Les amours saphiques n’ont pourtant pas le même statut sacrilège que l’homosexualité masculine. Dans les pays où cette dernière est pénalement réprimée, telle la Grande-Bretagne et l’Allemagne, la loi n’évoque presque jamais les relations sexuelles entre femmes ; soit qu’on les juge quasi impossibles, à une époque où la femme « honnête » se doit d’être pure et éthérée, soit que, précisément pour cette raison, on préfère ne pas attirer l’attention sur une dangereuse virtualité, soit, enfin, et de manière plus trouble, que l’amour lesbien, considéré comme batifolage sans conséquence, ne dérange guère le regard masculin, allant même jusqu’à le titiller agréablement, comme en témoignent nombre de gravures ou de textes licencieux.
Le lesbianisme dispose par ailleurs, depuis des temps très anciens, d’une ambassadrice de charme en la personne de la poétesse grecque Sapho (parfois orthographié Sappho, Sapphô, voire Psappha), que les années 1880-1890 redécouvrent pour en faire une sulfureuse héroïne fin-de-siècle. En vérité, la vie de cette femme née sur l’île de Lesbos vers 620 avant J-C est mal connue et se prête à toutes les interprétations. D’un milieu privilégié, elle serait devenue veuve à un âge précoce, et aurait alors créé, à Mytilène, une célèbre école de poésie et de chant pour jeunes filles, qui fera précocement de Lesbos la « terre des nuits chaudes et langoureuses » chantée par Baudelaire, celle où « les filles aux yeux creux, de leur mort amoureuses / caressent les fruits mûrs de leur nubilité ». La légende dit aussi qu’elle serait tombée amoureuse, à la fin de sa vie, d’un berger inconstant nommé Phaon, tout en dédaignant le trop empressé Alcée. Ces tumultes sentimentaux l’auraient poussée à se jeter dans la mer, du haut du rocher de l’île de Leucade, dans une scène dramatique dont s’est plusieurs fois emparée la peinture du XIXe siècle. Ainsi, si sa réputation de « lesbienne » est ancienne, les « preuves » en étaient trop ténues et peut-être trop scandaleuses pour s’imposer à la tradition. À l’époque moderne, ne subsistent d’ailleurs plus, d’une œuvre fort riche, que deux odes incomplètes, auxquelles s’ajoutent de multiples fragments.
Comme nombre de ses contemporains, Charles Gounod, dans son premier opéra, Sapho, créé en 1851, préfère s’en tenir au versant « hétérosexuel » de la légende, comme le remarque prudemment Le Figaro du 1er avril 1884 :
« L’Antiquité, voulant enrichir l’art, en a fait une légende qui se compose de l’histoire de deux femmes : la grande Sapho d’abord, poète, philosophe, musicienne, fondant à Mytilène un Conservatoire où les jeunes et jolies Lesbiennes, ces amazones de la volupté, venaient apprendre à faire les vers et l’amour saphique ; puis la seconde Sapho celle qui, aimée et abandonnée par Phaon, obtint la célébrité avec la culbute qui fut baptisée le saut de Leucade. »
En 1854, à propos d’un drame antique en un acte au Théâtre français de Paul Juillerat, le journal Le Constitutionnel développait un argumentaire nettement plus ambigu. Reprochant au spectacle sa fadeur, comparable à celle de la Sapho de Philoxène Boyer, au théâtre de l’Odéon, le journal regrettait qu’on ne puisse, à l’époque contemporaine, évoquer la poétesse lesbienne dans toute sa vérité :
« Quant à Sapho, on aurait bien de la peine à la rendre intéressante au théâtre dans l’état des mœurs modernes […]
Sapho était brune, petite, peu jolie, d’une effroyable dépravation à la juger d’après les médailles antiques et le récit de Mme Dacier [une des traductrices de Sapho au XVIIe siècle]. Je ne prétends pas pour cela qu’il faille la mettre sur scène, mais acceptez-la telle qu’elle est, ou bien passez vous d’elle. »