Interview

« La ronde des animaux » : une histoire des bêtes prolétaires

le 25/01/2024 par François Jarrige, Marina Bellot
le 12/01/2024 par François Jarrige, Marina Bellot - modifié le 25/01/2024

Pour « redonner à voir les collaborations entre humains et non-humains invisibilisées par les récits dominants », l'historien François Jarrige retrace dans La Ronde des bêtes la longue histoire du « moteur animal » et montre comment les animaux ont contribué à la fabrique du monde moderne.

RetroNews : Quand et pour quelles activités les hommes ont-ils commencé à avoir recours à la force animale ? 

François Jarrige : Il est impossible de dater précisément l’apparition du manège mais il existe des traces très anciennes de l’utilisation de la force animale. Dès que les hommes ont su domestiquer des
animaux, ils ont cherché à les utiliser afin de tirer, porter ou écraser. La traction animale se développe ainsi dès le IVe millénaire avant notre ère pour porter des charges ou tirer les araires. Puis, dans la Haute Antiquité, la domestication des grands animaux de trait tels que le cheval et le bœuf, couplée au progrès dans le harnachement, a conduit à les atteler à une barre pour donner le mouvement à une roue motrice, par exemple, pour transporter ou lever des charges.

À partir du Moyen Âge, les tâches sont de plus en plus diversifiées. Dans un contexte de croissance démographique et d’augmentation de la production, les animaux sont utilisés pour compenser la pénurie de main-d'œuvre.

Malgré les grandes inventions techniques de l'ère industrielle, la force animale reste largement exploitée. Quels secteurs font appel aux bêtes, et pour quels usages ?

Entre le Moyen Âge et le XVIIIe siècle, l’utilisation de la force animale est peu à peu adaptée à toute une série de secteurs. Les mines, qu’il s’agisse de mines métalliques ou de mines de charbon, sont un grand terrain d’exploitation de cette force animale qui permet d’extraire le charbon et de lever les eaux au moyen de chaînes à godets. Puis face à l’ouverture de mines de plus en plus profondes et à la demande croissante de charbon, l’utilisation des animaux s’impose pour augmenter les capacités d’extraction.

L’adoption de la machine à vapeur vise initialement à compenser le trop grand nombre d’animaux nécessaire pour les tâches d’extraction. Les animaux sont aussi mobilisés dans le monde artisanal. Les brasseurs, dont l’activité augmente considérablement à partir de la fin du Moyen Âge, emploient chevaux et bœufs à broyer les céréales ou lever les liquides. Les animaux interviennent également dans l’art du tannage, qui transforme les peaux en cuir. Dans l’industrie textile, identifiée comme le premier secteur à utiliser la machine à vapeur, les premières filatures recouraient très fréquemment à la force animale. Sans être l’unique source d’énergie, le travail animal se développe tout au long du siècle des Lumières, avec l’amélioration constante des équipements auxquels on peut atteler les bêtes.

Comment expliquer que cette réalité soit encore méconnue ? 

L’une des raisons tient au fait qu’il s’agit de techniques modestes, peu spectaculaires, pour lesquelles il n’existe que des sources dispersées, limitées et lacunaires. De façon générale, le XIXe siècle a sans nul doute marqué l’apogée de la présence animale dans de nombreux espaces sociaux. Les effectifs des chevaux augmentent ainsi beaucoup, passant d’environ 30 000 à 80 000 à Paris au cours du siècle. Contrairement aux grandes inventions techniques qui permettent d’utiliser les ressources fossiles, les équipements qui reposent sur le travail animal ne fascinent pas et ne sont que peu documentés. Les historiens des techniques, reprenant les écrits des ingénieurs, n’ont pas échappé à cet imaginaire du progrès qui valorise la nouveauté au détriment de ce qui existe. D’autant qu’au moment où ces pratiques sociales avec les animaux atteignent leur apogée, on pense que c’est une pratique antique destinée à disparaître…

Par ailleurs, les animaux préoccupaient peu les historiens jusqu’à récemment. Si l’histoire des animaux – sauvages, d’élevage… – s’est beaucoup développée ces dernières décennies, les animaux prolétaires ont très longtemps été invisibles et restent un angle mort de notre histoire.

Quelles sont les conditions de travail de ces « animaux prolétaires » ?

Les conditions sont évidemment très hétérogènes selon que les animaux soient utilisés dans une mine, un atelier ou dans une petite exploitation agricole, mais elles sont globalement très mauvaises. Ce qui m’interpelle, c’est que certains considéraient qu’elles étaient meilleures que celles des humains. Des médecins expliquent ainsi qu'à Lille en 1830, les chevaux travaillent dans de meilleures conditions que les prolétaires. En tant que propriété du maître, le cheval est un bien plus précieux que l’ouvrier…

Quand les humains parlent des animaux dans l'histoire, c’est souvent dans une logique métaphorique par rapport à la condition humaine. Mais il est indéniable que, dans le contexte productiviste de sociétés très contraintes sur le plan énergétique, économique et social, les conditions de travail des animaux étaient très difficiles. D’autant que cette énergie animale était utilisée pour produire un mouvement mécanique, travail particulièrement pénible…

 

Des voix visant à, sinon s'indigner, au moins à s'attarder sur la souffrance animale, s’élèvent-elles à ce moment-là ?

La question de la souffrance animale émerge au milieu du XIXe siècle, avec l’apparition de nouvelles sensibilités à la cause animale, dans un contexte où le développement de nouvelles techniques et solutions, notamment les énergies fossiles, est supposé rendre le travail animal obsolète. La première cible du mouvement de la Société protectrice des animaux (SPA), fondée en 1845, est le travail visible dans l’espace urbain. Les mauvais traitements que font subir les charretiers à leurs chevaux sont ainsi régulièrement dénoncés.

Ceci dit, c’est avant tout pour adoucir les mœurs des hommes que l’on s’efforce de limiter la violence envers les bêtes dans l’espace public. La condamnation varie par ailleurs selon les travaux et les espèces. La compassion est moindre pour les bœufs et les mulets, dont l’exploitation ne fait pas polémique. En revanche, le travail à l’usine du cheval, considéré comme un animal noble, utilisé pour les loisirs de la haute société, apparaît comme scandaleux...

Certains considèrent que, pour certains animaux, le travail est préférable à l’inactivité – celle des chiens qui restent enfermés dans des intérieurs bourgeois, par exemple. Plus largement, il n’y a pas de condamnation unanime, y compris au sein de la SPA, du travail animal. Des vétérinaires considèrent qu’il n’est pas mauvais en soi, mais qu’il faut le réguler, l’encadrer, l’adapter –  comme celui des humains.

Spécialiste de l'histoire des mondes du travail, des techniques et de l'environnement, François Jarrige est maître de conférences à l'université de Bourgogne et membre de l'Institut universitaire de France. Son ouvrage La Ronde des bêtes est paru aux éditions La Découverte en 2023.