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Jeanne d’Arc, personnage autrefois endossé par les féministes

le par - modifié le 16/09/2022
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Au XIXe siècle, sous l’impulsion d’Hubertine Auclert ou des suffragettes américaines, la figure de la Pucelle d’Orléans est revendiquée par les femmes réclamant le droit de vote. Sous l’œil bienveillant de l’Église.

Jeune femme bousculant un monde d’hommes, Jeanne d’Arc est devenue, depuis le XIXe siècle, un symbole pour les premiers mouvements féministes. C’est notamment lorsque se pose la question du suffrage des femmes la Troisième République que plusieurs militantes se sont emparées de la figure de la Pucelle d’Orléans.

L’une des premières est sans conteste Hubertine Auclert. Cette pionnière du féminisme, qui fonde la société Le Droit des femmes en 1876 cite souvent Jeanne d’Arc dans ses articles. Si une femme, pense-t-elle, a pu sauver la France au XVe siècle, pourquoi celles du XIXe ne pourraient pas voter, comme elle l’affirme dans les pages du journal républicain Le Radical le 24 septembre 1883 :

« La France ne peut rester pour le suffrage des femmes en arrière des autres nations.

Les menaces des coalitions étrangères sont bien propres à nous faire réfléchir que hommes ou femmes nous sommes tous Français; ne perdons donc pas par préjugé la moitié de notre intelligence nationale. Il ne faut pas oublier que dans un moment désespéré une femme, Jeanne dArc, sauva la France. »

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Désirant convaincre tous les bords politiques de la justesse de son combat, Hubertine Auclert n’hésite pas à écrire dans des journaux de toutes les tendances, adaptant son discours à son lectorat, et maniant dans certains cas la rhétorique antisémite. Le 17 mai 1894, en première page du journal d’extrême droite La Libre Parole, elle pose ainsi la question suivante :

« Nest-ce pas honteux quun Juif allemand que le soin de sa fortune ou lintérêt de sa patrie pousse à la naturalisation puisse obtenir tous les droits de Français, de citoyen, et que les femmes, Françaises de race, dorigine, les sœurs de Jeanne dArc, soient destituées de ces droits? »

On retrouve là, sous la plume de la militante féministe, un discours associant les Juifs aux bourreaux de Jeanne d’Arc. Si l’étranger – anglais – avait fait exécuter la Pucelle au Moyen Âge, un autre étranger « complote » maintenant pour empêcher les « Françaises de race, dorigine, les sœurs de Jeanne » de voter.

Hubertine Auclert le dit à demi-mot en expliquant que le statut social et politique des femmes a été rabaissé par la Révolution, associée, dans l’esprit des lecteurs de La Libre parole, à un complot judéo-maçonnique :

« Avant la Révolution, alors que le clergé était charge de tenir les registres de naissance, mariages, décès, une femme pouvait, au même titre quun homme, être témoin dans les actes publics et privés. []

On navait plus besoin du concours de la femme, et dans leur ardeur à lasservir et à la rabaisser, les hommes de la Révolution nhésitèrent pas à rétrograder au-delà de nos anciennes coutumes, à lui enlever le droit d’être témoin.

Aujourdhui, le Code place la femme au-dessous du mineur et de l’étranger. »

        Tout au long de ses années de lutte, Hubertine Auclert continuera d’invoquer la figure de la pucelle d’Orléans. En 1909, profitant des débats et des festivités entourant sa béatification, la militante organise un dépôt de gerbe de fleurs devant la statue de Jeanne d’Arc, place des Pyramides à Paris, afin d’attirer l’attention sur ses revendications. La manifestation est très brièvement rapportée par la presse, notamment dans Le Petit Parisien du 31 mai 1909 :

« Au nombre dune quinzaine, les membres de la société le Suffrage des femmes se réunirent, hier, vers quatre heures de laprès-midi, place des Pyramides, et déposèrent une couronne de lauriers au pied de la statue de Jeanne dArc.

Mme Hubertine Auclert, secrétaire général du groupe, affirma dans un petit discours que lhéroïne nationale était la personnification du féminisme. Elle conclut en déclarant que les Françaises doivent réclamer le droit de voter. »

Comme Hubertine Auclert, Marie Maugeret s’est également battue pour le suffrage des femmes. Catholique fervente, elle est elle aussi semble fascinée par la figure de Jeanne d’Arc. Elle affirme que les chrétiennes doivent, à l’image de celle qui chassa les Anglais au XVe siècle, se mobiliser contre ceux qu’elle estime être de nouveaux envahisseurs (notamment les francs-maçons), comme elle l’écrit dans une requête directement envoyée au pape pour hâter la canonisation de la Pucelle et publiée dans les pages du quotidien catholique LUnivers le 30 avril 1902 :

« Les femmes chrétiennes de France, profondément affligées des maux dont souffre leur patrie par suite de linvasion de la secte ténébreuse qui ravage les âmes comme linvasion anglaise ravageait le sol au XVe siècle, ont levé leurs regards anxieux vers celle qui fut, à cette époque douloureuse de notre histoire, la libératrice et lholocauste de la patrie, et qui en demeure la protectrice de jour en jour plus vénérée. »

Dans le contexte où la canonisation de Jeanne d’Arc devient un instrument de combat contre la future loi de séparation de l’Église et de l’État, Marie Maugeret tente de faire des femmes une force politique en appelant à un « congrès Jeanne d’Arc » qu’annonce LUnivers le 7 mai 1903 où seront notamment discutées « toutes les questions concernant les droits civiques de la femme et son rôle social chrétien ».

 Très vite, l’initiative reçoit le soutien du Vatican. La Croix du 17 mai 1904 annonce que « l’œuvre des Congrès Jeanne dArc » est bénie par le pape Pie X. En 1905, cette organisation entre en action en lançant une vaste pétition contre les projets de laïcisation de la société française.

Portrait de la féministe catholique Marie Maugeret, circa 1920 - source : WikiCommons
Portrait de la féministe catholique Marie Maugeret, circa 1920 - source : WikiCommons

Le 20 décembre 1905, le journal de droite Le Petit Caporal publie une lettre de Marie Maugeret qui félicite les parlementaires ayant tenté de s’opposer à la nouvelle législation :

« Messieurs les Sénateurs, Messieurs les Députés, Les Dames des Congrès Jeanne dArc considèrent comme un devoir de reconnaissance de vous adresser leurs plus vives félicitations pour les belles et généreuses protestations que vous avez opposées à la loi sacrilège votée par la Franc-Maçonnerie parlementaire. »

En 1906, le troisième congrès Jeanne d’Arc (désormais appelé « Fédération Jeanne d’Arc ») prend une tournure plus radicale. Il n’est plus simplement question de pétitions, mais d’exiger le droit de vote des femmes.

La Libre Parole, dans son édition du 1er juin 1906, consacre un très long article au rassemblement dirigé par Marie Maugeret, qualifié maintenant de mouvement « féministe chrétien ». On peut y lire que les membres de la hiérarchie ecclésiastique présents incitent les femmes à entrer en politique.

« Les deux dernières séances du congrès de la Fédération Jeanne dArc ont eu lieu, mercredi dernier, à lInstitut catholique []

Il y a été traité du rôle de la femme dans la politique et dans l’Église. M. le chanoine Lagardère a dit que dans les conditions sociales actuelles, la femme a le droit et le devoir de faire de la politique; il a rappelé le rôle des femmes dans lhistoire, depuis Sainte-Mélanie jusqu’à Jeanne dArc. »

Certaines des participantes vont plus loin et reprennent des théories proches de celles d’Hubertine Auclert.

« La citoyenne Vincent demande la parole et explique que le suffrage féminin est de tradition nationale en France. Sous lancien régime, du quatorzième siècle à 1780, la femme jouissait des mêmes droits électoraux que lhomme []

En accordant le suffrage aux femmes, la France ne fera que rentrer dans une tradition plusieurs fois séculaire... Les paroles sont chaleureusement accueillies.

On crie dans la salle : La Révolution a enlevé le vote aux femmes pour le donner aux Juifs !” »

Finalement, Marie Maugeret conclut et « estime quil faut aller au plus pressé ; il nexiste pas de moyen pratique de détruire immédiatement le système actuel; donc, tirons-en le meilleur parti possible et tâchons de laméliorer en y introduisant linfluence des femmes. Entrons, dans la maison pour lassainir. » Finalement « l’’assemblée émet, à une grande majorité, le vœu que le vote soit accordé aux femmes pour les élections municipales, et dans les questions dordre professionnel. »

        Cette mobilisation du « féminisme chrétien » sous l’égide de Jeanne d’Arc pour le suffrage des femmes ne doit pas étonner. En effet, à l’époque, les femmes fréquentent plus les églises que les hommes. À titre d’exemple, dans le diocèse de Moulins, en 1904, seuls 19 % des hommes assistent très régulièrement à la messe contre 49 % de femmes. Aussi les autorités ecclésiastiques et les milieux catholiques espèrent-ils pouvoir, en promouvant le vote des femmes, se créer une base électorale favorable.

L’initiative, critiquée par une partie importante des conservateurs, fera pourtant long feu. Le féminisme chrétien popularisera toutefois l’idée fausse selon laquelle le Moyen Âge était un temps où les femmes jouissaient de plus de liberté qu’à l’époque contemporaine.

Mais c’est outre-Manche et outre-Atlantique que Jeanne d’Arc sera le plus massivement et le plus efficacement mobilisée par les militantes suffragistes. Le 17 avril 1909, durant une grande manifestation, Elsie Howey s’avance à cheval dans les rues de Londres vêtue du costume de Jeanne. Sa photo fait vite le tour du Monde. On la retrouve par exemple en page 24 du Western Mail du 29 mai 1909 publié à Perth en Australie.

Aux États-Unis, les militantes de la première vague de féminisme vont encore plus loin. Dès 1910, elles forment une organisation, la Joan of Arc League, qui accueille notamment Sarah Bernhardt lors de sa venue en Amérique en 1910 comme le raconte Le XIXe siècle du 1er novembre de cette année :

« Mme Sarah Bernhardt, arrivée à New York, y a été acclamée, à son débarquement, dit le New York Herald, par les suffragettes, qui lui ont jeté des fleurs et qui lui envoyaient des baisers.

Sur le quai de la Compagnie transatlantique, on lisait cette inscription en grandes lettres : Ligue des suffragettes de Jeanne dArc.

Les marins de la Provence firent la haie quand elle quitta le navire. Elle donna une poignée de main à chacun deux. »

La presse américaine, plus diserte, raconte que l’actrice reçut fraîchement les militantes – elle leur dit « quelle n’était pas une suffragette » selon l’Evening Journal du 29 octobre. Qu’importe. La Joan of Arc League, vite rebaptisée Joan of Arc Suffrage League devient très active sous la direction de Nellie van Slingerland comme le montre cette photo non datée, mais sans doute prise en 1914.

Ailleurs en Amérique, alors que le mouvement pour le vote des femmes prend de l’ampleur, la figure de la Pucelle est revendiquée par nombre de féministes. Peu avant leur première grande manifestation nationale à Washington la veille de la prestation de serment du président Woodrow Wilson, le journal gratuit The Day Book annonce le 25 janvier 1913 que « les suffragettes vont faire le coup de Jeanne dArc » et que :

« Mlle Gladys Hinckley, une des jeunes femmes les plus en vue de la bonne société de Washington, chevauchera durant la manifestation des suffragettes en costume de Jeanne dArc.

Elle sera vêtue dune armure et montera un cheval blanc. »

L’image de Jeanne d’Arc se retrouve même sur la couverture du programme officiel de la marche, où est représentée une femme à cheval. Portant des cheveux courts et des poulaines médiévales, elle renvoie nettement à l’iconographie associée à la Pucelle d’Orléans.

Finalement, lier Jeanne d’Arc aux revendications suffragistes devient un tel lieu commun que la presse elle-même s’en empare. Virginia Brooks se présente en 1913 à un scrutin local. Elle est comparée, sur sa propre brochure électorale, à une « Jeanne d’Arc du XXe siècle », comparaison que reprend allègrement les autres journaux, notamment le San Francisco Call du 4 juillet 1913.

La suffragette Nellie van Slingerland tenant le drapeau de la Joan of Arc Suffrage League - source : Library of Congress
La suffragette Nellie van Slingerland tenant le drapeau de la Joan of Arc Suffrage League - source : Library of Congress

De pareils propos sont difficilement envisageables en France. Ainsi, lorsque Le Petit Parisien évoque, le 3 mai 1914, la campagne victorieuse de Virginia Brooks, il n’est pas fait allusion une seule fois à Jeanne d’Arc.

Même si certaines féministes, comme Marie Maugeret, continuent de s’en réclamer, et même si la gauche tentera plusieurs fois de récupérer cette figure qui fut la sienne au XIXe siècle, la Pucelle d’Orléans, à partir de sa canonisation, deviendra durant l’entre-deux-guerres trop synonyme de conservatisme pour être associée dans la grande presse populaire aux luttes d’émancipations des femmes.

Pour en savoir plus :

Robin Blaetz, Visions of the maid. Joan of Arc in American film and culture, Charlottesville, University Press of Virginia, 2001

Nicole Cadène, « La broderie sur l’étendard. Les femmes face au modèle de Jeanne d’Arc, XIXe-XXe siècles », in Catherine Guyon (dir.), Magali Delavenne (dir.), De Domrémy... à Tokyo : Jeanne dArc et la Lorraine, Nancy, éditions universitaires de Lorraine, 2013, pp. 327-340

Laura Coyle, Nora Heimann, Joan of Arc: The Power of Her Image in France and America, Washington DC, Corcoran Gallery of Art, 2006.

Ralph Gibson, « Le catholicisme et les femmes en France au XIXe siècle », in: Revue dhistoire de l’Église de France, n° 202, 1993. pp. 63-93

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C. Bessonnet-Favre
Étude sur Jeanne d'Arc
Jean-Baptiste Jaugey