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Les « mystères de Lyon », visite du Rhône occulte

le par - modifié le 05/08/2020
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Au milieu des années 1930, la fascination pour les mystères des grandes villes, initiée par Eugène Sue, est toujours vivace. C’est à la découverte de « Lyon, ville d’industrie et d’art, ville étrange » que se lance un envoyé spécial de Paris-Soir en 1936.

Multiplier les mystères

L’étude des Mystères de Lyon, titre du reportage de Pierre Scize, prolonge la longue série de « mystères » inaugurée par Eugène Sue en 1842, avec ses Mystères de Paris. Tandis que Georges Simenon produira en 1937 « Les Nouveaux mystères de Paris », Scize est l’un des nombreux imitateurs de Sue qui adaptent la trame du mystère à une autre ville que Paris.

En effet, les adaptations de Sue, depuis la parution originale des Mystères de Paris, se comptent par dizaines. Des Mystères de Marseille d’Émile Zola (1867) aux nombreuses déclinaisons des Mystères de New-York parues entre 1848 et 1915, en passant par les Mystères de Bucarest et ceux de Constantinople, la vogue est internationale.

Pierre Scize n’est pas non plus le premier à s’intéresser à Lyon sous cet angle : en 1933, Jean de la Hire, un prolifique auteur populaire du début du XXe siècle, faisait paraître dans Le Matin ses propres Mystères de Lyon. Ce feuilleton présentait une sombre histoire d’assassinats, mettant en scène un personnage récurrent du romancier, le « Nyctalope », précurseur des superhéros modernes.

Scize, quant à lui, explore les Mystères de Lyon non pas sous l’angle de la fiction mais du réel. Son reportage partage cependant avec le roman de Jean de la Hire un intérêt pour les « sociétés secrètes », les « messes noires » et les « rites étranges ». Un Lyon « maléfique à la fois mystique et mystérieux, […] le Lyon des mages, des possédés, des voyantes, des guérisseurs, des prêtres interdits » se dessine sous sa plume.

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La ville de toutes les hérésies

Scize ouvre son enquête en évoquant ses souvenirs de jeune reporter des faits divers à Lyon, sa ville natale. Il dit entretenir « depuis des années » un intérêt pour « certaines singularités qui s’observent entre Saône et Rhône ».

Le journaliste affirme n’avoir pourtant jamais levé le voile sur les « dessous » de Lyon du temps qu’il y habitait. C’est après avoir quitté cette ville qu’il « [apprit] à [la] connaître », et ce, grâce à l’acuité de son regard de reporter.

Contre les clichés habituels de la « ville gourmande » du Beaujolais et de Guignol, Scize trace l’image d’une « ville moderne, une des premières d’Europe pour l’urbanisme et les œuvres sociales, une riche métropole, bien assise à la fourche de ses fleuves, abondante, active ». Mais s’il peint à grands traits ce Lyon prospère et industrieux, ce n’est que pour mieux camper ensuite, par contraste, un Lyon « maléfique », « ténébreux, hanté de bizarres préoccupations ».

« Une espèce de force accumulée à travers les âges a fait de cette ville un lieu magique, où tout naturellement les événements présentent un aspect souvent inquiétant, souvent mystérieux.

Ce n’est pas en vain que ce confluent a été de tout temps le lieu élu de tous les prophètes vrais ou faux, qu’on a pu y observer les plus étonnantes gens, que tout ce qui porte un nom dans l’occultisme s’y est arrêté peu ou prou. »

Occultisme, le mot est prononcé, et Pierre Scize de citer Joris-Karl Huysmans, le Huysmans de Là-bas, fasciné, comme beaucoup d’écrivains de la fin du XIXe siècle, par le spiritisme, le satanisme, les sciences occultes. Le reporter de Paris-Soir, cependant, se présente tout au long de son enquête beaucoup moins en héritier fervent de cette littérature qu’en témoin sceptique.

L’introduction de Scize aux thèmes des sciences occultes survint, comme il l’explique, à l’occasion d’une rencontre survenue à Paris, quinze ans plus tôt. Un personnage mystérieux l’introduisit alors aux mystères particuliers de Lyon depuis un « grenier, blotti contre Notre-Dame ». L’étrange érudit lui raconta les origines de la ville, « baptisée du sang des martyrs ».

« Alors même que les bords confluents du Rhône et de la Saône n’avaient encore vu aucun homme se lever sur leur horizon, ils étaient déjà le lieu d’un combat entre le Bien et le Mal, entre Ormuzd et Ahriman, entre Dieu et Satan. »

L’homme énumère « la longue liste de tous ceux qui, parmi les occultistes, spirites, magiciens, mystiques, sorciers, prophètes et guérisseurs, passèrent par Lyon », de Nostradamus aux représentants de « l’hérésie janséniste », de Mesmer aux adeptes du saint-simonisme. Un ensemble de croyances et d’idéologies disparates est associé à Lyon, carrefour des fleuves et des religions, qui aurait accueilli au fil du temps toutes les sectes, tous les rites, toutes les hérésies.

Malgré son scepticisme, oppressé par ce discours, le reporter met fin à la rencontre.

« La pénombre, la solitude, l’épais silence que troublait seulement l’horloge de l’Hôtel-Dieu, les discours étranges et convaincus de mon vis-à-vis […] m’inquiétèrent soudain.

Je me levai, prétextai je ne sais quelle obligation urgente et pris congé de mon hôte […]. »

Crime occulte

Revenant à l’actualité, le reporter évoque « le crime odieux, brutal, du dépeceur de Saint-Georges », Léon Collini, un fait divers récent à l’origine de la réactivation de ses souvenirs de Lyon. Là-bas, « le crime lui-même s’y enchevêtre parfois à la magie ».

L’affaire du « dépeceur du Gourguillon », accusé d’avoir tué sa maîtresse, est survenue en mai 1936. « Il s’agit d’un cas classique de dépècement, comme dirait en son froid langage un criminologiste », précise le reporter. Scize inscrit le crime de Collini dans un lignage macabre, où figure aussi Désiré Landru, célèbre escroc et tueur en série exécuté en 1922.

La particularité du cas Collini tient selon Scize aux « remords » sincères dont fait preuve le criminel. Retrouvé ivre et portant un « pistolet automatique » afin de se tuer, Collini avoua « son forfait sans qu’on lui ait demandé ».

Or, Collini habitait à Lyon, « 2, montée du Gourguillon », soit « entre la cathédrale primatiale des Gaules et l’église où durant des années officia un prêtre interdit, en rébellion contre Rome ».

Dans ce décor inquiétant, celui d’une maison ancestrale, d’un « logis sordide », Collini « élevait des lapins blancs et fabriquait des briquettes combustibles avec de vieux journaux », comme la perquisition le révéla. Dans une « petite pièce » fermée à clé, les inspecteurs découvrirent le pot aux roses. Près de la « grossière machine à faire des briquettes », « quelques informes blocs de ciment » renfermaient les parties du corps de la maîtresse de Collini.

« À quelqu’un qui lui demandait pourquoi il avait tué l’infortunée Maria Corrigliano, sa maîtresse, il a répondu :

– C’est parce que, ce jour-là, un de mes lapins m’a regardé d’un drôle d’œil. J’ai bien senti qu’il faudrait m’exécuter ! […]

Mais quels maléfices longuement accumulés peuvent assiéger ainsi un pauvre cerveau débile, et l’engager dans une de ces actions horribles […] ? »

Un groupe d'occultistes lyonnais forçant une vipère à cracher du venin, Paris-Soir, 1936 - source : RetroNews-BnF
Un groupe d'occultistes lyonnais forçant une vipère à cracher du venin, Paris-Soir, 1936 - source : RetroNews-BnF

Sang humain et sang de vipères

S’attardant aux rapports entre crime et occultisme, Pierre Scize fait maintenant entrer le lecteur dans les coulisses de la Police Judiciaire lyonnaise et du travail du docteur Loccard, décrit comme un Sherlock Holmes moderne.

« Passionné de son terrible et beau métier, il a réuni les éléments d’un extraordinaire musée de criminologie comparée et de technique policière, où l’on peut admirer des pièces d’une rareté et d’un pittoresque achevés. »

On y analyse le contenu « d’inquiétants bocaux », du « sang humain » et « des débris anatomiques ». D’un esprit positiviste semblable à celui du reporter, la police ne s’inquiète des « diableries », explique Loccard, qu’en autant qu’elles donnent lieu à des délits, tel « l’outrage public à la pudeur ».

Interrogé par Scize, Loccard évoque ainsi une « maison de Loyasse, proche du cimetière » où, en 1914, se déroulaient des messes noires, officiées par un « faux prêtre […] sur le corps d’une femme nue ». En 1936, « une multitude de sociétés secrètes » seraient encore en activité à Lyon, selon lui.

Dans la livraison suivante, le reporter décrit un de ses vieux amis, Benoît Ballard dit « Bébé », « chasseur de reptiles » de son état. D’un certain type de serpent, la « vipère femelle de moins d’un an, et vierge », Ballard tire un revenu particulier : « C’est des histoires de sorcellerie », explique-t-il.

Aux dires de « Bébé », le venin est l’un des ingrédients requis par les concoctions d’un grimoire rare et convoité, le Grand-Albert. Bébé revend le venin à une patronne de cabaret, qui explique son affaire.

« Nous sommes deux ou trois, à Lyon, à tenir l’élixir de vipère, selon la recette du Grand-Albert. […] chez moi, c’est sérieux. On sait que la liqueur est préparée selon le rite. Que mes vipères sont vierges. Que le venin  y est. Et que le marc a le degré réglementaire.

– Et quel est le pouvoir de cette préparation ?

– Elle entretient et nourrit le don de voyance. Toutes les diseuses de bonne aventure de Lyon viennent en boire un verre […]. »

Le trafic est véritable, affirme Scize, quoiqu’il doute fortement de ses résultats. Et les chiromanciennes ne sont pas les seules croyantes : des hommes « très graves » les consultent, tel « Me X », notaire renommé, « guide des plus solides familles lyonnaises », écrit le reporter, non sans ironie.

Faits divers, entre spiritisme et scepticisme

« Il eût été bien surprenant que le penchant des Lyonnais à admettre le surnaturel ne fût pas exploité par les fripons », poursuit Scize, dont le reportage glisse imperceptiblement vers le comique.

C’est toute l’histoire de « M. Bouchard », « notable industriel lyonnais », homme honnête et d’« ouverture d’esprit modérée ». Son seul point faible : sa crédulité en matière de « fantômes ». Au gré de séances de spiritisme, elle aura permis à son chauffeur, « homme positif s’il en fut jamais », de lui soutirer des sommes extravagantes sous le couvert des manifestations de l’esprit de Mandrin, contrebandier du XVIIIe siècle…

Plus grave est l’affaire non résolue de la disparition de Mme Hodoyer, « femme encore jeune, bourgeoisement mariée » et présentant, comme M. Bouchard, « cet appétit lyonnais de l’Occulte ».

Un soir de novembre 1928, alors que Mme Hodoyer attendait le retour de son mari, une vieille femme inconnue vint la chercher et l’entraîna, sous le faux prétexte que le mari se portait mal. Mme Hodoyer ne reparut jamais. Un peu plus de deux mois plus tard, ses « tristes restes » furent repêchés dans la Drôme, une « cordelette de soie » mince à son cou.

« Ce n’est rien autre que l’instrument des crimes rituels de l’Inde, le lacet des étrangleurs thugs, celui dont les sectes secrètes se servent pour expédier leurs ennemis au paradis de Vichnou. »

Le mystère ne fut pas résolu pour autant. Pour éclairer cette affaire classée, Pierre Scize s’arrête au Griffon, « quartier de la soie » de Lyon. Il y interroge l’« associé voyageur » d’une firme de commerce qui connaît bien l’Asie. Selon ce dernier, les échanges soutenus entre Lyon et la Chine auraient généré une immigration locale.

Pour le commis voyageur, l’affaire Hondoyer serait le signe que « des éléments troubles [commencent] à filtrer d’Asie vers nous » : « mythes, révoltes, opium, goût des supplices ». Il y voit l’influence d’une « secte indochinoise, où le communisme se mêle à une vague religiosité ». Stéréotypes nationaux, anticommunisme et fascination de l’occulte se mélangent ici dans un cocktail bien d’actualité, à l’aube de la guerre sino-japonaise de 1937.

Enfin, le tout dernier instantané lyonnais du reporter s’arrête aux « guérisseurs » de la ville.

« J’ai voulu en approcher quelques représentants. Ce ne sont que d’humbles rebouteurs, de pitoyables vendeuses tisanes [sic], quelques magnétiseurs de carrefour, qui n’ont jamais endormi personne. »

Pour Scize, garant d’un esprit scientifique et positiviste, seule la « crédulité populaire » confère un intérêt à « cette poussière de guérisseurs ».

Si « Lyon ne veut pas renoncer au mystère », conclut-il, les mystères lyonnais ne subsistent peut-être que par réputation, portés par l’histoire et la littérature. Peut-être est-ce également une manière de botter en touche : car, somme toute, les « mystères » de la ville présentés par Scize font en effet plutôt piètre figure.

Mélodie Simard-Houde est chercheure associée au RIRRA-21 (Université Paul-Valéry Montpellier 3). Elle a publié un ouvrage, Le reporter et ses fictions. Poétique historique d’un imaginaire, aux Presses universitaires de Limoges en 2017.