Interview

Au XIXe siècle, le retour en force d'une sexualité procréative et normée

le 10/03/2024 par Gabrielle Houbre, Marina Bellot
le 04/03/2024 par Gabrielle Houbre, Marina Bellot - modifié le 10/03/2024

Sous la double influence de la morale religieuse et de l'hygiénisme médical, le XIXe siècle consacre une sexualité hétérosexuelle, conjugale et procréative. L'historienne Gabrielle Houbre revient sur ce tournant et ses conséquences sur la société dans l'ouvrage collectif Une histoire des sexualités

RetroNews : En quoi le XIXe siècle, qui promeut une sexualité strictement procréatrice et normée, rompt-il avec le siècle précédent ? 

Gabrielle Houbre : En promouvant avant tout une hétérosexualité conjugale procréative, le XIXe s’inscrit d’abord dans une longue durée, rythmée par certains préceptes religieux tirés notamment de la Genèse pour la nécessité de faire couple (II-24), ou pour l’impératif de la reproduction (I- 28). Dans ce cadre exclusif, « la volupté sexuelle » peut trouver une « légitimité » comme Thomas d’Aquin l’explique dans sa Somme théologique (XIIIe s.) ; en dehors, il la considère tout au contraire comme « mauvaise et coupable », de la même façon que si elle est atteinte « d’une manière qui ne convient pas à l’acte de la génération ».

Les ruptures sont plutôt d’ordre culturel : par exemple la Restauration sonne le retour au pouvoir des Ultras catholiques, souhaitant en finir avec une permissivité sexuelle incarnée par la forte figure du libertin, qui se décline surtout au masculin. Sylvie Steinberg rappelle ainsi qu’au XVIIIe siècle, la recherche à tout-va du plaisir sexuel combinée avec le souci de ne pas faire d’enfants et, plus largement, la remise en cause de l’ordre sexuel et religieux, paraît toucher les différentes couches sociales.

Le motif romantique de l’éducation sentimentale, qui forme la trame de bien des petits comme des grands romans du premier XIXe siècle, s’éloigne de ce dérèglement impie des mœurs. Il réclame du jeune bourgeois de la pondération, tolère un apprentissage sexuel prénuptial auprès des femmes du peuple (prostituées, domestiques, paysannes, ouvrières…) et même des femmes mariées des élites, susceptibles de lui enseigner les codes de civilité en même temps que l’aguerrir sexuellement ; mais ceci lui interdit en revanche d’attenter à la sacro-sainte virginité des demoiselles avant le mariage.

 

Dans quelle mesure les discours médicaux et religieux sur la sexualité influencent-ils les mœurs et les pratiques ?  

Au XIXe siècle, la déchristianisation lancée par la Révolution a largement touché les hommes – beaucoup moins les femmes – et les médecins ont pris leurs distances avec les croyances pour établir des protocoles d’études scientifiques. Au nom cette fois de l’hygiène sanitaire, ils ne disent pourtant guère autre chose que l’Église et une morale d’inspiration judéo-chrétienne continue à imprégner fortement leur approche de la sexualité.

Déjà grandissante lors des siècles précédents, leur puissance prescriptive culmine lors de la Belle Époque. Les médecins se projettent au cœur de l’intimité sexuelle des couples en délivrant nombre d’injonctions normatives à leur patientèle. Certains veulent toucher un plus large public et vulgarisent leurs savoirs en publiant des manuels de sexualité conjugale sur le modèle – mais sans la charge transgressive – du fameux Tableau de l’amour conjugal de Nicolas Venette (1686), qui continue sa bonne fortune éditoriale par-delà le XIXe siècle. Le diable se nichant dans les détails, ces médecins n’hésitent pas à calibrer la position (sans surprise, l’homme étendu sur la femme), le lieu (la chambre), le moment (le matin), voire le nombre d’étreintes qu’un mari peut se permettre en fonction de son âge. L’heure est à la « régulation spermatique » – pas question de dépenser son précieux liquide avec une épouse ménopausée –, mais aussi comportementale : l’ignorance et la pudeur de la nouvelle compagne réclame un exercice de la virilité tout en délicatesse lors de la nuit de noces, faisant ainsi écho à Balzac qui, dès 1829, lançait aux lecteurs de sa Physiologie du mariage :

« Ne commencez jamais le mariage par un viol ». 

Il est difficile de mesurer le degré d’adhésion des hommes et des femmes à l’ensemble des préconisations formulées par l’Église et le corps médical, au « dispositif de sexualité » mis en lumière par Foucault. Elle est sans aucun doute forte pour certaines pratiques qui hantent l’imaginaire social comme la masturbation. L’ouvrage que le docteur Tissot consacre en 1760 à L’Onanisme attise les peurs avec une folle intensité durant tout le XIXe siècle. En 1830 paraît Le Livre sans titre destiné à faire peur aux jeunes gens et aux parents, qui illustre sous forme de vignettes en couleurs – presque une BD – la dégénérescence physique d’un jeune garçon que la masturbation conduit au tombeau après de terribles souffrances. Dès la Restauration, des médecins comme Jalade-Lafond proposent des corsets anti-masturbation pour les deux sexes. Mais quel impact réel sur cette pratique secrète ?

En revanche, on sait que la fécondité des couples est orientée depuis l’époque des Lumières à la baisse, ce qui témoigne globalement d’une dissociation effective entre sexualité et procréation. L’importance des naissances hors-mariage révélée par la démographie montre les limites des injonctions à une sexualité strictement conjugale. De la même façon, la banalité de l’adultère qui traverse l’ensemble de la société, dit bien les libertés sexuelles que les hommes comme les femmes s’accordent (rappelons ici que le divorce est interdit entre 1816 et 1884), les secondes ayant toutefois beaucoup plus à perdre que les premiers. Femmes du peuple ou bourgeoises, elles risquent leur réputation, autrement dit une caractéristique essentielle de leur patrimoine social, la prison (jusqu’à deux ans quand leur partenaire ne s’expose qu’à une simple amende) et la perte de la garde de leurs enfants. Tout ceci permet d’apprécier leur capacité à s’affranchir des normes sexuelles en dépit des menaces qui pèsent sur elles.

Quelle est la teneur de l’éducation sentimentale et sexuelle des jeunes filles dans le premier XIXe

Des « oies blanches » ! Si l’expression date de la Belle Époque, cet idéal éducatif bourgeois porté par la France, mais plus largement en Europe par les pays de confession catholique comme l’Italie ou l’Espagne, trouve sa pleine mesure dans le premier XIXe siècle. Cette association peu flatteuse pour la féminité entre un volatile de médiocre réputation et la couleur virginale en résume l’essentiel : les jeunes filles sont élevées à la maison, au pensionnat ou au couvent, dans des univers unisexués et dans la totale ignorance des corps, et plus encore de la sexualité. En attendant l’étape cruciale du mariage, il s’agit en effet pour la société de les soustraire à toute influence pernicieuse en les barricadant derrière la double tutelle de la mère et de l’Église.

Leur « innocence », concept normatif, requiert la virginité du sexe, du corps et de l’esprit, et leur éducation est donc gouvernée par les impératifs de chasteté, de pudeur et de pureté. Elles sont ainsi exhortées à s’approprier comme modèle la Vierge Marie et ses vertus de douceur, d’abnégation et de dévouement à son fils Jésus. Dès 1824, la comtesse Claire de Rémusat, dans son novateur Essai sur l’éducation des femmes, déplore un système éducatif étriqué qui voit les filles élevées de la même façon « se ressembler à peu près toutes » et « condamnées à la même nullité ». D’éducation sexuelle, il n’est donc pas question. Quant à l’éducation sentimentale, elle passe beaucoup par la narration littéraire (type Conseils à ma fille de Jean-Bouilly, 1812) ou visuelle (imagerie pieuse et moralisatrice) qui sanctionne toute héroïne s’écartant du droit chemin. 

Des différences existent néanmoins entre les jeunes filles des élites et celles des milieux populaires, rarement « oies blanches ». Elles acquièrent vite un savoir empirique par la promiscuité imposée par des habitats souvent exigus et par les avances, sinon les agressions sexuelles, dont elles font tôt l’objet. Dans les campagnes, les paysannes ont des occasions régulières de rencontrer les garçons et dans certaines régions, il existe une véritable latitude pour nouer des relations amoureuses pré-nuptiales.

Quelles évolutions connaît le XIXe siècle en matière d’émancipation sexuelle des jeunes filles ?

À compter surtout du Second Empire, ce modèle éducatif est mis en balance avec celui mis en place dans les pays protestants, Angleterre puis États-Unis en tête. Un nombre grandissant de pédagogues louent la mixité des sexes, qui préparerait mieux à la vie conjugale et en société, et la responsabilisation des filles, à qui les mères dispensent un minimum d’éducation sexuelle. Ainsi la féministe Olympe Audouard considère que les Anglais, les Américains et les Allemands, qui confient aux jeunes filles elles-mêmes leur honneur à garder, est la marque du plus grand respect qu’on puisse accorder aux femmes (North-America. A travers l’Amérique, 1871).

Lors de la Belle Époque, l’étau se desserre : les jeunes filles s’emparent largement des pratiques anglo-américaines du flirt et la question des connaissances physiologiques à acquérir est posée ouvertement. Dans un souci prophylactique, pour éviter la propagation de la syphilis, des médecins conjurent les mères de donner des rudiments d’éducation sexuelle à leurs filles – ce qu’elles se refusent toujours à faire. Des féministes, comme Nelly Roussel ou Augusta Moll-Weiss mais aussi Victor Margueritte, interviennent dans ce sens.

Pourtant, l’absence de connaissances sexuelles des jeunes filles lorsque arrive leur nuit de noces continue à être la règle. Dans son journal intime tenu au début des années 1900, Mireille de Bondeli, issue de la haute bourgeoisie protestante mais éduquée selon les principes éducatifs du modèle éducatif dominant de l’oie blanche, raconte à la fois ses expérimentations du jeu amoureux, à la tactilité toujours limitée, mais aussi comment elle a découvert lors de sa nuit de noces les réalités sexuelles du mariage. Bien qu’elle ait fait un mariage d’inclination – lorsque la grande majorité des filles et des garçons concluent des « unions de raison » – elle fut effrayée par les manifestations physiques de l’ardeur amoureuse de son mari, se demanda s’il n’était pas devenu subitement fou et trouva « dégoûtant » l’acte sexuel.

Comment les déviances et « perversions » sont-elles encadrées et réprimées, en particulier la prostitution ? 

Le code pénal de 1810 sanctionne d’abord une série de délits et crimes sexuels bien identifiés, notamment l’adultère, l’excitation de mineurs à la débauche (proxénétisme) et le viol. Toutefois, des pratiques sexuelles échappant aux normes et a priori non pénalisables, peuvent être atteintes par le biais des articles punissant l’outrage public à la pudeur et l’attentat à la pudeur. C’est le cas de l’homosexualité, dépénalisée dès 1791, mais traquée en permanence par la police des mœurs dès lors qu’elle concerne les hommes.

Toutefois, plus que la punition judiciaire, c’est bien souvent la « peine sociale » qui est la plus lourde à supporter, surtout pour ceux qui jouissent d’un statut social élevé. Ainsi le comte Lebègue de Germiny, conseiller municipal de Paris, surpris avec un ouvrier dans un urinoir des Champs-Élysées, est condamné en 1876 pour outrage public à la pudeur à 2 mois de prison et 200 f. d’amende. Mais cette pénalité judiciaire n’est rien en comparaison de ses conséquences sociales, et la presse joue ici un rôle déterminant en publicisant l’arrestation de Germiny et en fustigeant sans relâche le notable dévoyé. De fait sa vie, et par ricochet celle de ses proches, est totalement dévastée. Lourdement touchée par le déshonneur, sa famille le rejette et se condamne à la plus stricte discrétion. Sa femme se sépare de lui et ira vivre dans ses terres bretonnes, sa fille et ses deux fils semblent contraints au célibat quand bien même elle et ils pouvaient prétendre à d’excellentes unions, et l’un finit par embarquer pour les États-Unis. Germiny, lui-même exilé en Argentine où il meurt en 1898, ne les reverra jamais. 

En 1849 l’affaire du sergent Bertrand, qui déterrait des cadavres de femmes en les profanant sexuellement, révèle, avec une nouvelle fois le concours de la presse, la nécrophilie et avec elle le concept de « perversion » sexuelle – utilisé pour la première fois par l’aliéniste Michéa. Non prévue par le code pénal, cette sexualité macabre horrifie la société tout entière mais n’a pu être condamnée que légèrement pour violation de sépulture. L’expression de « perversions sexuelles » s’impose dans les années 1880 et les psychiatres listent les principaux comportements contrevenant à l’orthodoxie sexuelle : à côté de l’inversion sexuelle, l’exhibitionnisme, le fétichisme, le sadisme et le masochisme, la bestialité (ou zoophilie), l’hypersexualité (satyriasis côté hommes, nymphomanie côté femmes) ou l’érotomanie (Albert Moll, Les Perversions de l’instinct génital, 1893).

Pratiqués sans violence et dans un espace privé, ils n’entraînent généralement pas de poursuites judiciaires. Dans ces cas, l’encadrement sinon la répression de telles pratiques peuvent être gérés par la famille et, plus largement, par l’environnement social. Si ces « perversions » entrent dans le cadre d’un délit ou d’un crime pénalisable, alors elles en constituent des facteurs aggravants. Ainsi dans le cadre d’une affaire de proxénétisme en 1891, Michel Bloch écope d’une peine de 6 mois et 500 f. d’amende pour « violences et voies de fait » sur une mineure : ce riche banquier payait les services sexuels de jeunes filles avec ceci de singulier qu’il leur piquait un mouchoir sur la poitrine à l’aide multiples épingles avant de l’arracher d’un coup pour éprouver de l’excitation sexuelle. Ce sadisme lui valut les gros titres de la presse qui, bien sûr, établit une filiation avec le célèbre marquis.

Mais la prostitution, quand elle ne s’accompagne pas de proxénétisme à l’égard de mineures de moins de 21 ans, n’est pas considérée comme une déviance ou une perversion sexuelle. Elle fait l’objet de réprobation sociale certes, mais le code pénal ne la sanctionne pas et la police l’a réglementée au tournant des XVIIIe et XIXe siècle. Ceci dit, le travail clandestin du sexe, qui ne cesse de se développer, fait l’objet de toutes les attentions de la police des mœurs. De nombreuses arrestations ont lieu, mais elles sont impuissantes à freiner cette dynamique.

Les prémices d'une libéralisation sexuelle sont-elles en germe à la fin du XIXe

La question se pose davantage pour les femmes que pour les hommes, lesquels bénéficient en matière de sexualité de libertés et de privilèges sans commune mesure (hormis les homosexuels). Disons que, globalement, cela ne saute pas aux yeux même si la Belle Époque contient il est vrai son lot d’avancées. Les féministes d’avant-guerre, hors une poignée d’entre elles, n’ont pas placé la libéralisation sexuelle parmi les premiers combats à gagner. Il y a certes des individualités pour forcer les verrous, à l’image de Colette qui profite de son exposition scénique en 1907, lors de deux pantomimes, pour embrasser son amante Missy et pour découvrir son sein, créant par deux fois le scandale.

D’autres, moins connues et moins spectaculaires, et qui pour mener une vie sexuelle s’éloignant de la monogamie conjugale, ont fait preuve d’une réelle capacité à se créer des espaces de liberté non conventionnels. Et celles-là, nous n’avons pas fini de les découvrir.

Spécialiste du genre, Gabrielle Houbre est historienne au laboratoire CERILAC de l'Université Paris Cité. L'ouvrage Histoire des sexualités, dirigé par Sylvie Steinberg, est paru aux éditions du PUF en 2018.