RetroNews : D'où vient selon vous cette « passion » pour l'opium en France à la Belle Epoque ?
Éric Walbecq : Je dirais que c’est plutôt une mode qu’une passion. Les dernières années de la fin du XIXe siècle furent celles de la grandeur et de la diffusion de l’opium en France. Sa consommation, au départ, l’est quasiment par les marins et matelots revenant des colonies qui avaient pris là-bas l’habitude de fumer de l’opium. Ce sont tout d’abord les grands ports français : Toulon, Brest, Cherbourg pour n’en citer que trois, qui sont les lieux privilégiés pour les fumeries d’opium.
Puis, comme on le voit dans le livre de Delphi Fabrice, Paris est devenue au fil du temps un autre lieu pour les fumeries. Autour de 1900, on en compte environ 300 dans la capitale, ce qui est énorme.
Qui sont alors les consommateurs de cette drogue dans les grandes métropoles de France ?
Il y a toute sorte de consommateurs, mais au départ ce sont les marins qui rentrent de colonies comme nous venons de le voir ; dans une ville comme Paris, il n’y a pas vraiment de profil type. C’est cependant une population aisée qui fume, avec un nombre important d’artistes ou d’intellectuels, en particulier dans les ateliers de Montmartre. Mais nous verrons que toute une autre population est touchée, comme par exemple ce boucher opiomane dont parle Fabrice…
A quel moment Delphi Fabrice débute-t-il son enquête ?
Il commence son enquête dès 1904 et publiera son volume en 1907. Il est très bien introduit dans le milieu de l’opium mais ne donnera jamais le nom de la personne qui le guide dans Paris et sa proche banlieue. Il faut savoir que la plupart des journalistes et reporters de la fin du XIXe siècle ont, à un moment ou un autre, abordés le thème de l’opium, aussi bien parfois pour le défendre que pour lutter contre sa diffusion en France.
à lire aussi
Long format
1936 : l’affaire des fumeries d’opium nantaises

Dans la presse justement, quels sont les premiers articles « de terrain » à traiter ce sujet ?
C’est vraiment au début des années 1880 que paraissent les premiers articles sur les fumeries d’opium à Paris. J’ai donné dans les annexes du volume les articles les plus importants sur ce sujet, tous extraits de la presse d’époque. Il est très difficile d’avoir un retour sur le lectorat des ces articles par contre, mais ils furent lus et servirent bien souvent à des écrivains pour écrire des contes : je pense notamment à Marcel Schwob ou à Jean Lorrain, mais il y en eut beaucoup d’autres.
Lorsque Delphi Fabrice publie son reportage en 1907, qui « est-il » dans la scène littéraire et journalistique parisienne ?
En 1907 Fabrice n’est plus un inconnu dans le milieu littéraire. Il a déjà publié plusieurs volumes, collaboré avec des écrivains comme Oscar Méténier ou Jean Lorrain. Son grand texte, L’Araignée rouge, publié d’abord sous forme de pièce de théâtre sera censuré, puis il l’adaptera en roman, lequel rencontra un certain succès.
Essentiellement journaliste, il collabore très régulièrement à différents quotidiens, dont La Lanterne pendant une période d’une vingtaine d’années. Ces articles concernent essentiellement la vie parisienne, mais il donne aussi beaucoup de critiques d’art. Il publie également à cette époque des romans découpés en feuilletons qui sont rarement repris en volume par la suite.
Dans quels quartiers de Paris s'aventure-t-il pour son reportage autour de la consommation d’opium ?
Delphi Fabrice va dans tout Paris – et en banlieue. Il est guidé dans ses sorties et se fait introduire absolument partout. Il rencontre donc toute sorte d’opiomanes, ce qui fait de son récit un tableau exact de cette société un peu secrète.
Son livre se démarque beaucoup de la littérature sur l’opium, bien souvent romancée, et qui se situe dans les colonies et les milieux maritimes. On pense à Paul Bonnetain, Claude Farrère ou Jules Boissière pour ne citer que les plus connus. Fabrice ne fera pas œuvre de romancier mais bien de journaliste, décrivant ce qu’il voit et notant ce qu’il entend. Nous sommes plus proches de la sociologie que de la littérature à proprement parler…
Il reproduit avec talent et véracité les entretiens qu’il a avec toutes sortes de personnages touchant de près ou de loin l’opium, du consommateur au fournisseur, sans oublier les tenanciers de fumeries d’opium… Il arrive grâce à son récit à faire revire tout un monde disparu et bien souvent ignoré de nos jours.
à lire aussi
Long format
L’affaire Ullmo : jeu et opium condamnés par le Conseil de guerre

On pourrait dire que l'âge d'or de la consommation d'opium en Europe se situe à la fin de la deuxième moitié du XIXe. Lorsque Fabrice rédige son « rapport », est-on déjà dans une phase de déclin de la consommation ?
Non, et justement, c’est sans doute la publication de son enquête en volume qui va mettre le feu aux poudres, si l’on peut dire. Il y a fort à parier que cette publication sera le point de départ de la lente venue à l’interdiction de l’opium à l’été 1916. Ce livre sera l’élément déclencheur qui va conduire les autorités, soutenus par une grande partie de la presse nationale, vers une grande campagne contre l’opium.
L’affaire Ullmo, du nom d’un militaire opiomane qui tenta de vendre des plans secrets à l’Allemagne, fera grand bruit, et sera là aussi un important élément déclencheur. Ullmo sera condamné en février 1908 au bagne à perpétuité… 1908 sera également l’année ou la Chine interdira l’opium sur son territoire, bien avant la France !
Pour en savoir plus
Paris Opium, compilé et préfacé par Éric Walbecq, est publié aux éditions L’Echappée dans la collection Paradis Perdu.
Ecrit par