Rencontre avec deux des commissaires de l’exposition : Élise Dubreuil, conservatrice en chef des Arts décoratifs au musée d’Orsay et Sandrine Maillet, chargée de la collection d’affiches au département des Estampes et de la photographie à la BnF.
Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier
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RetroNews : Comment l’affiche s’est-elle imposée dans le paysage urbain, transformant radicalement les rues dans la seconde moitié du XIXe siècle ?
Sandrine Maillet : L’essor de l’affiche illustrée en couleurs est étroitement lié à Jules Chéret, considéré comme le père de l’affiche moderne : en 1866, il ouvre une imprimerie à Paris et commence à utiliser le procédé de la lithographie pour réaliser de grandes affiches illustrées polychromes, qui font la promotion de lieux de divertissement comme le Bal Valentino, ou de spectacles, par exemple aux Folies-Bergère. Chéret est très rapidement suivi par d’autres imprimeurs et lithographes, parmi lesquels Alfred et Léon Choubrac, ou encore Émile Levy. Pendant 20 ans, le style de Chéret domine. Il est imité par le reste de la profession, et ce n’est qu’au moment où les avant-gardes s’emparent de l’affiche que l’on assiste à un renouvellement de son esthétique.
Dès la fin des années 1860, les affiches se multiplient dans les rues, comme le montrent des tableaux comme L’Étameur de Carrier-Belleuse en 1882, des photographies, notamment d’Eugène Atget au tournant du siècle, ou un peu plus tard, au début du XXe siècle, des autochromes qui les présentent dans toutes leurs couleurs.
L’affiche illustrée était-elle absente des rues auparavant ?
S. M. : La lithographie, inventée à la fin du XVIIIe siècle, avait servi, à partir des années 1830, à réaliser de petites affiches illustrées destinées à la promotion de livres. Celles-ci étaient apposées dans les cabinets de lecture ou dans les librairies, et étaient en noir sur fond blanc. Un peu plus tard, le même type d’image est collé au centre d’un placard de texte qui est affiché dans la rue, comme par exemple l’affiche pour Les Chats de Champfleury illustrée par Édouard Manet en 1868 [voir l’image d’ouverture].
Des essais d’affiches illustrées en couleur et de grand format avaient aussi été tentés : à partir de 1845, l’imprimeur Jean-Alexis Rouchon en réalise en reprenant la technique du papier peint. Certaines de ses productions sont immenses, atteignant 3 m de haut. Mais cette expérience est très circonscrite : Rouchon ne fait pas d’émules.
Élise Dubreuil : Les affiches imprimées selon cette technique de gravure sur bois avaient des couleurs parfois aussi éclatantes que celles qui reposeront sur la lithographie. Leur texture était cependant très différente : elles étaient plus épaisses ; la main du dessinateur restait aussi peu perceptible.
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Si Jules Chéret et ses imitateurs rencontrent le succès, n’est-ce pas aussi, au-delà du procédé technique de la lithographie, que l’affiche répond à ce moment-là aux évolutions de la société ?
E. D. : L’essor de l’affiche est indéniablement lié à la société de consommation. Le développement de l’industrie crée un marché inédit de biens de consommation courante. Si les centres urbains abritent aussi des populations au niveau de vie misérable, leurs habitants ont, malgré tout, en moyenne un pouvoir d’achat supérieur au reste du pays. Pour satisfaire cette clientèle, les grands magasins naissent à la fin du Second Empire. Leur modèle s’appuie massivement sur la publicité : il s’agit de limiter les stocks, de vendre rapidement et d’attirer sans cesse en présentant toujours des nouveautés. L’affiche devient alors le support par excellence de leur publicité.
Les salles de spectacle utilisent elles aussi massivement l’affiche. Celle-ci est d’autant plus nécessaire que les théâtres et cabarets sont en forte concurrence les uns avec les autres, que les programmes sont rarement imprimés et que les spectacles changent souvent.
S. M. : La production d’affiches elle-même s’industrialise : dans le dernier quart du XIXe siècle, les presses mécaniques fonctionnent désormais à la vapeur ou au gaz, pour des tirages parfois colossaux, pouvant atteindre les 20 000 exemplaires !
L’exposition porte le titre « L’art est dans la rue ». Mais les affiches sont-elles d’emblée perçues comme une forme artistique ?
E. D. : L’affiche était perçue à ses débuts comme un nouveau support publicitaire ne relevant pas nécessairement de l’art – même quand la composition, à l’époque des affiches de librairie, était signée Daumier… Elles ont pu susciter des réactions assez négatives. En 1871, Charles Garnier évoque dans la Gazette des beaux-arts, ces « affiches agaçantes » qui masquent les façades des monuments – on entend bien là le point de vue de l’architecte de l’Opéra…
Un basculement de la perception s’opère néanmoins dans les années 1880 : il vient des critiques, qui font entrer officiellement les affiches dans le champ artistique. Attachés au renouveau de la peinture, ils valorisent alors le dynamisme, les couleurs, ou la simplification des formes qui sont à l’œuvre dans les affiches. Ces principes esthétiques entrent aussi en résonance avec la démarche picturale d’un certain nombre d’artistes, notamment les « Nabis » – Pierre Bonnard, Félix Valloton, ou encore Toulouse-Lautrec qui expose avec le groupe à ses débuts… – qui s’emparent largement de ce médium.
S. M. : Pour ces peintres, l’affiche n’est pas qu’une source de revenus, même si elle a cet avantage de leur procurer une rémunération : elle leur offre une audience très large, des grandes surfaces propices aux expérimentations et aux recherches graphiques, et participe de leur reconnaissance en tant qu’artiste… Elle n’est pas à leurs yeux une activité dévalorisante. Elle l’est d’autant moins que tout un discours en faveur de cet art de la rue, facile et accessible, se développe alors, notamment sous la plume de Roger Marx ou de Félix Fénéon.
Jules Chéret lui-même est bien, dès les années 1880, vu comme un artiste à part entière : Huysmans par exemple, dans un compte rendu du Salon dont il a trouvé les œuvres désespérantes, conseillera au public d’aller « se débarbouiller les yeux face aux affiches » et de découvrir « les étonnantes fantaisies de Chéret ». L’exposition monographique qui lui est consacrée en 1889 dans le hall du Théâtre d’Application et qui rassemble pastels, esquisses et affiches marque aussi cette reconnaissance.
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Les affiches envahissent-elles alors les rues de toutes parts ?
S. M. : Le Paris haussmannien en plein travaux accueille massivement les affiches sur ses très nombreuses palissades de chantier. Mais un mobilier urbain dédié est rapidement installé : ce sont les fameuses colonnes Morris, mises en place dès 1868. De leur côté, les salles de spectacle posent des chevalets devant leur porte ou réservent des encarts sur leurs façades. Le métier s’organise aussi : des sociétés d’affichage se créent pour proposer les services de leurs « colleurs d’affiches ».
E. D. : L’affichage peut avoir un caractère très tapissant, recouvrant des pans entiers de murs. Mais on sent une sorte d’autodiscipline : les affiches s’inscrivent dans une démarche de vente, personne n’a intérêt à ce que ce soit l’anarchie ! On voit bien sur les photographies ou les autochromes le soin apporté : les affiches sont généralement collées bien droites et se recouvrent peu les unes les autres.
Une règlementation se met néanmoins en place : la loi du 29 juillet 1881 – dite loi sur la liberté de la presse, et qui est plus largement une loi sur la liberté d’expression – consacre le principe du « défense d’afficher » : partout où la mention n’apparaît pas, l’affichage est réputé possible. Le paiement d’un timbre fiscal, dont le tarif est fixé en fonction du format, participe aussi de la régulation.
Les affiches sont-elles parfois censurées ?
S. M. : À partir de la loi du 29 juillet 1881, il n’y a plus de censure préalable. Néanmoins les affiches peuvent tomber sous le coup de la loi du 2 août 1882 sur le délit d’outrage aux bonnes mœurs. Une affiche de Choubrac qui faisait la promotion du journal Fin de siècle en présentant une jeune femme un peu dévêtue a par exemple été retirée des rues de Paris sur ordre de la préfecture de police, avant que ce retrait soit confirmé par un jugement. L’artiste en fait alors une seconde version, sur laquelle le décolleté de la jeune femme est désormais caché par la mention « cette partie du dessin a été interdite ». Dans une autre affiche, Choubrac dénonce la censure en proposant un « Grand choix de feuilles de vignes de toutes grandeurs pour affiches illustrées ».
Est-ce là un cas exceptionnel ?
E. D. : Les affiches publicitaires de la fin du XIXe siècle ne sont pas avares de stéréotypes. Et l’idée qu’une femme peu habillée ou court vêtue attire le regard, appâte le client et donc « fait vendre » est déjà présente. Des femmes jeunes à la taille fine, à la poitrine opulente, arborant un grand sourire sont très nombreuses sur des affiches qui cherchent à vendre aussi bien des lampes à pétrole que des cigarettes. Tout l’enjeu est de jouer avec les codes et de ne pas aller trop loin pour ne pas être censuré.
S. M. : Jules Chéret lui-même invente une figure féminine au corps sexualisé. Ce personnage stéréotypé est repéré par les contemporains et baptisée la « chérette ». Mais l’on trouve aussi sur les affiches, loin de ce modèle fantasmé, des femmes de la vraie vie, voire des anti-modèles, comme dans l’affiche réalisée par Ibels pour Andrée Sumac et qui montre une femme de foire, très terrienne et musclée.
Peut-on dire que ces affiches publicitaires ont contribué au mythe de la Belle Époque ?
E. D. : Bon nombre de ces affiches montrent en effet une société assez brillante, la naissance d’un « Paris moderne », avec ses biens de consommation, ses spectacles et ses nouvelles vedettes – Sarah Bernhardt immortalisée par Mucha, Aristide Bruant ou La Goulue par Toulouse-Lautrec, etc. Elles témoignent moins les questions sociales et politiques, et ce pour une raison simple : ces affiches sont là pour vendre. Les tensions sociales peuvent néanmoins transparaître par des voies indirectes, notamment dans les affiches destinées à faire la promotion de romans ou de journaux engagés.
S. M. : On trouve par ce biais des représentations farouchement anticléricales ou hostiles à l’armée… Je pense par exemple à cette publicité d’Henri Gustave Jossot pour le journal L’Action, intitulée « À bas les calottes ! ». Celle réalisée par Clémentine Hélène Dufau pour le journal La Fronde porte elle aussi un message très clair : ces femmes regardent vers un avenir meilleur. Des affiches de Jules Grandjouan pour les syndicats traduisent de leur côté des questions sociales, alertant par exemple sur les accidents de cheminots.
E. D. : Ce sont d’ailleurs les mêmes artistes qui produisent les affiches de spectacles, les réclames pour les cigarettes et les biscuits, et les publicités de ces publications militantes. Ce qui permet de pondérer l’idée d’artistes qui n’auraient valorisé que les aspects positifs de cette prétendue Belle Époque… Les affichistes sont aussi souvent des dessinateurs de presse, à l’image de Steinlein, Grandjouan, Jossot ou Willette.
Mais il est vrai que le monde politique à proprement parler ne s’emparera des affiches qu’au début du XXe siècle, et surtout pendant la Première Guerre mondiale, à des fins de propagande. La force de conviction de l’image finit par s’imposer. Sans doute y avait-il jusque-là une forme de méfiance vis-à-vis des illustrations, considérées comme un peu frivoles. Pour faire passer des messages politiques, on placardait des textes, non des images – on sait à quel point les placards ont été nombreux pendant la Commune.
Les affiches étaient vouées à disparaître, elles sont un art par essence éphémère. Comment sont-elles parvenues jusqu’à nous ?
S. M. : Les affiches du XIXe siècle étaient en effet réalisées sur un papier qui n’était pas fait pour durer… C’est largement grâce au dépôt légal, effectué par les imprimeurs, que nous disposons aujourd’hui d’affiches en très bon état, qui n’ont jamais été placardées dans l’espace public. Notre fonds de quelque 300 000 affiches s’est aussi enrichi de dons ou d’acquisitions, notamment issus de collections privées.
Toute une affichomanie s’était développée pendant la période de l’âge d’or de l’affiche illustrée, dans les années 1890 ; des épreuves rares, limitées, voire numérotées étaient parfois produites en complément de l’affiche courante et suscitaient l’intérêt des amateurs. Grâce à ces collectionneurs, ces affiches ont ainsi été préservées et ont pu entrer à la Bibliothèque nationale de France.
Pour en savoir plus
L’exposition « L’art est dans la rue » se tiendra du 18 mars au 6 juillet 2025 au Musée d’Orsay, à Paris.
Ecrit par
Alice Tillier-Chevallier est journaliste indépendante. Spécialisée en histoire, patrimoine et éducation, elle collabore notamment à Archéologia et à la revue Le Français dans le monde.