliette Eyméoud : Pour répondre à cette question, il faut revenir sur la définition du « célibat » et sur la façon dont cette définition a évolué au fil des périodes historiques. Le mot « célibat » n’est en réalité que très peu utilisé en dehors de la sphère religieuse (pour parler du célibat consacré des prêtres), du moins jusqu’au XVIIIe siècle. Une évolution se produit alors : les dictionnaires français offrent une entrée « célibataire » à partir des années 1760 et la définition du terme est globalement péjorative. Est célibataire un homme qui choisit volontairement de ne pas se marier, de ne pas produire d’enfants pour le royaume et de vivre dans une oisiveté coupable.
Le combat contre le célibat masculin s’inscrit, en France, dans une période d’inquiétude nataliste. On craint un dépeuplement et la perte de forces vives pour nourrir et protéger la nation. Les hommes se doivent d’assumer leurs responsabilités en devant maris et pères. Au XIXe siècle, la critique du célibat s’étend aux femmes, surtout à celles que l’on qualifie de « vieilles filles ». Acariâtres, jalouses, folles, les femmes célibataires sont alors la cible des railleries et de violentes critiques à l’encontre d’une indépendance qui inquiète et bouleverse le schéma patriarcal.
Aux périodes médiévales et modernes, plusieurs situations de célibat (dans le sens de non-mariage) coexistent. Aux côtés du célibat religieux, le célibat laïque prend plusieurs formes. Notre livre explore cette diversité : le concubinage, le veuvage, mais surtout le célibat dans son sens le plus strict (hors-couple, hors-mariage, hors-parentalité) sont présentés grâce à une galerie de portraits. Les parcours de ces individus montrent que le célibat n’avait rien d’une anomalie et n’était pas, alors, considéré comme un problème. Les sociétés médiévales et modernes, construites sur les modèles du lignage et de la famille élargie, pensaient cette diversité des composantes familiales comme un équilibre nécessaire.
Invisibilisé, le célibat est perçu comme un phénomène marginal dans l’histoire occidentale. Qu'en est-il en réalité et concerne-t-il toutes les classes de la société ?
Dans les années 1960-1970, la démographie historique s’est intéressée à la question du célibat d’un point de vue quantitatif. Avec les sources à leur disposition, les chercheur‧euses ont estimé que le taux de célibat dans la population globale se situait autour de 10 %. Indépendamment des chocs démographiques, ce taux est relativement stable aux époques moderne et contemporaine.
Pourtant, l’ouvrage dirigé par Judith M. Bennet et Amy M. Froide, Singlewomen in the European Past, 1250-1800, permet de revoir ce chiffre à la hausse, notamment pour les femmes des élites anglaise et italienne. Ces dernières sont plus de 20 % à ne pas se marier au XVIIe siècle. Les travaux de Juliette Eyméoud corroborent ce chiffre pour la noblesse française, y compris pour la population masculine.
Pour la bourgeoisie marchande du XVIIIe siècle, Mathieu Marraud a constaté une démographie similaire et une tendance à la hausse du célibat dans les fratries. Des recherches qualitatives doivent encore être menées pour les classes populaires, mais les sources sont plus rares ou ne permettent pas forcément de traiter ces questions.
Dans l'ouvrage que vous avez codirigé, des historiens se sont penchés sur différentes « vies de célibat », historiquement et socialement situées. Juliette Eyméoud, par exemple, évoque celle de Henriette de Conflans, qualifiée à son époque de « fille majeure ». Que signifie ce terme, et que dit-il du célibat au XVIIe siècle ?
Henriette de Conflans, demoiselle d’Armentières, est la digne représentante d’une forme de féminité qui s’épanouit au cours du XVIIe siècle : celle de la femme célibataire ou plutôt de la « fille majeure, usante et jouissante de ses biens et droits ». Cette catégorie juridique, qui apparaît de plus en plus dans les sources à partir des années 1630-1640, témoigne d’une augmentation considérable du célibat féminin. Elle témoigne également de l’indépendance qu’apporte la majorité (au-delà de 25 ans) aux femmes.
Henriette de Conflans naît dans une famille de très bonne noblesse mais entièrement ruinée. C’est sûrement pour cette raison qu’elle ne se marie pas, alors qu’elle est la seule fille de sa fratrie. Elle choisit plutôt de se mettre au service de grandes aristocrates, en devenant une sorte de demoiselle de compagnie. Henriette de Conflans gravite ainsi dans les meilleurs cercles parisiens et courtisans, et use de ses amitiés pour refaire la fortune de sa famille. Le chapitre qui lui est dédié relate une véritable « success story », permise par son statut de « fille majeure ».
L'historienne Margaux Prugnier rapporte le cas de François-Antoine Devaux, célibataire revendiqué… et marginal.
François-Antoine Devaux, seul fils d’un homme nouvellement anobli, aurait dû se marier et transmettre le titre à une descendance de préférence masculine. Il exprime pourtant très tôt à son père son refus de fonder une famille. En sa qualité d’écrivain du XVIIIe siècle, il le fait dans une lettre puis dans une épître qui ont été conservées à la postérité – et que l’on retrouve dans notre livre.
Si ce choix peut surprendre, au vu du contexte familial de F.-A. Devaux et de la culture nobiliaire de l’époque moderne, il est moins surprenant une fois confronté à la culture littéraire du XVIIIe siècle. En effet, Devaux refuse de devenir mari et père pour se consacrer pleinement aux Belles Lettres. C’est en ces termes qu’il rend public son désir de célibat, afin d’asseoir sa réputation de littérateur. Le chapitre consacré à Devaux montre que cette « vocation » est revendiquée par d’autres, qu’elle est même un topos des milieux artistiques. Une vocation qui n’a rien de chaste, à bien regarder la vie sentimentale et sexuelle de François-Antoine Devaux !
L'archéologue Gertrude Bell entretient avec le célibat une relation ambigüe, comme le montrent Isabelle Algrain et Laura Mary...
C’est une femme issue de l’une des familles les plus riches d’Angleterre. Elle appartient à à l’élite intellectuelle, culturelle et politique de la Belle époque. C’est probablement à son célibat qu’elle doit sa carrière d’archéologue remarquée et considérée comme exceptionnelle à l’époque.
Pour exercer leur métier, nombreuses sont celles qui soit épousent un archéologue, soit se marient tard et abandonnent leur activité. Comme Gertrude Bell est une femme seule et une femme savante, elle est beaucoup critiquée par les contemporains, qui voient en elle une « man-woman ». Cette expression, qui a été utilisée pour décrire d’autres femmes archéologues, montre combien la masculinité supposée du métier d’archéologue est pensée comme incompatible avec la féminité. Elle-même le regrette en disant :
« Il semble que je sois trop féminine pour un sexe, et trop masculine pour l’autre. »
Le fait qu’elle ne devienne jamais une épouse entretient cette idée.
Madeleine Pelletier est quant à elle la figure par excellence du célibat militant, comme le montre Geneviève Guilpain. Comment théorise-t-elle cette idée de célibat ?
Madeleine Pelletier n’est pas une inconnue. Elle est la première femme à passer l’internat de médecine en 1906. Son engagement féministe la conduit à théoriser l’idée d’un célibat militant et chaste. Non pas qu’elle rejette la sexualité ; elle estime d’ailleurs que les femmes ont un droit au plaisir. Mais elle considère que tant qu’il n'existe pas d’égalité de fait entre hommes et femmes, la sexualité est aussi un espace de domination. Il faudrait donner les mêmes droits aux hommes et aux femmes, mais aussi libérer les femmes de l’assujettissement à la maternité pour changer les rapports entre les sexes. Pour elle, tant que cette société d’égaux et d’amour libre n’est pas advenue, le célibat et la chasteté sont un pis-aller pour celles qui refusent la domination.
Claire-Lise Gaillard retrace la difficile quête matrimoniale menée par Joseph-Antoine Canasi, soldat corse du début du XXe siècle. Comment expliquer sa longue période de célibat ?
Joseph-Antoine Canasi est issu d’un monde rural en difficulté et, comme beaucoup, il cherche à construire sa carrière en dehors de la Corse. C’est pour cette raison qu’il s’engage dans l’armée coloniale. Il y jouit des plaisirs d’une vie de garçon non seulement auprès de femmes colonisées, mais aussi dans des flirts épistolaires. Alors qu’il a dépassé la trentaine, cette riche vie affective ne l’empêche pas chercher, en même temps, une épouse pour s’établir en France. Une femme blanche donc, et de préférence une fille de la ville.
Mais il ne se marie que bien plus tard, à 56 ans et avec une femme de son village. On peut expliquer cette longue période de célibat de Canasi par l’instabilité de sa situation professionnelle ; pendant longtemps il n’a pas suffisamment de patrimoine ni de situation d’avenir à offrir. Les candidates n’ont pas manqué, pourtant. Mais Canasi semble leur avoir demandé trop de concessions, en misant sur leur difficulté à trouver un mari après les lourdes pertes de la Première Guerre mondiale.
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Juliette Eyméoud est docteure en histoire moderne et conservatrice-stagiaire des bibliothèques. Sa thèse, réalisée à l’EHESS, portait sur le célibat dans la noblesse française d’Ancien Régime. Claire-Lise Gaillard est docteure en histoire contemporaine et post-doctorante à l’INED. Sa thèse, réalisée à Paris 1, portait sur le marché de la rencontre en France du XIXe au début du XXe siècle.
L'ouvrage qu'elles ont co-dirigé, Histoire de célibats, est paru aux Presses Universitaires de France en 2023.
