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Coco Chanel, star de la mode comme de la presse

le par - modifié le 10/01/2022
le par - modifié le 10/01/2022

Personnage ô combien médiatique, figure féminine majeure de l’entre-deux-guerres, la directrice de la célèbre maison de couture a fait l’objet d’un nombre incalculable d’articles, souvent dithyrambiques – passant parfois sous silence des facettes plus troubles de sa personnalité…

Le 11 novembre 1937, le journal Marianne rend hommage dans ses pages féminines à « Mlle Chanel ».

« S’il y a un être à Paris qui ait su réaliser un effort plein de dynamisme et de courage pour la couture française, c’est Mlle Chanel.

En 1918, elle rénova complètement l’art de créer et sut imposer mieux que personne son goût et ses idées. »

Ce n’est pas la première fois que la presse française célèbre le rôle majeur de la belle Gabrielle dans la révolution du look féminin de l’après-guerre. Le 17 septembre 1927, le journal de potins Aux Écoutes tentait déjà un premier bilan :

« C’est bien l’une des figures les plus curieuses de ce temps, et sa vie, le plus beau sujet de roman. (…).

Dans la couture où elle est reine (…), elle a introduit des mœurs en accord avec l’époque des nouveaux riches et des petites dames très sport. C’est elle qui a lancé les maillots tricotés comme corsage, les perles de bois, la robe-chemise, aussi facile à enlever qu’à remettre dans l’hostellerie de banlieue, entre une partie de tennis et une séance chez la modiste. » 

Mais c’est dix ans plus tôt que Chanel faisait ses premiers pas dans la presse, lorsque 15 septembre 1910, Comœdia illustré présenta en couverture un chapeau « création Gabrielle Chanel », porté par l’actrice Lucienne Roger. Alors âgée de 27 ans, la modiste venait d’ouvrir sa première boutique, au 21 de la rue Cambon, avec les fonds de l’homme d’affaires anglais Arthur « Boy » Capel, son amant. Cette auvergnate, fille d’un marchand forain et d’une couturière, était « montée à la capitale » vers 1908, avec le statut de fille plus ou moins entretenue, d’abord par le riche éleveur de chevaux Étienne Balsan puis par Capel lui-même.

Fou amoureux de cette belle brune longiligne au style inclassable, mais ne pouvant se mésallier, Capel l’avait incitée à occuper ses dix doigts, et très vite, les petits chapeaux sobres et élégants de sa maîtresse avaient séduit une clientèle de femmes du monde et du demi-monde lasses des pâtisseries tarabiscotées dont on affublait alors leur jolie tête. La réputation de Gabrielle Chanel entamait dès lors une irrésistible ascension, dont Comœdia marquait le premier jalon :

« Je viens d’écrire un nom qui nécessite une présentation à celles de mes lectrices qui l’ignoreraient encore.

Nous donnons dans cette chronique deux délicieux modèles de cette artiste raffinée qu’est Gabrielle Chanel. Amoureuse de la ligne, avant tout, sa fantaisie, sans jamais s’écarter du bon goût, est d’une inspiration toujours heureuse et imprévue.

Nous serons à même d’en donner ici toute la gamme, cet hiver, dans les créations multiples de cette artiste si distinguée, qui coiffe nos plus jolies mondaines parmi les plus beaux noms du Gotha, ainsi que nos plus élégantes artistes. »

Une « artiste » amoureuse de la ligne, incarnant le bon goût allié à la fantaisie et à l’imprévu… C’était, déjà, cerner ce qui allait devenir la quintessence du « style Chanel ».

En 1915, la jeune femme vient d’ouvrir une troisième boutique à Biarritz, après celle de Deauville en 1913, événement salué par la Gazette de Biarritz-Bayonne et Saint-Jean de Luz du 11 septembre 1915 : « Nous apprenons avec plaisir que la Maison Gabrielle Chanel, de Paris, a ouvert des salons de vente villa de Laralde, 6, descente de la plage, Biarritz ».

Outre des chapeaux, les « créations Chanel » proposent désormais des robes, jupes et sweaters, dans le même esprit sobre et épuré. C’est une entreprise en pleine expansion, et qui recrute : « La Maison Gabrielle Chanel demande de bonnes ouvrières et un groom. Se présenter de 1 heure à 2, villa de Laralde. Gabrielle Chanel est à la villa Les Cyclamens » annonce par exemple La Gazette de Biarritz du 20 avril 1916. Cette feuille locale se fera régulièrement l’écho des activités de la couturière sur la côte basque.

Dans l’immédiat après-guerre, Chanel devient, aux côtés de Jean Patou, Jeanne Lanvin ou Lucien Lelong, une des plus brillantes figures de la nouvelle génération de couturiers parisiens qui redynamisent la haute couture en lui faisant prendre le virage de la « garçonne ». La presse anglo-saxonne est elle aussi séduite par cet inimitable « je ne sais quoi » parisien, qu’elle maîtrise à son plus haut degré de perfection. « Le goût [de Chanel] est impeccable et son originalité a encore produit une série de modèles de premier ordre, s’enthousiasme par exemple The Chicago Tribune and the Daily News du 29 août 1924. Chanel est la prophétesse de la simplicité, dont elle a fait, à travers ses créations, un des Beaux-Arts ».

La créatrice est d’ailleurs souvent présentée comme la meilleure ambassadrice de son propre style. Ainsi à l’occasion d’une interview par l’hebdomadaire Marianne :

« Elle portait le type de la robe ‘Chanel’ que nous aimons tant : un deux pièces en jersey noir, dont la sobriété faisait ressortir des bijoux de fantaisie en or, imaginés également par elle.

Malgré la mode un peu inquiétante des chapeaux, il faut reconnaître que le sien était parfait, petite toque de feutre noir qui, tout en étant très nouveau, était excessivement seyant. »

Mais ce qui donne à la couturière une longueur d’avance sur ses concurrents, c’est aussi son sens de l’innovation et de la diversification, comme le résume un article du Jour en 1933 :

« Elle fit d’abord des chapeaux (…). Un peu plus tard, elle lança le jersey, ce tissu miraculeux qui dut enrichir son inventeur en même temps qu’il nous enrichissait, nous, femmes, d’une étoffe que rien ne peut remplacer, tant elle est pratique, jolie, inusable.

De jour, le génie de Chanel fut reconnu et elle prit rang parmi les premiers couturiers de Paris. »

The Chicago Tribune and the Daily News commente dans la même veine une visite de la couturière en 1932 dans des usines de Manchester, où elle a fait fabriquer un velours de coton très novateur :

« Accompagnée par son propre expert en textile, employé dans sa fabrique de tissu près de Paris, Mlle Chanel a visité les usines de Manchester et exprimé son grand intérêt pour les conditions de travail.

Elle a appris que, grâce aux conseils qu’elle a donnés en matière de coloris, de matériau et de design, les usines fabriquant le velours de coton, dont elle a lancé la mode avec tant de succès cette saison, travaillent nuit et jour pour remplir les commandes qui continuent à arriver des quatre coins du globe. »

« Ce fut elle qui, la première, joignit à sa collection un choix considérable d’accessoires luxueux, rappelle aussi le chroniqueur de Marianne de 1937. Le parfum, les bijoux, les fleurs ». Lancé en 1921, le « N°5 » – cinquième échantillon d’une série élaborée par le parfumeur Ernest Beaux – devint vite, avec l’appui commercial des frères Pierre et Paul Wertheimer, un véritable best-seller, collant à l’époque par l’épure de son flacon Art Déco et la séduisante énigme de son nom chiffré – elle avait présenté ses collections cette année-là un 5 mai. En 1950, le journal Carrefour revenait sur le succès mondial de ce « jus » d’exception :

« Le ‘N°5’ apporta, dans l’art des parfums, une révolution comparable à celle que Mlle Chanel avait provoquée dans la mode.

La justesse de la note qu’elle avait trouvée, on la mesure à ceci que, bien que le goût des femmes se soit prononcé, depuis ces dernières années, pour des parfums assez lourds, le ‘N°5’, subtil, aérien, continue de triompher. »

Elle innova encore par l’usage ludique et immodéré des bijoux fantaisie. « Elle vendait quinze louis des colliers de bois achetés trente francs chez le façonnier de Belleville ou du Marais : les dames du faubourg Monceau poussaient des cris d’enchantement », croit savoir le journal Aux Écoutes dans son portrait du 17 septembre 1927. Si cette mode permit aux élégantes de jouer avec les codes du luxe sans se ruiner, Chanel n’hésita pas à prendre le contrepied de son propre credo en créant en 1932, une collection de haute joaillerie, dont le vernissage émerveilla Paris :

« Les diamants, sur les épaules des mannequins de cire, brillent de mille feux. Ici, c’est un diadème qui tombe sur un front comme une frange de fauteuil. Là, c’est une comète qui entoure une nuque. Plus loin, sur un poignet, des diamants semblent des pétales de fleur ou des tentacules de méduse. Et, à ce cou, ils semblent une cravate d’habit…

Ingéniosité dans les formes, magnificence, éclat…

Mais voici qu’un mouvement se dessine. Serait-ce Mlle Chanel ? C’est Jean Cocteau. »

L’arrivée remarquée de Cocteau rappelle que Chanel est devenue elle-même une figure du Tout-Paris, proche des artistes d’avant-garde et des « grands de ce monde ». Alors qu’avant-guerre, « le monde ne s’ouvrait qu’aux cartons des maisons de couture mais pas aux couturières elles-mêmes », selon la formule de Paul Morand, elle inaugura l’ère des couturiers stars, dont les journaux suivaient avec fascination galas, voyages, et réceptions :

« Saint Moritz, Berlin, Munich, puis sa propriété de Roquebrune, pour les vacances de Pâques, tels sont les endroits où, depuis quelques mois, Mme Coco Chanel traîne à sa suite lady Abdy, la duchesse de Gramont, née Ruspoli, Mlle Madeleine Chevrel, le comte et la comtesse Étienne de Beaumont (…).

Coco Chanel, hôtesse magnifique, qu’on surnomme ‘la grande Mademoiselle’, offre non seulement le gîte et le couvert, mais encore des autos à ceux que les mauvaises langues appellent ‘le personnel’ de Chanel ou encore ‘la noix de coco’. »

Recherchée pour sa personnalité, son élégance, son esprit, Chanel fit aussi beaucoup parler d’elle par le biais de ses prestigieux amants, même si la mort accidentelle de Capel, le 22 décembre 1919, l’avait laissée presque inconsolable. De 1924 à 1929, elle partagea sa vie avec Hugh Grosvenor, deuxième duc de Westminster, un des hommes les plus riches d’Angleterre, qui lui offrit la villa La Pausa, à Roquebrune-Cap Martin. Avant lui, le duc Dimitri Pavlovitch Romanov, un neveu de Nicolas II, avait su la séduire. Leur mariage fut même évoqué mais tourna court – « la famille Romanoff refuse obstinément d’admettre une couturière : les droits éventuels du grand-duc Dimitri au trône de Russie sont encore un obstacle à la réalisation des vœux de Mlle Chanel », estima le journal Aux Écoutes du 10 juin 1923.

Plus sérieuse fut, en 1933, la rumeur de son mariage avec le dessinateur Paul Iribe, – « un mariage d’amour, dicté par une commune passion de l’esthétique nouvelle » selon Comœdia du 18 novembre 1933 – mais elle fut aussi rapidement démentie. Farouche indépendante, toute dévouée à son travail, Chanel ne devait jamais se marier et resta, dans sa vie privée, « l’irrégulière » évoquée par Edmonde Charles-Roux.

Elle n’était pas d’ailleurs qu’une élégante ou une mondaine avide d’ascension sociale : louée, on l’a vu, pour la nature artistique de son talent, elle fréquente le cercle de Picasso, de Diaghilev, de Cocteau, et conçoit pour eux des costumes de théâtre ou de ballet – Antigone, de Cocteau, d’après Sophocle, en 1922, Le Train bleu, ballet de Diaghilev, en 1924, Orphée en 1926… Le Petit bleu de Paris du 22 décembre 1922 commente en ces termes sa première tentative :

« L’Antigone de Sophocle nous permet de voir des costumes grecs très curieux que Gabrielle Chanel s’est amusée à composer avec un bonheur d’expression complète. Peut-être ce début dans l’art du costume à la scène nous présage-t-il quelques grandes robes de théâtre pour l’avenir. »

Dans un registre un peu moins noble, Aux Écoutes du 25 mars 1931 annonce que la couturière s’est rendue à Hollywood, où elle été sollicitée par la MGM pour des costumes de film. La collaboration va tourner court, Chanel ayant du mal à se plier aux exigences des studios, quoique nombre de stars de de cinéma apprécient ses robes à la ville, à commencer par Greta Garbo et Marlène Dietrich.

« People » scrutée par les médias, Chanel a aussi entretenu avec la presse un rapport plus actif, en se faisant elle-même… journaliste. Sa signature apparaît le 15 février 1933 dans les colonnes de l’hebdomadaire Marianne, où elle développe un « éloge du plagiat » qui va faire du bruit :

« Toutes les mesures de défense savantes prises pour garantir le modèle, type fugitif de la mode, ne servent à rien, puisqu’il n’est copié que déjà moribond, hors de la mode.

Ce qu’on ne pille jamais, c’est l’authenticité, l’esprit de trouvaille, et cette perfection dans la réalisation qui coûte très cher parce qu’elle ne siège pas dans le moteur d’une machine à coudre, mais dans les mains et dans l’esprit d’une ouvrière française.

En fait de mode, le plagiat constitue pour l’inventeur le plus flatteurs des compliments et la plus puissante des publicités. »

Quelques années plus tôt, la couturière n’avait pourtant pas hésité à porter plainte contre les Magasins de la Samaritaine pour contrefaçon « d’un modèle de robe en crêpe Georgette noir, jupe deux volants plissés devant, grand col plissé dos, manche descendant jusqu’au coude », (Le Gaulois, 10 mars 1925), et obtenu 6 000 F de dommages et intérêts. Mais si elle conçoit bien la copie littérale comme un délit, la reprise de ses modèles par des petites couturières de quartier lui apparaît comme une forme de démocratisation de l’élégance, ainsi qu’elle l’argumente de nouveau dans le Journal, le 22 février 1935, sous le titre « Copier la mode, pourquoi pas ? C’est un hommage au génie de Paris, nous assure Mlle Chanel ».

Sceptique, Le Figaro y voit surtout un « badinage, un paradoxe, un sacrifice au goût du nouveau », tout en rappelant que « la doctrine constante de la couture parisienne est depuis longtemps fixée sur la défense de ses modèles : copier c’est voler ! »

Dans Le Journal du 26 mars, l’impénitente enfonce le clou :

« Je persiste à croire qu’il est plus important que notre mode établisse par la force de l’imitation un style mondial vers lequel se tournera le monde, plutôt que de la réserver dans un secret – plus ou moins galvaudé – à un petit nombre de clientes, qui paieront très cher le droit d’être habillées de façon exclusive et surprenante.

Je persiste à croire que toutes les Parisiennes, élégantes-nées, ont droit à autre chose qu’à la robe de série, ou qu’à la reproduction de modèles faits pout la plus sordide économie, et le plus inutile trompe l’œil. »

S’il est douteux que cette rhétorique ait convaincu la profession, elle a fait mesurer aux professionnels des médias tout le potentiel de la « signature Chanel », puisque Le Journal lui confie dès lors une colonne en première page, qu’elle tient de manière très intermittente en 1935 et 1936. Dans le numéro du 21 avril 1935, la couturière développea ainsi son point de vue sur la frivolité, meilleur remède, selon elle, contre la crise économique :

« Je sais que dans les heures graves, il est de mauvais ton de lancer un mot comme ‘frivolité’ et d’en faire le thème d’un article (…).

Mais c’est justement parce que les heures sont pesantes et graves que chacun doit faire le bilan de ce qu’il peut apporter à la communauté. La frivolité française me paraît une des plus précieuses contributions que les femmes puissent apporter à l’époque, à leur ménage, à tout le monde. »

Le 12 mai 1935, c’est un « plaidoyer pour le rose » ; le 16 juin, un éloge appuyé des cartomanciennes car « le vrai bonheur n’est pas dans les bonheurs tangibles mais dans les fééries que suscite notre imagination ». Ces brefs billets, sans doute pas entièrement de sa main, distillent l’esprit étincelant et le goût du paradoxe qui faisaient disait-on, le charme de sa conversation. Y affleure parfois aussi une Chanel plus cocardière et un brin réactionnaire, qui dénonce par exemple l’influence « néfaste » des « nostalgies slaves, argentines, nègres » de l’après-guerre (dans Le Journal du 12 mai 1935), et ne se signale pas par un féminisme débridé :

« Quand les hommes ont besoin de confiance et d’énergie, la frivolité des femmes peut leur donner celle de l’optimisme. Et ce n’est pas rien.

Oui, j’entends bien, une dame frivole, c’est une femme-enfant évaporée, démunie de diplômes, et jolie et charmante parce qu’elle prend le temps d’être coquette (…).

La frivolité, c’est aux femmes ce que le sérieux est aux hommes et il me semble que ces deux qualités réunies doivent faire les délicieux mariages dont l’autre prétend qu’ils n’existent pas. »

Mais c’est très certainement au moment des grèves du Front Populaire, en juin 1936, que son image publique subit une nette altération. Comme dans beaucoup de maisons de couture, une partie des « cousettes » de la maison Chanel ont cessé le travail ; mais rue Cambon, la patronne est moins conciliante qu’ailleurs, si l’on en croit L’Intransigeant du 15 juin 1936 :

« Le conflit dans la haute couture prend une acuité toute particulière, du moins en ce qui concerne la maison Chanel.

Le personnel a présenté un cahier de revendications dont l’un des points était la suppression des travaux aux pièces. Estimant cette réforme impossible ou incompatible avec la marche normale de la maison, la direction a décidé de fermer et a licencié les 300 ouvrières qu’elle employait.

Bien que licenciées, les ouvrières occupent les locaux. Elles ont nommé une délégation syndicale qui se rendra au ministère du Travail (…). »

Chanel refuse en effet les nouveaux contrats collectifs, qui impliqueraient de salarier les « secondes mains » travaillant à la pièce. Estimant avoir lâché suffisamment de concessions sur les congés payés ou les frais de maladie, selon le Petit Journal du 19 juin 1936, se jugeant écrasée par un excès de charges fiscales, la couturière semble avoir eu l’idée baroque de proposer la gestion de son entreprise à ses ouvrières. Si bien qu’il est un temps question que la maison Chanel soit directement reprise en main par le syndicat de la Haute couture, voire par la CGT, qui a demandé dans cet objectif un fonds de roulement au ministère du Travail (voir Le Quotidien du 21 juin 1936 ). Et le Petit Bleu de Paris d’ironiser :  

« Il est parfaitement compréhensible que Mlle Chanel, à laquelle on s’accorde à reconnaître un sens aigu de la publicité, ait profité des circonstances pour essayer de leur faire rendre le maximum.

Il ne faudrait pas, tout de même, s’abuser sur ces manifestations publicitaires et vouloir en tirer des conclusions sociales, économiques, ou philosophiques. Nous n’en sommes pas encore arrivés au point où la soviétisation de la France débutera, à Paris, par l’exploitation directe d’une maison de grand luxe par les prolétaires mannequins, coupeurs et vendeuses ! »

La crise se dénoue début juillet, lorsque les ouvrières « décident de faire confiance à Mlle Chanel » (Le Figaro du 2 juillet), qui a finalement cédé sur la convention collective. L’épisode lui aura néanmoins collé l’image d’une patronne dénuée de toute fibre sociale, et dont le caractère tend à s’aigrir avec le temps. Elle a 56 ans à la veille du second conflit mondial.

L’article que lui consacre Marianne le 10 avril 1940, quelques semaines avant la débâcle, souligne combien, pour elle, une époque s’achève : la couturière a fermé sa maison de couture et « trouve de loin préférable de travailler pour la DCA ».

Cette profession de patriotisme ne va pas l’empêcher de basculer, pendant l’Occupation, dans de multiples compromissions. On sait que, de longue date en conflit avec Paul et Pierre Wertheimer, détenteurs majoritaires des parfums Chanel, elle a profité des lois d’aryanisation pour tenter de récupérer les parts des deux frères, Juifs et réfugiés aux États-Unis. Un article du journal collaborationniste  L’Appel du 5 février 1942 se fait brièvement l’écho de ce conflit, en reprochant aux Wertheimer d’avoir revendu leurs actions à un prête-nom, l’industriel Louis Amiot :

« Personne aujourd’hui ne peut supposer que M. Amiot, constructeur d’avions, ait un droit quelconque de direction sur les parfums choisis et élaborés par Mlle Chanel. »

C’était aussi l’avis de Chanel elle-même, qui n’eut pas de mots assez durs, ni assez antisémites, contre ce qu’elle assimilait à une escroquerie, mais sans parvenir à ses fins. À l’issue de multiples péripéties, et d’un procès avec Amiot, les Wertheimer purent récupérer leurs parts en 1948, et furent même à l’origine de la refondation de la maison Chanel, en 1954.

Pour le reste, Chanel se fit, dans la presse, discrète. Sa liaison avec le baron Hans Günther von Dincklage, attaché de l’ambassade d’Allemagne, n’est guère évoquée, et l’on ne sait rien alors de ses propres activités d’espionnage au profit de l’occupant, qui ne seront révélées qu’à la Libération.

Brièvement inquiétée par les comités d’épuration, la couturière bénéficie d’interventions haut placées, peut-être de Churchill en personne, qui lui permettent de gagner sans encombre la Suisse, où elle va résider en exil une longue décennie. Si la presse d’après-guerre n’hésite pas à rappeler son génie créatif, elle fait désormais figure de monument de « l’autre guerre », démodée par le New Look de Christian Dior en 1947.

« Alors que la femme de 1925 avait été réduite par les soins de Mlle Chanel, aux deux dimensions d’une planche, la femme de 1948, par une mise en valeur des appas, par l’adjonction même d’appas postiches, retrouve sa troisième dimension, revue et augmentée, affirmée par les volutes, les ovales, les arabesques », commente l’hebdomadaire Carrefour le 8 août 1947, dans un hommage quelque peu ambigu : car si l’on peut parler « d’époque Chanel », c’est bien parce qu’elle semble, désormais, révolue.

Son purgatoire ne devait être, cependant, que temporaire, lié à l’inexorable balancier des modes et des époques, toujours prêt à repartir dans l’autre sens. Le chroniqueur de Carrefour croit d’ailleurs flairer, dans les collections de 1949, un petit revival « garçonne », qu’il met en relation avec un autre événement dans l’histoire de la cause des femmes : la récente publication du Deuxième sexe, de Simone de Beauvoir :

 « Ce n’est pas un hasard si le bouquin de la prophétesse existentialiste paraît au moment où les couturiers reviennent à la mode émancipée de 1925. Car cette mode-là, la mode ‘garçonne’, nie énergiquement la ‘féminité’ et tout ce que ce mot-là sous-entend de domination, d’asservissement par l’homme. (…)

La femme Chanel 1949 comme la femme Chanel 1925, est proclamée par sa ‘tenue’ (dans tous les sens du terme), l’égale de l’homme. »

Chanel et Beauvoir, même combat ? Ces deux monuments n’ont bien sûr pas œuvré de la même manière, et s’il y a mot qui ne peut guère qualifier la première, c’est bien celui de « féministe ». Elle n’en avait pas moins contribué, elle aussi, à « libérer la femme », non seulement dans son vêtement et son allure, mais aussi dans son comportement et son mode de vie. Et le prouverait de nouveau à partir de 1954, en relançant avec succès, à 70 ans, sa maison de couture.

Si sa mort, le 10 janvier 1971, laissa l’image ambivalente d’une femme au caractère et au passé troubles, elle avait aussi légué à la postérité le « tailleur Chanel », ensemble de jersey de laine, chic et confortable, qui respectait la liberté de mouvement de la femme au travail ou dans la rue. Autant que l’égalité civile et juridique, c’était, à sa manière, une révolution.

Pour en savoir plus :

Gabrielle Chanel : manifeste de mode : Palais Galliéra, Musée de la mode de la Ville de Paris, Paris : "Beaux-arts" éditions, 2020

Jean Lebrun, Notre Chanel, Paris Pluriel, 2016

Paul Morand, L’allure de Chanel, Paris, Hermann, 1976

Hal Vaughan, Dans le lit de l’ennemi, Coco Chanel sous l’Occupation, Paris, Albin Michel, 2012

Emmanuelle Retaillaud est historienne. Spécialiste des « années folles », elle a travaillé sur l’histoire des drogues, des sexualités et des femmes. Elle a fait paraître en 2020 au Seuil La Parisienne, histoire d’un mythe. Du siècle des Lumières à nos jours.