RetroNews : Votre ouvrage montre que la lecture féminine au XIXe siècle n’était pas un « simple loisir ». Quelles étaient les principales barrières qui entravaient l’accès des femmes à la lecture ?
Isabelle Matamoros : Elles sont de plusieurs natures. Matérielles d’abord, car les filles sont moins scolarisées que les garçons, elles ont moins accès aux imprimés dans leur environnement professionnel. Le coût du livre, aussi, représente un obstacle concret.
Symboliques ensuite, car nombreux sont ceux qui estiment qu’il n’est pas nécessaire, voire dangereux, de former des femmes très instruites. Pour Rousseau, référence incontournable du XIXe siècle, toute l’éducation des femmes est subordonnée à celle des hommes.
Politiques enfin, car l’ordre genré qui se met en place aux lendemains de la Révolution abandonne l’éducation des filles à la charge des familles et de l’Église, et exclut les femmes des fonctions publiques, intellectuelles, savantes.
Justement, les archives de presse de l’époque regorgent d’articles mettant en garde contre les dangers de la lecture pour les femmes, souvent associée à la perversion ou à l’hystérie. Quels types d’ouvrages étaient perçus comme menaçants, et pourquoi ?
Il s’agit principalement des romans, soupçonnés de faire perdre aux femmes la « notion de réalité ». Les femmes, pense-t-on à l’époque, sont d’une nature plus sensible et possèdent une imagination plus vive qui les rend plus impressionnables et plus crédules. Elles n’arriveraient pas à distinguer la fiction de la réalité. Les médecins avancent donc que la lecture des romans accentuerait cette hypersensibilité et serait un facteur déclencheur des crises d’hystérie. C’est une croyance solidement ancrée dans l’imaginaire du XIXe siècle.
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Votre livre insiste sur le rôle des bibliothèques privées et des cercles de lecture féminins. En quoi ces espaces étaient-ils essentiels pour permettre aux femmes de se réapproprier leur culture littéraire ?
La conquête de ces espaces ne se fait que très progressivement : dans nombre de demeures bourgeoises, la bibliothèque se trouvait dans une pièce interdite aux filles, fermée à clef. Toutefois, alors que les universités sont fermées aux femmes, qu’il est mal vu qu’elles se rendent dans les bibliothèques publiques, les espaces privés ont pu pallier les carences de l’institution.
Dans le quotidien des familles, à l’abri des regards, les exemples des filles très instruites montrent que, alors que les femmes sont longtemps apparues comme étrangères à la culture lettrée, à l’exception d’autrices célèbres, des marges de manœuvre étaient possibles.
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Certaines figures féminines du XIXe siècle, comme George Sand, ont incarné cette volonté d’émancipation par la lecture et l’écriture. Peut-on parler de modèles qui ont inspiré les lectrices à s'affirmer à travers leur rapport aux livres ?
George Sand, que certains journaux féminins surnomment « l’étoile », bénéficie d’une aura incomparable dès ses premières publications. Indiana en 1832 puis Lélia l’année suivante proposent des personnages qui questionnent la condition féminine, et auxquels les lectrices peuvent s’identifier. Avant Sand, il y eut Germaine de Staël, autre grande figure de l’auctorialité féminine.
Néanmoins, les femmes du XIXe siècle posent un regard ambigu sur ces figures, parce qu’il reste mal vu de revendiquer l’indépendance par l’écriture et, plus largement, par le savoir. Sand comme les autres autrices sont désignées par le terme méprisant de « bas-bleus », et beaucoup de femmes ont intégré l’idée qu’il faut faire preuve de modestie dans le rapport au savoir.
Vous montrez que la lecture a servi d’outil d’émancipation bien avant l’essor des luttes féministes structurées. Dans quelle mesure peut-on dire qu’elle a préparé le terrain pour les revendications des femmes au XXe siècle ?
Pour lutter, il faut savoir pourquoi on lutte. Et pour cela, il faut chercher à comprendre, s’instruire et donc lire. Les premières féministes des années 1830-1840 comme les saint-simoniennes ou Flora Tristan l’avaient bien compris. Elles réclament une instruction pour les filles qui s’affranchisse de la rigide éducation catholique. Elles-mêmes lisent beaucoup, même si elles sont d’origine populaire. Au-delà de ces femmes engagées pour la cause des femmes, la lecture a permis à de nombreuses femmes de questionner la condition féminine : leur éducation, leur rapport au savoir, leur horizon social.
Aujourd’hui encore, la majorité des lecteurs sont en réalité des lectrices. Comment expliquez-vous cette surreprésentation féminine dans la lecture, notamment dans la littérature contemporaine ?
Il faut rappeler que cette surreprésentation féminine ne date, dans les enquêtes statistiques, que de 1989 ! Et qu’elle est plutôt la conséquence de la désertion des hommes de la lecture de fiction, notamment. Il n’empêche que l’univers de la littérature est, dans les imaginaires, davantage rattaché au féminin – comme on a longtemps pensé que les femmes avaient un goût « naturel » pour la lecture : il n’y a qu’à voir la surreprésentation des filles dans les études littéraires.
Le basculement s’effectue au milieu du XIXe siècle, lorsque les hommes délaissent les filières littéraires, les « humanités », pour aller vers les sciences, disciplines d’avenir dans une société qui s’industrialise et qui glorifie le progrès technique.
Le XIXe siècle diabolisait la lectrice, la jugeant trop influençable ou trop passionnée. Aujourd’hui, les femmes sont omniprésentes dans le monde de l’édition et de la lecture. Peut-on dire que cette perception a totalement changé, ou des préjugés persistent-ils ?
Des préjugés persistent, bien sûr ! Si l’on prend les dernières enquêtes sur les Français et la lecture, on voit que les femmes déclarent lire davantage de romans (tout type confondus) et de livres de loisirs (bien-être, cuisine, éducation…), tandis que les hommes disent lire surtout des essais (histoire, sciences, techniques) et livres professionnels.
Demeure l’idée d’une lecture de loisir du côté des lectrices contre une lecture « sérieuse » pour les hommes, opposition qui remonte justement au début du XIXe siècle lorsque le roman, fort de son succès, vient bouleverser la hiérarchie traditionnelle des genres littéraires. Il a été depuis lors toujours décrié comme étant une lecture « féminine ».
Si la lecture a longtemps été une arme silencieuse d’émancipation, elle peut aussi être un espace de conformisme ou de reproduction des normes sexistes. Pensez-vous que certains genres littéraires, comme la romance, participent encore à une forme d’assignation genrée de la lecture ?
Romance, romans d’amour, « à l’eau de rose »… tous ces noms désignent des fictions construites suivant un schéma narratif assez simple autour d’une histoire d’amour. Bien qu’ils rencontrent un immense succès, on les critique facilement pour la mièvrerie et les clichés qu’ils délivreraient. Ces romans sont en filiation directe avec les romans sentimentaux du XIXe siècle, et c’est à ce moment-là que l’association négative romans sentimentaux/lectorat féminin s’est effectuée. Pourtant, toute une tradition critique féministe anglophone, à commencer par Janice Radway (Reading the Romance), y a vu un moyen pour les lectrices de s’évader de leur quotidien, voire de critiquer, silencieusement, le patriarcat…
À l’ère numérique, de nouvelles communautés de lectrices émergent sur des plateformes comme Bookstagram, BookTok ou Goodreads. Ces espaces prolongent-ils l’esprit des cercles de lecture du XIXe siècle en permettant aux femmes de partager et s’émanciper ensemble ?
Depuis le XVIIIe siècle, des sociétés littéraires sur le modèle des clubs anglais voient le jour dans les villes françaises. Mais elles sont exclusivement fréquentées par des hommes et elles ne se démocratisent – en direction des femmes ou des ouvriers – qu’à la fin du siècle.
Toutefois, d’autres espaces de discussion permettent aux femmes de partager leurs lectures. C’est le cas par exemple de la veillée, rituel très apprécié qui persiste une bonne partie du siècle. Se réunir le soir pour lire en commun pouvait donner aux femmes un rôle de premier plan. Parfois, ces veillées étaient même exclusivement féminines, comme le raconte Louise Michel dans ses Mémoires.
Si vous deviez recommander trois œuvres du XIXe siècle qui ont joué un rôle fondamental dans l’émancipation des lectrices de l’époque, lesquelles choisiriez-vous ?
On ne peut pas parler, pour le début du XIXe siècle, de culture féministe avec des références littéraires communes. Lorsque Flora Tristan découvre A Vindication of the Rights of Woman (1792), de l’Anglaise Mary Wollstonecraft, elle s’étonne de l’oubli qu’il a connu en France et essaie de le faire redécouvrir. Parmi les livres qui ont joué un rôle fondamental auprès des lectrices, pensons au Génie du christianisme (1802), de Chateaubriand, ou aux Paroles d’un croyant (1834) de Lamennais : le premier parce qu’il leur a fait découvrir une nouvelle sensibilité, romantique ; le second parce qu’il questionnait directement le catholicisme.
Pour en savoir plus
Le Pouvoir des lectrices d’Isabelle Matamoros est paru au début de l’année 2025 aux éditions du CNRS.
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