Interview

Imaginaires sociaux au ras du pavé : entretien avec Eric Fournier

le par

André Devambez, « La Charge », huile sur toile, 1902 – source : Musée d’Orsay-WikiCommons

Historien de la ville vue d’en bas et spécialiste du Paris populaire du XIXe siècle, Eric Fournier revient avec nous sur les imaginaires à l’œuvre derrière les événements traumatiques de la « vraie histoire » : l’antisémitisme français, le premier mai de Fourmies, l’affaire Dreyfus, la Commune.

Eric Fournier est maître de conférences à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste de l’histoire culturelle et sociale de la France dans un long XIXe siècle. Il a œuvré au renouvellement de l’histoire culturelle et sociale du politique, à l’intersection des imaginaires sociaux, des pratiques, des sensibilités, des cultures matérielles, des vies sociales des objets, ainsi que par l’outil analytique du genre.

Propos recueillis par Mathilde Castanié

RetroNews : Vous écrivez une histoire au « ras du sol », ou, plus précisément, au ras du pavé parisien. Cette histoire est-elle, peut-être paradoxalement, l’entrée méthodologique permettant une histoire des imaginaires ?

Eric Fournier : Une histoire des imaginaires doit s'efforcer d’être une histoire sociale, sinon on risque de se retrouver dans le ciel des idées, hors-sol. Donc il faut articuler pratiques au ras du sol et représentations. C’est une discipline de travail qui me permet de faire une histoire pleinement sociale et culturelle, en variant évidemment les échelles, comme la saisie englobante d’imaginaires sociaux. Mais la construction de ces imaginaires a aussi un effet dans des événements, des configurations très circonscrites. En fait, je plaide pour une histoire sociale des représentations, qui reste une histoire sociale.

Vous avez commencé la recherche aux abattoirs de La Villette, que l’on appelle alors la « cité du sang » et la politisation de ses travailleurs via l’antisémitisme. On trouve dès ce premier travail vos thèmes de prédilection : les armes, l’antimilitarisme, le virilisme… mais on remarque aussi une proposition historiographique de l’usage du rire. Ce travail sur le rire se retrouve-t-il dans d’autres de vos travaux ?

Dans le cas précis des bouchers de la Villette, l’usage du rire se justifiait de plusieurs façons. D’abord, dans le cadre d’une approche compréhensive : les dreyfusards sont les premiers à se moquer de ces bouchers de la Villette, pour essayer de conjurer ou d’affaiblir leur caractère effrayant. Là, on est au cœur d’une histoire des imaginaires à travers les yeux des acteurs. Puis j’ai été confronté à une question simple : rendre le manque de maîtrise des bouchers antisémites de la scène politique.

Dans l’action politique, ces bouchers ne sont pas des activistes politiques autonomes, ils se lancent en politique en suivant d’abord le marquis de Morès, puis Jules Guérin. Ils commettent de nombreuses bourdes, comme lorsqu’ils prennent Jacques de Biez, fondateur de la Ligue antisémitique, pour un Juif après que celui-ci soit arrivé en retard à la tribune. En fait, le rire retranscrit aussi cet amateurisme politique. A un moment, Jules Guérin, pour récolter l’argent des...

Cet article est réservé aux abonnés.
Accédez à l'intégralité de l'offre éditoriale et aux outils de recherche avancée.