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Les Roms en France, chroniques d’une stigmatisation

le par - modifié le 10/11/2021
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Exerçant à la fois fascination et rejet de la part des journaux, la communauté tsigane est abondamment citée dans les colonnes des faits divers et des arts du premier XXe siècle. Louée pour son caractère « libre », elle est tout autant honnie, à grands renforts de stéréotypes.

Le 16 juillet 1912, une loi contraint les « nomades » à posséder « un carnet anthropométrique d’identité » pour se déplacer. Cette discrimination administrative atteste de l’hostilité envers une population que pour des raisons de commodités nous qualifierons de Roms, même si ce n’est pas le terme employé à l’époque, où l’on parle de Tsiganes, de Gitans, de Romanichels ou de Bohémiens, de Zingari, et parfois de Gypsies ou de « Gitanos », en mélangeant dans ces vocables groupes nés et vivants en France depuis des générations, et nouveaux arrivants.

Cette loi, qui touche aussi d’autres itinérants (vagabonds, clochards, mendiants, marchands ambulants, travailleurs saisonniers ou forains), mais vise particulièrement les Roms, s’inscrit en effet dans un processus d’identification, de contrôle et d’encadrement des populations nomades, qui s’intensifie à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, avec l’arrivée de populations immigrées venant d’Europe Centrale et Orientale.

En parallèle avec ce corpus de lois discriminantes qui culmine avec la loi de 1912 (abrogée en 1969 seulement), incarnant, comme celles des Juifs ou des « métèques », la figure du bouc-émissaire, la stigmatisation des Roms s'intensifie dans une France dont la démographie est alors déclinante.

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Une fascination pour l’exotisme

Pourtant, au-delà de la peur et du rejet, il existe aussi une certaine fascination pour les Roms qui persiste elle-aussi pendant toute la période. Elle est marquée par un intérêt manifeste pour ce qu’on perçoit alors comme des « traditions nomades ».

Cela passe par une romantisation du nomadisme. Dans l’imaginaire collectif, les Roms incarnent une communauté nomade qui sillonne l’Europe et ne connaît pas les frontières. En 1905, dans un article sur « Les Romanichels » pour le supplément illustré du Petit Journal, Jean de Famars écrit ainsi :

« Race curieuse et farouche que celle de ces indépendants qui, toute leur vie, courent les routes en famille sans se fixer jamais. »

Vingt ans plus tard, même si la loi de 1912 condamne désormais le nomadisme, la série d’articles intitulée « Chez les Pharaons des grands chemins », publiée dans L’Intransigeant en 1935 par René Bénazec, témoigne de la persistance de cette attirance mêlée d'exotisme :

« On ne dresse pas de contravention aux oiseaux de passages. »

Dans un article du Petit Journal de 1908 signé de l’écrivain Emile Hinzelin, où Romanichels et Bohémiens deviennent des « gens de Bohême », on trouve également une curiosité pour une mystérieuse religion qui leur serait propre :

« Leur religion ?

Musulmans en Turquie, orthodoxes en Russie, ils sont catholiques en Espagne ou en France, protestants en Angleterre ou en Allemagne. On affirme qu'ils ont une religion à eux, dont ils observent secrètement les rites. »

L’intérêt manifesté pour les Roms se traduit également par une obsession sur l’histoire de leurs origines, de leur langue, elles aussi énigmatiques pour le lectorat français et donc, exotiques. Des articles évoquent ainsi les prémices fantasmées de l’histoire des Roms, comme celui du Pêle-Mêle relatant en 1911 les « origines des Tziganes » :

« Le shah Bahram-Gur (420-430 de notre ère) appela des Indiens dans son royaume (musiciens) qui dépensèrent si rapidement les biens leur ayant été accordés qu’il les condamna à une vie errante. Ce seraient les ancêtres des Bohémiens. »

La figure du Bohémien musicien est bien sûr emblématique de cette fascination. En 1904, pour la revue Les Annales politiques et littéraires (où cette fois le Rom ne vient plus de Bohême mais, « naît généralement en Hongrie » même si « sa race n’est pas issue du sol hongrois. Elle sort d’on ne sait où »), les Bohémiens musiciens sont devenus depuis une vingtaine d’années un effet de mode occupant une place importante et nouvelle au sein de la « vie parisienne ». Commentant l’utilisation par le dramaturge Albert Capus d’un orchestre de musiciens bohémiens dans sa dernière pièce, le journaliste écrit :

« D’où lui vient ce privilège bizarre d’improviser ce que les autres doivent apprendre, de naître avec le secret d’un art dont il n’a même pas à déchiffrer le rudiment. »

Selon l’historien Dominique Kalifa, dans l’imaginaire des bas-fonds qui se construit alors, la représentation du Bohémien musicien satisfait notamment une bourgeoisie venue s’encanailler dans les quartiers populaires. Sur l’ensemble de la période, des centaines d’articles évoquent ainsi les orchestres, les musiciens et la musique tzigane.

Dès le début du XXesiècle, les Roms sont donc essentialisés et catégorisés comme des artistes, dont les chants et la musique « font voyager » tant par leurs mystères que leurs tonalités. La figure du Rom prend aussi place au sein d’histoires fictives, où il apporte encore de l'exotisme. Dans une nouvelle intitulée « Le Tzigane » de l’écrivain Marius Boisson (1881-1959) et publiée dans le périodique Fin de siècle, être Tzigane est vécu comme une fierté. Le fait que des récits soient consacrés positivement à la figure du Bohémien dans des journaux littéraires intellectuels prisés, le place aussi, au début du XXe siècle, comme un artiste à part entière suscitant l’émerveillement ou la convoitise.

Au XIXe siècle, le courant littéraire romantique avait déjà largement contribué à la création de l’imaginaire bohémien dans les pays occidentaux, en se centrant cette fois sur la figure de la Bohémienne. On pense évidemment au portrait que dresse Victor Hugo avec son Esméralda dans Notre Dame de Paris (1831). Mystérieuse et magnifique, la Bohémienne incarne là encore une figure ensorcelante. Elle marque ainsi les esprits par sa « beauté de statue grecque », « avec des souplesses et des langueurs asiatiques ». Néanmoins, dans ces romans et ces articles où se mêlent fascination et répulsion, ces propos peuvent également être envisagés sous un angle moins positif : pensée comme sensuelle et sur-sexualisée, audacieuse et arrogante, la Bohémienne se transforme alors souvent en manipulatrice.

La majorité des articles de presse et des récits publiés entre 1900 et 1940 attestent ainsi d’une vision ambivalente des imaginaires sur la communauté rom. Pour la Bohémienne, sa féminité excessive n'est utilisée que pour décrire de jeunes femmes. Dès lors qu’elles vieillissent, elles deviennent des sorcières :

« Toujours des jolies Tziganes qui dansent, jouent et disent la bonne aventure et de vieilles sorcières énigmatiques qui tirent les cartes en donnant des conseils médicaux. »

Ces différentes figures se retrouvent dans le roman de Gaston Leroux, La Reine du Sabbat, sorti en 1913 chez Fayard dans la collection Le Livre populaire, et publié quinze ans plus tard en feuilleton dans L’Écho d’Alger :

« Voici, sur les routes qui viennent de tous les points de l’horizon, une étrange et innombrable procession de véhicules bizarres, [...] entourés d’un peuple poussiéreux, coloré de nomades, de Bohémiens, de tziganes accourus de toutes les directions, parlant toutes les langues, tous les patois, les charabias, qu’à pied, qui à cheval […].

Tous sont là représentés : les uns beaux comme des demi-dieux ; les autres dégénérés, monstrueux, [...] ; des jeunes femmes aux yeux de cigale, rayonnantes de toute la beauté orientale, au teint doré par les soleils d’Asie ; de vieilles sorcières au menton de galoches, tireuses de cartes, habituées du sabbat, magiciennes, qui ont recueilli toute la laideur, tout la vieillesse, toute la saleté humaines […] ».

L’autre versant de cette image ambivalente est caractérisée par l’idée d’une femme voleuse et malhonnête, prête à tout pour escroquer un innocent avec la complicité de son groupe (le terme de « tribu » apparaît même dans les années trente). La grande presse quotidienne met ainsi en garde ses lecteurs contre ces diseuses de bonne aventure « qui bavardent et vous révèlent l’avenir, cependant qu’un indiscret compère visite le poulailler ; à moins qu’une jolie fille complice ne “fasse” nos poches ».

Sur toute la période, la presse est largement unanime pour diffuser ces stéréotypes. Parmi ceux-ci, apparaît constamment l’image de délinquants volant poules et enfants, fondés sur des faits divers qui très tôt participent à créer un sentiment d’insécurité. Les articles relayant les histoires de Roms enleveurs d’enfants et assassins, posent ainsi une sorte de décor macabre destiné à faire frissonner le lectorat.

En 1906, dans La Petite République, le chroniqueur va ainsi jusqu’à affirmer « en cas d’audacieux, de stupide déprédation et au besoin d’assassinat inexplicable, cherchez le romanichel et vous trouvez souvent le coupable. ». En 1907, pour le journal républicain Paris, les Roms, « terreur de nos campagnards, sont en effet les croque-mitaines qui inspirent dans nos villages une terreur légitime ». Non seulement voleurs, ils seraient en outre des vecteurs de maladies, des gens « très pauvres et très sales, leur mépris de la propreté allant aux limites de ce que l’on peut imaginer ». En 1938, le mot de Romanichel est devenu synonyme de sale, « vêtu d’oripeaux bariolés » et va de pair, pour le journal d’extrême droite Je suis partout avec « bandits de grands chemins ».

Pour compléter ce portrait, il s'avérerait qu’ils soient également cannibales. Dans un court article sensationnaliste relatant un procès pour anthropophagie à l’Est de la Tchécoslovaquie, le quotidien socialiste Le Populaire peut écrire ainsi sans sourciller :

« Les tziganes [...] dépeçaient leurs victimes et les mangeaient au cours de sinistres festins, à la lueur rouge des feux de bois.

Puis ivres d’alcool, hommes, femmes, et enfants se livraient à de macabres bacchanales, dansant et sautant d’infernales rondes, autour des squelettes décharnés de leurs victimes. »

Le Rom étranger, une figure condamnée

Ces préjugés vont s’intensifier avec la crise des années 1930, où l’on semble distinguer de plus en plus nomades « étrangers » de ceux nés sur le sol français, et où les forains vont tenter démarquer des autres groupes.

Le vocabulaire utilisé n’hésite pas alors à parler de « racaille » ou de « parasite ». Cette défiance est ainsi présente dans de brèves histoires, comme celle racontée en 1933 par Charles Deudon dans le journal pamphlétaire Gringoire, où un Romanichel est tué : « Pareille racaille ne méritait pas la moindre pitié ».

Dans un article daté de 1938, du Journal des débats politiques et littéraires les Roms sont certes des virtuoses mélancoliques, grâce à qui « des thèmes jusqu'alors ignorés ont pu être découverts par un Liszt et intégrés dans des œuvres immortelles », mais « leur éclectisme religieux, linguistique et national en fait les plus inoffensifs des parasites ».

Cette rhétorique xénophobe et racialiste ne semble pas propre à la droite ou à l’extrême droite, puisqu’on trouve aussi (cf. plus haut) des articles de ce type dans Le Populaire socialiste. A l’extrême gauche, le tableau semble plus nuancé. Dans Le Libertaire, les articles signés du nom « Le ou les Romanichel(s) », participe-t-elle à une forme d’inversion du stigmate ? C’est vraisemblable. Cependant, on ne trouve a priori pas de véritables articles sur les Roms dans la presse anarchiste.

C’est aussi le cas chez les communistes. Dans les années trente, le roman de l’Américain Michael Gold sur le Lower East Side populaire et l’envers du rêve américain, traduit par Paul Vaillant-Couturier lui-même et Ida Treat, évoque notamment la misère des Tsiganes (L’Humanité, 19 octobre 1932). Et l’on compte plusieurs centaines d’articles mentionnant divers programmes de théâtre ou d’orchestres tsiganes, parfois soviétiques. Quelques faits divers sont relatés, de manière plutôt neutre, et il arrive que les Tsiganes soient aussi évoqués pour parler de ce que le régime accomplit en leur faveur en URSS.

Sans éviter tous les stéréotypes véhiculés dans le reste de la presse au sujet de Roms qui seraient nécessairement « pauvres et libres », les quelques rares longs articles de la presse communiste sont cependant moins entachés de racisme et de rejet que dans la plupart des journaux. On reste davantage dans le registre de la fascination que dans celui de la répulsion, comme avec cet article décrivant « les vies ardentes de ces virtuoses », soit « quatre ‘primas’ tziganes qui auront leur statue à Budapest » (Ce Soir, 14 novembre 1937). Dans le reportage qu’il donne au magazine Regards, Stéphane Priacel insiste en fait surtout sur la pauvreté des communautés tsiganes, en déconstruisant même une partie des stéréotypes.

Par ailleurs, même à l’extrême droite, cette image stigmatisante est loin d’être univoque. Ainsi, dans un article de septembre 1939 de Gringoire, le journaliste antisémite Clément Vautel, tout en véhiculant des stéréotypes classiques sur les Roms, semble malgré tout prendre en pitié ceux qui viennent d’être parqués dans des camps de travail mis en place par le gouvernement hongrois :

« Pauvres bohémiens ! Ils étaient les derniers ‘hommes libres’ et les voilà parqués, eux aussi, sous la surveillance des ‘autorités’… »

Dans Je suis Partout, le 7 novembre 1936, un article anticommuniste sur l’URSS reprend cette rhétorique de l’homme libre (« Comment les Soviets traquent les derniers hommes libres de l’URSS »), tout en les assimilant au « salmigondis de races de l’Orient européen ». Et François Vinneuil, utilisant en cela une rhétorique fasciste, isole le Rom des autres boucs émissaires :

« Dans le grouillement de Juifs, d'Arméniens, de Levantins indéfinissables des ports du Danube ou de la mer Noire, il arrive souvent qu'un tzigane en lambeaux, les cheveux sur les épaules, résume à lui seul la vieille fierté de l’Aryen. »

Sous la plume de ce journaliste d’extrême droite, les mystérieuses origines indiennes, relatées par la presse trente ans plus tôt, en feraient donc des « aryens », ce qui distinguerait les Roms des autres populations stigmatisées. Des « aryens » qui cependant restent malgré tout totalement ostracisés :

« Et les tziganes ont beau être de très purs aryens blancs, lorsqu’ils s’emparent d'un coin de faubourg, les bouges où ils croupissent se font sentir de loin. »

En 1940 les Roms, en particulier étrangers, apparaissent cependant bien comme marginalisés et largement représentés comme incapables de s’intégrer. Refusant qu’on demande désormais un carnet anthropométrique aux forains, qui eux sont considérés comme « des Français comme les autres », un article du Jour, du 20 mars 1940, évoque cette « population sans patrie et souvent sans métier et sans religion » qu’on devine être les Roms étrangers.

Avec l’entrée en guerre, les mesures se radicalisent, devenant synonyme de privation de liberté. Le 6 avril 1940, la IIIe République assigne ainsi à résidence tous les nomades. En octobre 1940, comme elle le fait dès février en Tchécoslovaquie pour les « romanichels qui n’ont pas de métier régulier », l’Allemagne nazie les fait interner dans des camps de travail (6 000 à 6 500 personnes), ne faisant pas de différence entre les différents groupes, en dépit des protestations des forains. La gestion du camp est cédée aux autorités de Vichy, qui facilitent leur déportation vers les camps de concentration et d’extermination nazis.

En effet, loin de considérer les Roms comme des aryens, les politiques raciales nazies en font la seconde population européenne victime d’une extermination planifiée en Europe : le Porajmos (« dévorer »), ou Samudaripen, c’est-à-dire le génocide tsigane. En France, ceux qui n’ont pas été déportés, ne seront libérés des camps qu’en 1946…

Pour en savoir plus :

Henriette ASSÉO, “Figures bohémiennes et fiction, l'âge des possibles 1770-1920”, Le Temps des médias, 1(1), 12-27, 2010

Henriette ASSÉO, “L’Odyssée des Tsiganes”, L’Histoire, Collection 43, avril-juin 2009

Marie-Christine HUMBERT, Roms. Histoire. L’internement en France 1940-1946, Projet Education des enfants Roms en Europe, Conseil de l’Europe

Dominique KALIFA, Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, « L’Univers historique », 2013

Jean-Pierre LIÉGOIS, Roms et Tsiganes. La Découverte, « Repères », 2019

Mathieu PLÉSIAT, « ‘Roms’, ’Gens du voyage’ et ’exclus sociaux’ : Les destinées catégorielles des ‘Tsiganes nomades’ au cours du XXe siècle » in : Paul Bauer, Christian Jacques, Mathieu Plésiat, Máté Zombory, Minorités nationales en Europe centrale. Démocratie, savoirs scientifiques et enjeux de représentation, Prague, CEFRES, 2011, pp.71-88

Alain REYNIERS, “La mobilité des tsiganes en Europe : entre fantasmes et réalités”, Hermès, La Revue, 2(2), 107-111, 2009

Cet article a été rédigé par trois étudiantes du campus européen de Sciences Po à Dijon, encadrées par notre collaboratrice l’historienne et chargée de conférences Rachel Mazuy.