Interview

La nuit de noces : éclairer un événement intime et secret

le 28/11/2023 par Aïcha Limbada, Marina Bellot
le 22/11/2023 par Aïcha Limbada, Marina Bellot - modifié le 28/11/2023

Événement aussi banal que paroxystique, miroir des grandes évolutions du siècle, la nuit de noces a peu été étudiée par les historiens. Entretien avec la chercheuse Aïcha Limbada, qui y a consacré un ouvrage éclairant. 

RetroNews : Pourquoi vous êtes-vous intéressée à la nuit de noces comme objet de recherche ? Comment expliquer le vide historiographique qui prévalait jusque-là ?

Aïcha Limbada : Les études dix-neuviémistes traitent étonnamment moins de la conjugalité hétérosexuelle légitime que des formes de sexualité qui s’écartent des normes admises (homosexualité, prostitution, adultère, etc.). En ce qui concerne la nuit de noces spécifiquement, les historiennes et historiens n’échappent pas totalement à la représentation qui fait d’elle un moment marqué par le silence, sur lequel il n’existerait que peu de traces qui permettent de la documenter, ce qui limiterait les possibilités de l’étudier. Par ailleurs, elle peut aussi apparaître au premier abord comme un sujet « croustillant », qui susciterait une curiosité déplacée, et donc mal adapté aux attentes académiques dans le contexte d’une thèse de doctorat.

J’ai commencé ce travail en réfléchissant à la façon dont on pourrait écrire l’histoire de cet événement réputé secret, en espérant trouver des sources et des archives qui ne se limiteraient pas aux pages les plus connues d’Honoré de Balzac, de George Sand ou de Guy de Maupassant sur le sujet, et qui pourraient aussi bien éclairer les représentations que les pratiques, dont on savait peu de choses.

Quelles sources avez-vous mobilisées et quelles difficultés avez-vous rencontré pour les exploiter ?

J’ai mobilisé des sources très diverses : romans, manuels conjugaux écrits par des médecins à destination des époux, articles de presse (actualité littéraire, comptes rendus de spectacles, petites fictions dans la presse d’humour…), cartes postales, chansons, essais sur le mariage, études folkloristes…

Je me suis également appuyée sur des procès matrimoniaux conservés aux Archives apostoliques du Vatican : il s’agit de procédures engagées de façon exceptionnelle par les conjoints qui souhaitent se séparer et obtenir de l’Église catholique la nullité de leur union ou sa dissolution, en dépit du principe d’indissolubilité du mariage religieux, et qui contiennent des témoignages directement produits par les époux et les épouses sur les débuts de leur vie conjugale. La difficulté principale de l’exploitation de ces sources est que leur grand nombre est contrebalancé par la relative pauvreté des renseignements à glaner dans chaque document : on n’y trouve pas souvent plus que quelques lignes ou courts paragraphes, ce qui rend la collecte fastidieuse, même si la numérisation de certaines sources et la recherche par mot-clé aide beaucoup.

Du début du XIXe siècle à l’entre-deux-guerres, comment les évolutions sociales, morales et religieuses ont-elles influé sur la façon de vivre la nuit de noces et de la raconter ?

La nuit de noces reflète à de nombreux égards les évolutions du siècle. Son histoire dépend en grande partie des lois concernant le mariage et le divorce : l’idée que l’échec de la première nuit soit rédhibitoire ou responsable de traumatismes durables, et compromette l’harmonie conjugale, fait apparaître les unions comme tragiques quand il n’est pas possible de divorcer, entre 1816 et 1884, et comme trop fragiles quand le divorce est autorisé à partir de 1884.

Ainsi, à la fin du XIXe siècle, les maris sont davantage incités à être plus précautionneux dans les premières approches, afin de ne pas faire commettre d’acte jugé irréparable, car il entraînerait la fin du couple. C’est ainsi qu’en 1885, un certain docteur Spring intitule son manuel conjugal, dans lequel il prodigue notamment des conseils pour réussir sa nuit de noces, De l’art d’éviter le divorce. Les témoignages issus des procès que j’ai consultés au Vatican sont eux-mêmes conditionnés par cette législation, et ne sont produits pour la plupart qu’après 1884, puisqu’il est inutile de se séparer religieusement quand civilement, il n’est pas possible de divorcer. 

Le XIXe siècle est aussi marqué par l’évolution de certaines pratiques qui changent les expériences de la première nuit : la montée des valeurs bourgeoises, qui promeuvent le respect de la vie privée, et l’apparition du tourisme à la même période, entraînent par exemple une nouvelle pratique, ancrée dans la modernité, consistant à faire débuter le voyage de noces le premier jour du mariage, afin de garantir un éloignement des jeunes mariés qui passent ainsi leur nuit de noces loin des regards indiscrets de leurs proches. Au même moment, les rites traditionnels dans les campagnes, réputés trop archaïques, sont moins suivis : la production des folkloristes et des érudits qui entreprennent de les recenser avant leur disparition annoncée augmente alors.

Quant aux évolutions morales, elles ne sont pas linéaires et reflètent les contradictions du siècle : dans les milieux les plus bourgeois, la seconde moitié du XIXe siècle est marquée par un silence parfois plus pesant qu’avant dans l’éducation des jeunes filles, dont certaines ne sont pas prévenues de ce qui les attend le premier soir du mariage ; au même moment, la nuit de noces est pourtant largement évoquée, dans les livres, la presse et sur scène, dans un contexte de culture de masse. À l’inverse, au début de l’entre-deux-guerres, la nuit de noces devient moins un enjeu, alors que davantage de femmes connaissent leur première expérience sexuelle avant le mariage : elle apparaît alors moins dans les sources, car le sujet ne semble plus si dramatique ou préoccupant.

Qu'est-ce qui vous a surprise, touchée, peut-être choquée au cours de cette recherche sur ce moment intime ? 

La découverte des « causes matrimoniales » conservées aux Archives apostoliques du Vatican m’ont à la fois surprise, dans la mesure où elles me donnaient accès à des témoignages uniques et très riches ; et touchée, car elles contiennent des récits à la première personne, très poignants, de viol conjugal ou d’interactions sexuelles douloureuses ou traumatisantes. Ces récits hors du commun, tout comme certaines prises de position dans la presse, les essais ou les romans, montrent que loin d’être anachronique, la question du consentement se posait, et que le devoir conjugal, s’il n’était pas remis en cause par les lois, faisait cependant l’objet de contestations et de critiques fortes.

Aïcha Limbada est agrégée, docteure en histoire contemporaine (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et chercheuse associée au Centre d'histoire du XIXe siècle. Elle est actuellement membre de l'École française de Rome. Son ouvrage La nuit de noces est paru en aux éditions La Découverte en 2023.