Aller au contenu principal
Se connecterS'abonner

Nos articles

Le média qui interroge les modes d'écriture de l'Histoire.

À la une
  • Arts
  • Catastrophes
  • Colonies
  • Conflits et relations internationales
  • Économie
  • Éducation
  • Environnement
  • Faits divers
  • Généalogie
  • Histoire de la presse
  • Justice
  • Médias
  • Politique
  • Religions
  • Santé
  • Sciences
  • Société
  • Sports et loisirs
  • Grand siècle
  • Siècle des Lumières
  • Révolution
  • Consulat et Empire
  • Restauration
  • Monarchie de Juillet
  • IIe Rép.
  • Second Empire
  • Commune
  • Débuts de la IIIe Rép.
  • Rép. radicale
  • Première Guerre mondiale
  • Entre-deux-guerres
  • Seconde Guerre mondiale
  • GPRF
  • IVe Rép.
  • Dossiers
  • Séries
  • Podcasts
  • Vidéos

Les archives

De 1631 à 1954, plus de 2000 titres de presse sont publiés sur RetroNews.

Explorer les journaux
Recherche avancée
RetroNews, c’est quoi ?•FAQ

Un espace digital dédié aux universitaires, aux scolaires et aux enseignants

Accéder à l'espace
Se connecterS'abonner
Recherche
RubriquesTimelineJournaux
États-UnisIranIsraël

Interview

Mourir « pour une cause » ? Création des martyrs d’hier et d’aujourd’hui

Dans Les Nouveaux martyrs, Pierre M. Delpu explore la persistance et la transformation du phénomène du martyre, du XVIIIe au XXe siècle. Quelles causes animent ceux qui autrefois se sacrifiaient à Dieu ? Comment la figure de ces nouveaux martyrs sert-elle les luttes politiques contemporaines ? Entretien.

ReligionPolitiqueRévolutionlaïcisationMaratGuy Môquetmartyrs
Pierre-Marie Delpu

Avec

Pierre-Marie Delpu
Marina Bellot

Propos recueillis par

Marina Bellot

Publié le

8 juillet 2025

et modifié le 8 juillet 2025

Image de couverture

« La Mort de Marat », tableau de Jacques-Louis David, 1793 - source : Musée des Beaux-Arts de Belgique-WikiCommons

RetroNews : Comment la notion de martyr a-t-elle été redéfinie à partir du XVIIIe siècle dans le contexte des révolutions sociales et politiques occidentales ?

Pierre M. Delpu : La vague révolutionnaire qui frappe les sociétés européennes et américaines à la fin du XVIIIe siècle remodèle profondément l’ordre politique. Elle procède de formes nouvelles de conflictualité qui introduisent un rapport nouveau à l’exemplarité et à la mort, donnant lieu à un nouvel archétype, le « martyr de la liberté », commun à l’ensemble de cet espace. Celui-ci n’est pas véritablement défini, mais se caractérise par ses traits héroïques que sa mort a révélés ou amplifiés. 

Tel qu’il s’établit à partir des années 1780 et surtout 1790, le martyre politique séculier est à la croisée de ces deux évolutions. Il s’appuie sur l’adaptation séculière de figures religieuses du sacrifice exemplaire : le Christ pour les hommes et la Vierge pour les femmes. Le tableau de Jacques-Louis David,  La Mort de Marat (1793), en est emblématique : après son  assassinat par Charlotte Corday, Marat y est représenté dans une posture christique, que reprennent d’autres images d’exécutions ou de massacres. Le tableau que consacre Francisco de Goya au massacre des civils de Madrid lors de l’invasion de la ville par l’armée napoléonienne, le  Tres de Mayo (1814), donne à voir une construction comparable. En somme, tel qu’il se définit alors, le martyre désigne la sacralité d’une figure de héros victime d’une persécution, et dont la mort révèle l’ampleur du dévouement à une cause. Le martyr devient ainsi une icône d’une cause séculière, offerte à l’admiration et à la dévotion d’une communauté.

Cette vision de l’exemplarité se déploie surtout dans les cultures politiques partisanes de la révolution. Existe-t-il alors des martyrs contre-révolutionnaires ?

Bien sûr, en revanche le sens du terme est chez eux beaucoup plus traditionnel : l’appréhension du martyre reste tributaire de son sens chrétien, celui de la mort en haine de la foi. Des figures comme les Carmélites de Compiègne, religieuses exécutées en France en 1792, le roi Louis XVI, seul souverain européen exécuté par la révolution ou le pape Pie VI, mort en exil, en sont représentatives. Elles sont cependant l’objet de dévotions spontanées qui s’appuient sur la réputation de martyrs qui leur est reconnue. Cette dernière est le fait du corps social, indépendamment des procès ecclésiastiques en béatification et canonisation qui sont parfois introduits plus tard, comme pour Louis XVI en 1820.

La culture du martyre s’impose dans tout l’espace politique post-révolutionnaire, où elle désigne la propension à souffrir ou à mourir pour un engagement. Des situations de violence, des conflits donnent parfois lieu à des martyrologes opposés, qui peuvent être portés par les partisans et les adversaires de la révolution : dès lors qu’elles sont le produit d’un corps social, les mémoires de martyrs séculiers sont agonistiques et référentielles.

à lire aussi

Interview

L'affaire Poerio ou la fabrique d'un martyr révolutionnaire

L'affaire Poerio ou la fabrique d'un martyr révolutionnaire

Comment cette sécularisation de la notion de martyre a-t-elle pu avoir lieu ?

D’abord, l’Église perd progressivement, au fil de la sécularisation au XIXe siècle, le monopole de la construction et du culte des figures saintes : existent de plus en plus de figures séculières d’acteurs et actrices politiques, de savants, d’hommes de lettres, auxquels est reconnue une réputation de sainteté et dont les parcours sont rapprochés des figures chrétiennes de saints ou de saintes. Ensuite, les sensibilités propres à l’époque romantique transforment la notion de sainteté en une expression par excellence de l’exemplarité et le martyre en expression de la souffrance. Le terme martyr connaît une extension de sens sans précédent qui le détache de son sens originel et s’applique à des domaines très variés de la vie sociale. Il existe ainsi des martyrs de la conjugalité, du devoir, du travail, même des animaux et des végétaux martyrs, des pays martyrs, des villes et des villages martyrs.

Cette extension de sens montre que le martyre se détache progressivement de sa matrice héroïque pour désigner de plus en plus des figures de victimes. Elle pose la question de l’intentionnalité : faut-il mourir pour une cause pour être considéré comme martyr ? Mourir lors d’un massacre permet-il d’être martyr, lorsque les violences engagées relèvent de l’intolérable ? Cela permet de qualifier comme tels les civils grecs massacrés par les Turcs à Missolonghi (1822), ou les civils massacrés par l’armée lors du massacre de la rue Transnonain à Paris (1834). Dès lors que le martyre est au fondement d’une culture de l’exemplarité et de la reconnaissance, il s’intègre dans toutes les cultures politiques post-révolutionnaires, indépendamment de leur lien avec la religion. 

Le point culminant de ce processus est l’édification comme martyrs politiques de figures de l’anticléricalisme, comme victimes de l’Église. La notion s’applique par exemple aux vocations religieuses forcées, qui apparaissent comme un cas de martyre vivant, ou aux icônes de la libre pensée, comme le pédagogue catalan Francisco Ferrer.  Exécuté par un tribunal militaire en 1909 après avoir été accusé d’être l’un des protagonistes de l’insurrection barcelonaise de la Semaine Tragique, il est considéré au sein de plusieurs cultures politiques de gauche comme le « martyr des prêtres », point de départ de sa célébrité internationale et des campagnes de soutien dont il fera l’objet.

Quelles sont les différences entre les martyrs chrétiens historiques et ces « nouveaux martyrs » qui apparaissent au XIXe siècle ?

Les martyrs chrétiens historiques sont le point de référence permanent des discours sacrificiels modernes : les martyrs séculiers qu’érigent progressivement les cultures politiques du XIXe siècle sont régulièrement comparés à eux. Ils fournissent les principaux caractères du martyre, c’est-à-dire le dévouement, l’ascétisme, l’acceptation résignée de la mort, que réutilisent tous les courants politiques contemporains. De la même manière, le récit du martyre chrétien de l’Antiquité est celui d’une persécution, une trame narrative que réadaptent les discours mémoriels du XIXe siècle. Ainsi, l’une des principales collections de vie de saints de la tradition chrétienne, La Légende dorée du Génois Jacques de Voragine (1298), est le point de départ du légendaire moderne, qui se construit autour des martyrs séculiers et dont le  républicain français Jules Michelet est l’un des principaux promoteurs.

Malgré cette parenté, les points de divergence sont de deux ordres. D’abord, le martyre séculier est le produit d’un discours victimaire, qu’il reconstruit constamment comme attitude et inclination qui aurait conduit le martyr ou la martyre à accepter la mort au nom d’un idéal supérieur. Du fait de ce procédé, la notion évolue d’acteurs isolés, qui répondent aux caractéristiques de ce qu’on qualifie de « grand homme », à des collectifs d’acteurs et actrices progressivement reconnus par leurs noms. Ce processus intervient au milieu du XIXe siècle et correspond à ce que l’historien Reinhard Koselleck a qualifié de « démocratisation de la mort publique » : la qualité de martyr et les dévotions qui en sont le reflet s’appliquent à de plus larges secteurs de la société. L’évolution culmine avec les initiatives des démocrates, puis des socialistes pour célébrer d’abord le « martyr du peuple », puis le martyre collectif de la classe ouvrière.

Ensuite, à la différence du martyre chrétien qui est par définition universel, le martyre séculier est référentiel. Il est le produit d’une communauté, celle précisément qui reconnaît la valeur exemplaire de son sacrifice. Il devient ainsi une figure de référence, à valeur iconique, qui incarne l’identité de cette même communauté. Les communautés politiques du XIXe siècle ont leurs propres martyrs, qui s’intègrent dans de grands récits politiques à valeur légitimatrice. Les constructions nationales en sont représentatives, auxquelles s’ajoutent parfois d’autres causes politiques. Le discours patriotique des démocrates et des libéraux italiens, par exemple, s’appuie sur la célébration des « martyrs de la liberté italienne », qui font confluer la cause de la liberté et celle de la nation. Hors de la communauté pour laquelle ils font référence, leurs réputations de martyrs ne sont ni reconnues ni célébrées.

à lire aussi

Grands articles

22 octobre 1941 : les derniers instants des martyrs de Châteaubriant

22 octobre 1941 : les derniers instants des martyrs de Châteaubriant

De quelle manière ce martyr est-il devenu un outil de légitimation et de mobilisation dans les luttes politiques des XXe et XXIe siècles ?

Le martyre s’intègre dans des stratégies de propagande et de légitimation propres à chacune des cultures politiques contemporaines, qui toutes lui font référence pour son aspect légitimateur et pour sa force émotionnelle.

Dans les siècles les plus contemporains, son sens évolue partiellement. Son sens héroïque demeure dans les mouvements politiques qui ont besoin de se prévaloir de précurseurs activistes et d’une histoire martiale (dictatures de l’entre-deux-guerres, mouvements terroristes), mais il coexiste de plus en plus avec une figure victimaire qui se nourrit des conflictualités de masse du XXe siècle. Cette dernière occupe une place croissante dans l’espace politique et médiatique contemporain et est surdéterminée par la question des  martyrs de la Résistance et surtout de la Shoah, qui pose la question des concurrences entre situations victimaires.

Surtout, le XXe siècle voit s’exacerber les antagonismes entre des martyrologes concurrents qui ont parfois le même point de départ. Des situations comme la criminalité organisée montrent que coexistent un martyrologe des victimes de la mafia avec un martyrologe des acteurs du crime organisé, lui aussi fondé sur ses propres dévotions et porteur de sa propre légitimité. Il réexploite en cela un schéma ancien de glorification des criminels morts, développé en Sicile dès le XVIIe siècle, parce qu’il exprime une vision de l’ordre social perçue comme légitime. De la même manière, le terrorisme donne lieu à un martyrologe de ses propres victimes, qui s’oppose à un autre, qui lui est concurrent, autour du culte des terroristes morts pour la cause. L’un et l’autre de ces martyrologes sont portés par des communautés dont il est l’expression d’une légitimité.

Comment les martyrs sont-ils représentés dans la culture populaire contemporaine et quels impacts cela a-t-il sur leur mémoire collective ?

Le culte du martyre nécessite une trace à valeur de témoignage, autour de laquelle se focalise le culte qui lui est rendu. Il est d’abord un sacrifice incarné dont le cadavre, sur le modèle de la sainteté, est porteur d’une sacralité et assure sa présence et sa puissance au sein de la communauté qui lui rend hommage. Ces deux caractéristiques fondamentales sont, là encore, issues de l’univers religieux.

En l’absence de corps, ce sont des artefacts qui attestent le sacrifice et sont l’objet d’un culte : il peut s’agir de représentations ou de monuments. Les canons de représentation mobilisés sont avant tout empruntés au christianisme, avec les figures du Christ et de la Vierge qui déterminent l’essentiel des images des hommes martyrs et des femmes martyres. Ces dernières sont transversales, du portrait de Marat mort représenté par David (1793) aux photographies de Freddy Alborta représentant Che Guevara en Christ gisant.

La culture de masse a pour effet de relayer ces représentations et d’assurer leur pérennité : elles expliquent le maintien des mémoires de certains martyrs sur le temps long, à travers divers produits culturels. En 1925, le dramaturge andalou  Federico García Lorca dédie une tragédie à une révolutionnaire supposée, Mariana Pineda, morte en martyre de la liberté près d’un siècle plus tôt. Tout au long du XXe siècle, les figures des  anarchistes italiens Nicola Sacco et Bartolomé Vanzetti sont remobilisées par diverses productions, comme le film Sacco e Vanzetti, présenté en 1971 par l’ancien résistant italien Giuliano Montaldo. Plus récemment, le film Esterno Notte (2022) de Marco Bellocchio a mis en scène les dernières heures de la vie du Président du Conseil italien Aldo Moro, démocrate-chrétien séquestré et exécuté par les Brigate Rosse en 1978, en les assimilant symboliquement à un chemin de croix.

Quelles implications ces changements ont-ils sur les mouvements sociaux contemporains et la reconnaissance des victimes ? 

Les mouvements sociaux et politiques contemporains se nourrissent de martyrologes en constante recomposition qui empruntent à diverses situations de l’histoire des communautés auxquelles ils appartiennent. La permanence du martyr, pour la charge émotionnelle dont il est porteur, influe sur la reconnaissance du statut de victimes : elle est parfois mobilisée par les acteurs et les actrices eux-mêmes, pour réclamer des compensations réelles ou symboliques au nom de l’utilité sociale de la souffrance.

Pour en savoir plus

Pierre M. Delpu est historien des révolutions sud-européennes du XIXe siècle, chargé de recherches FRS-FNRS, rattaché à l'Université Libre de Bruxelles. Ses travaux portent notamment sur le martyre politique. Son ouvrage Les Nouveaux martyrs est paru en 2024 aux éditions Passés / Composés. 

Mots-clés

ReligionPolitiqueRévolutionlaïcisationMaratGuy Môquetmartyrs
Marina Bellot

Ecrit par

Marina Bellot

Marina Bellot est journaliste indépendante, diplômée de l'Ecole de journalisme de Sciences Po. Elle a co-fondé en 2009 Megalopolis, un magazine d'enquêtes et de reportages sur la métropole parisienne, qu'elle a dirigé pendant trois ans. Elle est l'auteure de plusieurs ouvrages pédagogiques à destination des adolescents et a co-écrit une biographie de Jean-François Bizot, L'Inclassable, parue chez Fayard en 2017.

Besoin d'aide ?Nos offres d'abonnementQui sommes-nous ?

Recevez RetroHebdo, les actualités de la semaine qu'il ne fallait pas manquer

C'est gratuit et vous pouvez vous désinscrire quand vous le souhaitez.

Accessibilité : Partiellement conformeCGUCGVConfidentialitéCookiesMentions légalesRSEBnFPlan du site