Bien loin de racialisme des auteurs réactionnaires, d’autres se fascinent pour la légende des Assassins parce qu’elle est liée, comme nous l’avions vu dans l’article précédent, à la consommation de drogue. En 1844, le docteur Jacques-Joseph Moreau de Tours fonde ainsi à Paris le club des Hashischins, que fréquentent des auteurs romantiques férus de médiévalisme comme Gérard de Nerval ou Théophile Gautier.
Pour ce dernier, la prise d’un stupéfiant renvoyant à une secte associée tant à l’Orient qu’au Moyen Âge est un moyen de partir vers un ailleurs, loin de l’Europe moderne. Dans un texte paru dans La Revue des Deux Mondes qu’il consacre en 1846 à ce club, il explique ainsi :
« Il existait jadis en Orient un ordre de sectaires redoutables commandé par un cheik qui prenait le titre de Vieux de la Montagne, ou prince des Assassins. Ce Vieux de la Montagne était obéi sans réplique […].
Par quels artifices le Vieux de la Montagne obtenait-il une abnégation si complète ? Au moyen d’une drogue merveilleuse dont il possédait la recette, et qui a la propriété de procurer des hallucinations éblouissantes. […] Or, la pâte verte dont le docteur venait de nous faire une distribution était précisément la même que le Vieux de la Montagne ingérait jadis à ses fanatiques sans qu’ils s’en aperçussent […].
Les gens qui m’avaient vu partir de chez moi à l’heure où les simples mortels prennent leur nourriture ne se doutaient pas que j’allasse à l’île Saint-Louis, endroit vertueux et patriarcal s’il en fut, consommer un mets étrange qui servait, il y a plusieurs siècles, de moyen d’excitation à un cheik imposteur pour pousser des illuminés à l’assassinat.
Rien dans ma tenue parfaitement bourgeoise n’eût pu me faire soupçonner de cet excès d’orientalisme [et] on vous aurait dit qu’il existait à Paris en 1845, à cette époque d’agiotage et de chemins de fer, un ordre des hachichins […] vous ne l’auriez pas cru. »
On le voit, Gautier n’idéalise pas les Assassins. Au contraire, il accumule dans la description qu’il fait d’eux les poncifs, et reprend à son compte la légende noire qui leur est associée. Mais c’est justement parce qu’ils étaient des « sectaires redoutables », qu’ils étaient des êtres dangereux que Gautier est attiré par leur drogue « merveilleuse ». Son ingestion lui donne l’impression de pouvoir quitter un moment les cercles réglés et normés de bourgeoisie parisienne pour un ailleurs périlleux et aventureux, où règnent les passions les plus sauvages.
Pendant longtemps, les Assassins restent un objet de fascination chez les romantiques et leurs héritiers. En pleine IIIe République triomphante dans laquelle s’impose l’idée d’un rapport rationnel et scientifique au monde, des auteurs, reprenant le projet romantique, vont, par rejet de la modernité, à nouveau de réclamer du Moyen Âge magique et de l’orient mystérieux.
Alfred Jarry publie ainsi en 1896 dans les pages de La Revue Blanche – périodique de sensibilité anarchiste – une pièce de théâtre appelée Le Vieux de la Montagne, où il met en scène une rencontre hallucinée entre Marco Polo (ici nommé « Marc-Pol »), Gengis Khan (« Cinghis-Khan ») et le chef des Assassins. Plus qu’un récit, il s’agit surtout de dépeindre un ailleurs onirique qui bouscule les sens à travers une écriture foisonnante et des références à nombre de figures fantastiques tirées des mythes médiévaux, comme le Prêtre Jean. Marco Polo et Gengis Khan, en pleine extase provoquée par la drogue fournie par le Vieux de la Montagne, s’exclament ainsi :
« MARC-POL – Qui a allumé le soleil et la lune comme deux lampes pour luire au loin sur les deux montagnes des deux côtés du château, pareilles à deux obeliscolychnies ?
CINGNIS-KHAN – Sur les deux rivières de lait et d’eau, qui sont à ma droite, la lune, qui est sur la montagne sénestre, verse de la cendre d’argent.
MARC-POL – Sur les deux fleuves de miel et de vin, qui sont à ma gauche, le soleil, qui est sur la montagne dextre, éjacule des pollens d’or. »
L’ailleurs médiévalisé, l’Orient halluciné, la consommation de drogues sont autant de lieux que cette nouvelle génération d’auteurs symbolistes utilise pour revendiquer une liberté d’écriture totale et leur rébellion contre l’esthétique rationnelle dominante. Déjà, en 1893, Gustave Lanson, professeur et historien de la littérature, n’hésite pas à opposer à l’art bourgeois la poésie de Stéphane Mallarmé, qu’il compare au Vieux de la Montagne dans les pages de la Revue Universitaire, comme si être de cet ailleurs onirique dont ce réclame tant l’avant garde était la marque d’un esprit éclairé :
« M. Mallarmé est plus qu’un maître : c’est un directeur, un pêcheur d’âmes. Ses disciples sont des croyants : il est pontife et prêtre-roi. Il enchaîne les hommes à son culte par des sortilèges puissants. […]
Intimidé par la gravité des croyants, le bourgeois d’abord a cessé de rire, puis a senti un vague respect se mêler à sa stupeur. M. Mallarmé lui est apparu comme une puissance obscure et lointaine […] comme une sorte de Vieux de la Montagne invisible et inquiétant, qui lâchait à travers la littérature des émissaires fanatiques, grisés de merveilleuses visions et propagateurs d’incompréhensibles mots d’ordre. »