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Accusations d’homosexualité au sommet de l’empire allemand

le par - modifié le 05/08/2020
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En 1907, lorsqu’un polémiste allemand révèle les relations intimes supposées d’aristocrates proches de Guillaume II, la presse française se lance dans une longue couverture, quotidienne, de ce procès forcément « scandaleux ».

La presse française des années 1907-1908 a largement couvert une retentissante série de scandales politico-judiciaires qui, en Allemagne, ont impliqué des proches du kaiser Guillaume II accusés d’ « homosexualité » – terme encore rare, que ces scandales vont justement contribuer à populariser. 

Cette série d’affaires emboîtées commence à bas bruit au printemps 1907, lorsque les grands quotidiens parisiens se font l’écho d’une vigoureuse campagne de presse débutée outre-Rhin l’année précédente, dans les colonnes de l’hebdomadaire Die Zukunft. « Dans trois numéros de la revue le Zukunft, M. Maximilien Harden, un pamphlétaire connu en Allemagne, lança, contre un certain nombre de personnages politiques, des accusations très graves, concernant leurs mœurs et leur vie privée », résume Le Journal du 27 mai 1907, sous le titre « Un scandale à Berlin ».

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Harden, à cette date, n’est pas un inconnu : décrit par Le Radical, comme « le publiciste d’opposition par excellence » (30 mai 1907), il est, pour L’Aurore (29/04/1907) « l’ancien valet de Bismarck », et, selon Le Matin du 29 mai : 

« [Il] s’est fait ici deux spécialités : celle d’attaquer la France avec une violence inouïe, et celle de répandre, à propos des hommes en place ou en faveur, des bruits scandaleux et des imputations outrageantes. »

Les attaques de ce fougueux polémiste s’inscrivent dans un contexte plus général, celui de défaite relative des Allemands dans la crise marocaine de 1905-1906, et celui du tournant conservateur imprimé par les successeurs de Bismarck, notamment Bernhard von Bulöw, chancelier du Reich depuis 1900. 

Mais l’homme que Harden a plus spécifiquement  dans le collimateur est un ami intime du kaiser, le comte Philip zu Eulenburg, diplomate de haut vol qui fut ambassadeur à Vienne de 1893 à 1902, et que l’Empereur appelle familièrement son « Phili ». Son crime ? S’être entouré d’une petite coterie d’aristocrates réactionnaires qui compte dans ses rangs le gouverneur militaire de Berlin Kuno von Moltke, le comte Johanes von Lynard, ou encore le comte Wilhelm von Hohenau, tous proches ou parents de l’empereur, et accusés d’exercer sur lui une influence délétère.

Pour jeter l’opprobre sur cette « camarilla de la Table ronde » qui aime à se réunir au château de Liebenberg, propriété d’Eulenbourg dans le Brandebourg – on parle aussi du « cercle de Liebenberg » – , Harden a choisi de manier une redoutable accusation, celle de l’homosexualité.

Elle est, en Allemagne, formellement interdite par le paragraphe 175 du Code pénal de 1871 et, reste, à l’époque, si scandaleuse, que même les journaux français, pourtant réputés moins pudibonds que leur homologues allemands et britanniques, n’évoquent le sujet qu’à mots couverts. « Les attaques de M. Maximilien Harden ont pris bien vite un caractère tellement personnel et ont fait des allusions hardies à des faits tellement délicats qu’il était impossible de feindre de ne les point remarquer », écrit Le Temps du 30 mai 1907, avec un art consommé de la litote et de la périphrase.

Le Radical est à peine moins alambiqué en évoquant le même jour « des insinuations tellement délicates qu’il suffit de n’en rien dire pour les faire deviner ».

Jusqu’à l’été, on se contente de mentionner, en France, des « intrigues de cour », sans préciser la nature des accusations. Plus axé sur la politique et la diplomatie que sur le scandale, Le Temps du 30 mai a révélé l’un des principaux ressorts de cette guéguerre politicienne en livrant une information capitale :

« Les documents sur lesquels s’appuient M. Harden lui auraient été communiqués par le conseiller intime de Holstein, l’ancien haut fonctionnaire de la chancellerie, redoutable à ses ennemis, redoutable à ses amis. »

Remercié par l’empereur en mai 1906, le très manœuvrier Holstein tient en effet Eulenburg pour responsable de sa disgrâce et orchestrerait, en sous-main, la campagne menée par Harden contre le favori de l’empereur.

Mais celle-ci va provisoirement se déporter vers un protagoniste secondaire, le général-comte Kuno von Moltke, commandant militaire de Berlin, accusé d’entretenir une liaison avec Eulenburg. « Les journaux annoncent qu’après avoir envoyé sans succès ses témoins à Maximilien Harden, le général comte de Moltke va le poursuivre devant les tribunaux », explique Le Journal du 27 mai 1907.

Le procès en diffamation de Moltke contre Harden débute à Potsdam le 23 octobre 1907 – il est le premier d’une longue série qui va en compter quatre, auxquels s’articule, en novembre, une affaire parallèle, celle de l’activiste homosexuel Adolf Brand contre le chancelier von Bulöw. S’adressant avec assurance à la cour, le journaliste dit avoir voulu donner un bon coup de balai pour rendre service à l’empereur et à la nation allemande, non pour « faire sensation », comme l’explique L’Humanité du 24 octobre 1907 :

« La meilleure preuve, dit-il, en est que je connaissais depuis cinq ans des détails sur certains faits imputables à d’autres qu’au comte Kuno de Moltke et qui eussent fait beaucoup de bruit s’ils eussent été révélés.

Cependant, je n’en ai rien fait : je suis seulement intervenu, et avec autant de réserve que possible, au moment où les penchants anormaux de certaines personnalités ont eu une répercussion dans le domaine politique.

Je déclare que je n’ai jamais accusé ni voulu accuser le comte Kuno de Moltke d’actes homo-sexuels. »

Retenons ce dernier terme et sa graphie, qui témoigne de son caractère encore relativement flottant. Il a été forgé – avec celui « d’hétérosexuel » et de « normal-sexuel » (celui-là sans postérité) – en 1869 par un journaliste et écrivain hongrois, Karoly-Maria Kertbeny, militant des libertés individuelles. Il s’est ensuite répandu dans la littérature psychiatrique et sexologique, notamment dans la somme du médecin germano-autrichien Richard Von Krafft-Ebing, Psychopathia sexualis, publié en 1886.

Mais il n’est pas encore d’un usage courant, et toute la question va être de savoir ce qu’il recouvre exactement.

Des actes sexuels « contre nature » ? Ils sont, en Allemagne, punis par la loi, de six mois à quatre ans de prison avec privation des droits civiques, et forment donc une accusation particulièrement grave. Une amitié un peu exaltée entre pairs ? Voilà qui prête peut-être au ridicule, mais ne saurait constituer, à proprement parler, un délit – ni se prêter à l’accusation de diffamation.

Harden joue habilement de cette ambiguïté pour instiller des doutes sur les mœurs intimes des membres de la « Table ronde », tout en s’absolvant de tout outrage  :

« Je suis convaincu que ces deux personnages [Moltke et Eulenburg] n’ont entre eux aucun commerce sexuel, mais je suis d’avis que cette amitié a un caractère érotique.

Quand le demandeur porte à ses lèvres le mouchoir de son ami en criant : “Phili ! Mon Phili !”, et quand il lui écrit : “Mon âme, mon aimé ! », je ne puis y voir qu’un caractère érotique”. »

Malade, Eulenburg ne peut venir se défendre personnellement à la barre, mais Harden et son avocat s’acharnent à dessiner les contours d’un petit groupe aux mœurs pour le moins « spéciales », incluant Hohenau et Lynard.

Un témoin, Bollhart, aurait assisté ce dernier à de « révoltantes orgies avec plusieurs de ses camarades du régiment des gardes du corps » (Le Petit Journal, 26/10/1907).

Les faits étaient remontés jusqu’aux oreilles de Bismarck, qui s’en serait violemment pris « aux gens qui agissent derrière, en donnant à l’expression ses deux sens, aussi dans le sens physique, voyez Eulenburg », selon les dires du journaliste Liman, cité par la défense (La Petite République, 26/10/1907).

Moltke a beau affirmer que son amitié avec Eulenburg était « pure » et qu’il ignorait tout du reste, la défense considère cette ignorance comme impossible. Et trouve dans l’ex-épouse de Moltke, Lily von Elbe, un redoutable témoin à charge, qui dit avoir demandé le divorce pour « mauvais traitements » – en l’occurrence l’impuissance de son mari et son peu d’empressement auprès des femmes. C’est enfin le sexologue Magnus Hirshfeld, lui-même homosexuel et pionnier de l’activisme « gay », qui vient à la barre, en tant qu’expert, pour donner son opinion sur l’identité sexuelle de Moltke :

« Il déclare qu’il a la conviction scientifique que le comte de Moltke ressent anormalement.

Cette disposition date de sa naissance et lui fait aimer les individus du même sexe que lui. Il est indifférent au point de vue scientifique de savoir si les actes suivent cette prédisposition. Mais anormal ne veut pas dire anti-naturel.

Le Dr Hirshfeld est convaincu que l’homosexualité n’est pas une maladie, mais est dans l’ordre de la nature. »

On mesure toute l’ambiguïté de la stratégie : Hirshfeld utilise le procès pour dédramatiser l’homosexualité, mais par son argumentaire décomplexé et libéral, il porte préjudice à Moltke et à son cercle et fait le jeu politicien de Harden, tout en donnant du grain à moudre à une opinion publique pour le moins incandescente, qui peine encore largement à voir dans l’homosexualité un penchant « dans l’ordre de la nature », surtout lorsqu’elle touche aux plus hautes sphères du pouvoir, dans un pays qui a fait de la virilité guerrière l’un des fondements de son identité nationale.

Aussi les dénégations de Moltke, qui « s’élève contre le caractère efféminé qu’on veut lui prêter », et la contre-expertise du Dr Merzbach, selon qui « le comte de Moltke n’est nullement homosexuel » (La Petite République, 26/10) restent-elles sans effet.

Le 29 octobre, Harden est acquitté. Dans le jugement cité par L’Écho de Paris du lendemain, le tribunal frise la contradiction en affirmant qu’il y a bien eu diffamation, mais qu’ « Harden a réussi à faire devant le tribunal la preuve complète de ce qu’il a affirmé ».

Dans toute la presse allemande, le malaise est palpable : si la Gazette de Francfort se félicite, avec une partie de l’opinion, d’avoir affaibli le « cercle de Liebenberg », la plupart des journaux expriment leur dégoût de la méthode et de son résultat. Moltke apparaît non comme un pervers mais comme un homme d’honneur qui s’est noblement tu pour ne pas discréditer ses amis, ni son ex-épouse. Dans un article intitulé « Le bilan d’un scandale » (31/10/1907), Le Temps résume assez bien l’opinion dominante des deux côtés du Rhin :

« Les mésaventures du comte de Moltke ? […] Prétextes et rien que prétextes. […]

Ne nous y trompons pas : il n’y a, au fond de ce procès, qu’un conflit d’influences et qu’une lutte de coteries. »

Les choses pouvaient-elles en rester là ? Courant décembre, c’est au tour d’Hohenau et de Lynard d’être inculpés. Les deux officiers vont réussir à passer entre les mailles du filet, mais l’inflation de rumeurs menace de tourner à la tempête politique, peut-être même, de déstabiliser le régime.

Si les « bismarckiens » et l’opinion nationaliste se réjouissent de la leçon infligée à la vieille garde prussienne, si les socialistes d’August Bebel saisissent le prétexte pour dénoncer vigoureusement les vices des élites militaires (voir Le Temps du 1er décembre 1907), le ministre de la guerre défend de son côté l’honneur de l’armée, tandis que l’opinion conservatrice n’apprécie guère qu’un vulgaire publiciste, de surcroît juif, menace la cohésion nationale et la réputation de l’empereur.

Fragilisé, le chancelier von Bulöw semble au bord de la démission, tandis qu’à l’arrière-plan le kaiser ne perd pas une miette des événements. Le ministère public va donc devoir manœuvrer habilement pour casser le premier procès et en instruire un second.

« Moltke et Harden, deuxième édition ! » peut ainsi annoncer L’Intransigeant du 16 décembre 1907, jour où la première audience débute à Berlin, dans une salle pleine à craquer. Une fois encore, l’enjeu va être celui du vocabulaire et de son appréciation, comme l’explique Le Journal du 17 décembre 1907, en résumant l’acte d’accusation :

« L’avocat général Isembiel accuse Harden d’avoir offensé le comte Cuno de Moltke […] [Il] estime qu’il est hors de doute que l’accusé a représenté Philippe d’Eulenbourg comme un homme affligé de perversion sexuelle, ayant commis des actes homosexuels. […]

L’avocat général en conclut que l’accusé a voulu représenter au public ces deux amis comme des personnages qu’il faut éviter à cause de leurs particularités sexuelles. […] Aucun écrivain, aucun politicien n’a le droit, pour atteindre un but, fût il noble et élevé, de s’abaisser et d’offenser l’honneur de tierces personnes. »

À son tour malade, et quelque peu déstabilisé, Harden a clairement perdu de sa superbe. Il va certes développer le même argumentaire qu’en octobre – « je n’ai fait que critiquer, pas calomnier », cite par exemple L’Aurore du 20 décembre 1907 –, mais cette fois, les témoins – au nombre de 28 ! – lui sont moins favorables.

Un certain lieutenant-colonnel de Moltke, sans lien de famille avec le principal intéressé, affirme que ce dernier « a toujours été empressé auprès des dames » (L’Écho de Paris, 21 décembre 1907). Quant à Lily von Elbe, son image vacille sous les coups portés par l’avocat de son ex-mari : il est en effet rappelé, selon Le Journal du 21 décembre, qu’elle n’a pas toujours été un « ange de douceur », et que c’est à ses torts que le divorce a été prononcé. Elle finit par rétracter ses déclarations antérieures, avant d’être déclarée « hystérique » par les experts.

Mais c’est surtout l’entrée en scène du prince Philip zu Eulenburg, déjà sollicité lors du procès Brandt qui donne à ce deuxième chapitre judiciaire tout son poids. Pour protéger ce témoin de très haut rang, mais aussi permettre aux différents protagonistes de s’exprimer sans fard, la cour a déclaré, le 20 décembre, le huis clos, au grand dam de la presse, réduite à glaner les échos devant la pancarte « entrée interdite au public » apposée sur la porte du tribunal – elle ne disparaîtra que le 23 décembre.

Rumeurs, on-dit et indiscrétions permettent heureusement de dégager l’essentiel – Le Journal du 21 décembre peut même se vanter de rapporter tout « ce qui s’est dit au huis clos ». Entendus pendant près de 2h30, Moltke et Eulenburg ont nié en bloc tout penchant « anormal ».

« Le prince d’Eulenburg nie énergiquement avoir jamais eu le moindre penchant pervers, la moindre tendance homosexuelle.

À toutes les questions de la défense, il répond par un énergique : “Jamais de la vie !” »

Moltke explique, de son côté, avoir embrassé un mouchoir oublié par Euleburg non par sentimentalisme mais pour faire rire sa femme. Un protagoniste non dénué d’intérêt pour la presse française se voit mêlé au scandale, l’attaché de l’ambassade de France Raymond Lecomte, accusé lui aussi d’avoir eu des relations intimes avec le prince – mais ce dernier « ignore complètement de tels racontars ».

Durant une semaine, d’autres témoignages vont continuer à semer le doute sur les accusations d’Harden. Début janvier, le sort de ce dernier semble scellé. Dans son réquisitoire, l’avocat général souligne que l’accusé pouvait difficilement ignorer qu’il offensait gravement ses victimes par ses insinuations :

« Étant donnée la condamnation morale que le peuple et l’opinion publique ont infligée à l’homosexualité, le reproche adressé au comte de Moltke, relatif à des tendances homosexuelles, est une grave injure et une diffamation. »

La défense, elle, semble flotter : si l’avocat d’Harden plaide une erreur de bonne foi (Le Petit Parisien, 4 janvier 1908), l’inculpé, « avec une habileté incontestable et une dialectique souvent offensive », s’obstine à minorer ses propos : « je n’ai jamais cru que l’on donnerait à mes paroles une interprétation offensante, surtout quand il s’agissait d’hommes d’un pareil âge », ne craint-il pas d’affirmer devant la cour, avant de charger en priorité l’attaché d’ambassade Lecomte, idéal bouc émissaire.

Peine perdue : le publiciste est condamné à 4 mois de prison ferme et aux dépens des deux procès. Pourtant, « l’affaire n’est pas finie », titre avec lucidité Le Matin du 5 janvier 1908, tandis qu’à Paris, le monde du spectacle s’empare avec humour de l’événement, comme le rapporte Comœdia du 30 décembre 1907 :

« Le scandaleux procès Harden-Eulenburg a été mis à la scène de la plus amusante façon dans L’as-tu revue ? au Moulin-Rouge.

Le sujet est assurément un peu spécial ; mais les couplets sont si drôles et Max-Dearly les dit si légèrement et si finement qu’ils sont accueillis chaque soir par d’interminables bravos. »

Plus sérieusement, chaque parti affûte l’arme juridique : Eulenburg envisage à son tour un procès en diffamation contre Harden, tout en demandant à être jugé au titre du paragraphe 175, afin de prouver qu’il n’a commis aucun acte homosexuel !

Harden, de son côté, va mettre en place une parade beaucoup plus retorse…

C’est à la sortie de prison du journaliste, en avril 1908, que reprend « l’odieux et répugnant scandale qui désole l’Allemagne », selon la formule du Figaro, en date du 22 avril 1908. Et c’est Harden qui dégaine le premier, avec un troisième procès en diffamation, cette fois contre un publiciste de Munich, Anton Staedele, « qui l’avait accusé d’avoir reçu, pour se taire, un million de marks du prince d’Eulenbourg, ou du moins s’était fait l’écho de ce bruit » (ibid.).

Ouvert le 21 avril devant le Tribunal des échevins de Munich, ce nouvel épisode judiciaire ne dure qu’une journée mais les arguments du plaignant et les témoignages qu’il mobilise pour l’étayer font l’effet d’une véritable bombe. Sont en effet appelés à la barre deux anciennes relations d’Eulenburg issus de milieux populaires, un marchand de lait autrefois batelier, Georg Riedel, qui affirme avoir eu à plusieurs reprises, avec le prince, « des relations d’une étrange intimité » (ibid.), et un pêcheur du lac de Staenberg, Jacob Ernst, qui, après beaucoup de dénégations, reconnaît avoir commis avec le même des « infamies » – avant de s’évanouir devant la cour effarée.

Cette fois, il ne s’agit plus d’amitiés romantiques entre hommes du monde, mais bien de relations « homosexuelles », en partie vénales, de surcroît, puisque Ernst, engagé comme valet de chambre par Eulenburg, reconnaît avoir reçu de celui-ci 12 000 marks pour s’acheter une villa (Le Journal, 22 avril 1908). « Le tribunal, résume le même organe, estime que Harden a pleinement établi le fait qu’il possédait contre Eulenbourg des preuves certaines ». Staedele, qui dit avoir agi de bonne foi, n’est condamné qu’à une modeste amende de cent marks.

Harden savoure sa victoire : ses attaques sont enfin prouvées et la réputation d’Eulenburg se voit sérieusement écornée, ainsi que l’analyse Le Figaro du 23 avril :

« Nous qui avons entendu le prince d’Eulenburg célébrer l’amitié de sa voix mélodieuse au procès Brandt, qui l’avons vu se réclamer de Goethe au second procès Harden pour justifier quelques expressions mignardes de sa correspondance avec le comte de Moltke, nous qui avons plaint cette victime de la calomnie criant son innocence avec l’accent de la vérité, nous sommes abasourdis… »

À ce stade, le risque juridique est double : si la fiabilité des témoignages est confirmée, le prince risque à la fois des poursuites pour « actes contre nature » au titre du paragraphe 175, mais aussi pour parjure, puisqu’il avait affirmé sous serment devant la cour, en décembre 1907, être entièrement innocent des relations qu’on lui imputait. Le procureur se disant déterminé à faire toute la lumière, on s’achemine donc vers un quatrième procès, et pour Le Figaro du 23 avril, « les conséquences politiques de ce scandale qui surexcite au plus haut point l’opinion sont encore incalculables ».

Ce que la presse et le public ignorent et que l’on apprendra plus tard, c’est que Harden et Staedele étaient de mèche. Décidé à faire triompher ses vues et à ne plus passer pour un calomniateur, le premier s’est entendu avec le second pour qu’il publie la fausse rumeur du pot-de-vin, afin de pouvoir produire les deux témoins compromettants. La manœuvre a parfaitement réussi et va permettre de faire repartir le balancier de l’indignation dans l’autre sens.

La quatrième et dernière manche de ce drame à rebondissements s’engage au début du mois de mai 1908. Durant de longues semaines, les journaux n’ont fait que bruire de rumeurs, résumées par L’Écho de Paris du 5 mai 1908 : Eulenbourg affirme ne pas connaître Riedel, et Ernst, seulement de loin ; ces deux-là l’auraient confondu avec son frère Frédéric, connu, lui, pour ses « mœurs perverses » ; le témoignage de Riedel, ancien repris de justice, est d’ailleurs fortement sujet à caution.

Mais de nouveaux témoignages affluent, et cette fois, le parquet n’a pas d’autre choix que de les prendre au sérieux. Le 8 mai, la nouvelle tombe: « Arrestation du prince d’Eulenbourg », annonce Le Journal en première page, avec une photographie montrant l’inculpé à sa table de travail, dans une pose studieuse qui vise à souligner la forte distorsion entre la digne image publique et les troubles dessous révélés par les enquêtes. Plus triomphant que jamais, Harden peut déclarer benoitement à la presse :

« Les preuves qui se sont amoncelées chez moi depuis des années sont nombreuses et mon dossier est considérable. Je vais le remettre, complet et bien classé, entre les mains de la justice.

Je connaissais depuis six ans déjà les relations du témoin Ernst avec le prince Philippe d’Eulenburg, et si le prince avait comparu dans le premier procès Moltke comme témoin, j’aurais demandé qu’il fût confronté avec Ernst.

J’avais cité Riedel comme témoin dans le second procès Moltke ; il n’a pas été entendu. »

Et de préciser :

« Si le prince d’Eulenburg s’était éloigné, en 1906, de toute politique et si son ami français avait cherché des climats lointains comme champ de son activité diplomatique, j’aurais arrêté ma campagne.

C’est surtout ce dernier monsieur que je visais principalement. Il n’y aurait pas eu alors de scandale. »

On aura reconnu l’attaché d’ambassade Lecomte, et compris l’argumentaire sous-jacent : ce n’est pas notre bonne vieille Allemagne que j’attaque, mais la néfaste influence française… Il était sûr de faire mouche face à une opinion nationaliste chauffée à blanc.

Eulenburg, cependant, n’est pas tout à fait n’importe qui, et souffre, à 61 ans, de graves pathologies. Au point qu’enquêteurs et magistrats ont dû se déplacer personnellement au château de Liebenberg pour l’interroger et le confronter aux témoins.

Son arrestation et son transfert à Berlin donnent lieu à des scènes déchirantes, que rapporte complaisamment Le Petit Parisien du 09 mai 1908 :

« Les membres de sa famille et le personnel du château pleuraient à chaudes larmes au moment où l’automobile s’ébranla, emportant le prince qui était très populaire ; les domestiques et les ouvriers huèrent la police de toutes leurs forces. »

À Berlin, l’accusé est transféré, sous bonne garde, à l’hôpital de la Charité, jusqu’à la fin de l’instruction. Elle va encore durer près de deux mois, durant lesquels l’état de santé de l’inculpé reste précaire. Lorsque s’ouvre enfin, le 30 juin, son procès pour parjure, c’est tout un ballet de voitures judiciaires qui doivent faire la navette entre l’hôpital et le tribunal (La Lanterne, 2 juillet 1908).

Ces complications n’empêchent pas l’effervescence médiatique et judiciaire, avec près d’une cinquantaine de témoins attendus à l’audience, selon Le Figaro du 7 juillet, même si un nouveau huis clos prive le public des détails les plus croustillants. Au vrai, Eulenburg s’obstine à nier, mais peine à convaincre face à l’accumulation des preuves – notamment une lettre de sa main invitant Ersnt à se taire.

La condamnation apparaît donc de plus en plus certaine, quand, le 18 juillet, le procès est ajourné, en raison de la santé toujours chancelante de l’inculpé, ainsi que le rapporte Le Temps du lendemain :

« L’opinion publique ne s’était pas émue de ces audiences auxquelles l’accusé assistait, pendant les derniers jours, presque défaillant devant un tribunal qui se transportait dans une salle de conférence d’hôpital.

Cette situation pouvait être préjudiciable à l’accusé en le mettant dans l’impossibilité de se défendre, préjudiciable aussi à la justice en éveillant chez les jurés des sentiments de commisération humaine assez forts pour influencer peut-être le verdict positif ou négatif qu’ils étaient appelés à prononcer. »

Sans doute la décision était-elle inévitable. Elle risque pourtant de donner des arguments à tous ceux qui estiment que la machine judiciaire est au service des puissants. Eulenburg est d’ailleurs le premier à protester vigoureusement contre cet ajournement, tout à son obsession de prouver une « innocence » qui semble pourtant de plus en plus douteuse.

Il n’aura, malheureusement ou heureusement, pas l’occasion de le faire : Le Journal du 11 septembre 1908 rapporte en effet que l’état de santé du prince, interné à la Charité depuis juin, vient de subir une subite aggravation.

Le 23 septembre, on apprend par L’Humanité, que le prévenu vient d’être remis en liberté la veille : cette décision « s’appuie sur le rapport des médecins qui ont déclaré que le prince ne sera pas, d’ici longtemps, en état d’être interrogé et que la prison préventive tendait à abréger ses jours ».

Près d’une année s’écoule avant qu’il soit de nouveau question des « scandales allemands » dans la presse française : le 11 juin 1909, signale La Petite République ; le prince aurait interrompu son séjour aux eaux de Gastein, en vue d’une possible reprise du procès. Mais elle n’aura jamais lieu, et passée cette date, l’événement se perd dans le flux de l’actualité.

Si Eulenburg vécut, finalement, jusqu’en 1921, ce fut en quasi paria, retiré dans son château de Liebenberg. Moins compromis, Kuno von Moltke ne joua plus, lui non plus, de rôle public, jusqu’à son décès, en 1923. Harden, pour sa part, poursuivit jusqu’à sa mort, en 1927, sa carrière de polémiste enflammé, qui ne lui valut pas que des amis – dégoûté par l’étalage de détails intimes dans les médias, le polémiste viennois Karl Kraus lui avait consacré, en octobre 1907, un article virulent. Le kaiser Guillaume II lui-même ne fut pas épargné par ce scandale, qui levait un voile trouble sur les mœurs de ses proches.

En avril 1908, le journal nationaliste, antisémite et germanophobe d’Édouard Drumont, La Libre Parole, s’en délectait en termes pour le moins goguenards, dans un article intitulé « L’ami du kaiser » :

« Guillaume II lui-même assistait parfois à leur réunion. Quand les initiés du cercle de la “Table ronde” s’entretenaient de lui dans leur correspondances, ils le désignaient par un tendre diminutif,  Liebchen, “mon mignon”.

Ce langage bizarre, entre soldats, n’avait rien, d’ailleurs, qui pût déplaire à l’Empereur. Il l’adoptait volontiers pour son usage personnel et tout le monde trouvait naturel à la Cour qu’il appelât Phili son ami, son confident, et même, dit-on, son collaborateur pour le fameux Chant à Oegir, le prince Philippe d’Eulenbourg. »

Par sagesse politique ou indignation sincère, Guillaume II cessa toute relation avec Eulenbourg, et le « cercle de Liebenberg » se désagrégea de fait après 1908. Mais devait subsister, autour de la haute aristocratie militaire allemande, un soupçon « d’homosexualité latente » qui ne contribua pas peu, comme en Angleterre, à polariser l’opinion sur ce sujet.

Si la république de Weimar allait voir se desserrer l’étau, avec un remarquable essor de la culture « gay et lesbienne » à Berlin et dans les grandes villes, le retour de bâton, sous le nazisme, fut féroce et le fameux paragraphe 175 ne fut définitivement supprimé qu’en… 1994 ! Instrumentalisée par les factions politiques, l’homosexualité avait pu symboliser, tour à tour, la décadence des élites traditionnelles (Eulenburg), « l’influence délétère des Juifs » (Hirshfeld), ou la « main de l’étranger » (Lecomte). Difficile d’en débattre sereinement dans un contexte aussi chargé…

Dans un tout autre ordre d’idée, l’affaire amena aussi cette amusante remarque du journal Le Rappel, qui, sous le titre « À propos d’Eulenburg », dénonçait l’ethnocentrisme de la presse française :

« Pourquoi diable nos journaux s’évertuent-ils à écrire Eulenbourg alors que le personnage en question s’appelle Eulenburg ? Un nom propre ne se démarque pas. On peut nationaliser un prénom […]. Mais il est souverainement ridicule de franciser un nom de famille.

Que dirions-nous si les Allemands appelaient les Goncourt, Goncurt : Richebourg, Richeburg ; Latour-Maubourg, Latur-Mauburg ? […]

Guérissons-nous de cette manie qui nous est particulière : car vous ne trouverez dans aucun journal russe, anglais ou italien, la dénaturation du nom que nous signalons.

Le prince d’Eulenburg est déjà suffisamment inverti pour qu’on se dispense d’ajouter à sa triste renommée l’inversion de son nom…. »

Dommage que l’ultime pique homophobe entachent la justesse d’une analyse qui en appelait au respect des identités nationales, dans une période où celles-ci allaient bientôt subir le choc de la guerre…

Emmanuelle Retaillaud est historienne, maître de conférences HDR en histoire contemporaine à l’université de Tours. Elle est notamment l’auteure de Paradis perdus, drogues et usages de drogues dans la France de l’entre-deux-guerres, paru aux PUR.

Pour en savoir plus :

Spencer, Colin, Homosexuality, a History, London, Harcourt, 1996.

Steakley, James D., « Iconography of a scandal : political cartoons and the Eulenburg affair in Wilhelmin Germany », dans George Chauncey & alii, Hidden from History : Reclaiming teh Gay and Lesbian Past, New York, Meridian, 1990, p. 233-257

Tamagne, Florence, Histoire de l’homosexualité en Europe, Berlin, Londres, Paris 1919-1939, Paris, Seuil, 2000