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Rêves de Byzance, entre décadence et fascination

le par - modifié le 08/02/2022
le par - modifié le 08/02/2022

L’empire grec orthodoxe du Moyen Âge, coincé entre Orient et Occident, a été à compter de la Belle Époque l’objet d’une fascination française ambiguë pour sa décadence supposée.

L’Empire romain « Byzantin » d’Orient, disparu en 1453 sous les coups des troupes ottomanes, a tout au long du XIXe siècle a été l’objet de nombreux fantasmes. Beaucoup ont alors affirmé que la France devait se lancer dans une nouvelle expédition qui, héritière des croisades, reprendraient la cité aux musulmans. Car, si la ville avait bien été le siège d’un ensemble politique chrétien orthodoxe millénaire, seuls les Occidentaux, et particulièrement les Français – pas les Grecs eux-mêmes, donc –, seraient à même de la protéger.

Cette idée transparaît dans un texte publié dans le journal La France militaire le 25 mai 1919 alors que la ville est occupée par les troupes de l’Entente quelque temps après la victoire de 1918 sur l’Empire ottoman. Son auteur, le général Malleterre, fait des « croisés » venus de l’ouest de l’Europe les seuls défenseurs du monde chrétien face à l’islam, en affirmant notamment que la chute de la cité en 1453 a été facilitée par la mollesse du « byzantinisme grec » :

« Les historiens ont considéré la prise de Constantinople par les Turcs, en 1453, comme un événement assez important pour marquer un de ces tournants de l’histoire […] et ils ont fait commencer l’histoire moderne à cette date […].

C’est l’empire chrétien d’Orient, héritier de l’Empire romain et de l’empire d’Occident, qui succombait sous les coups de ces musulmans que trois siècles de croisades avaient arrêté aux portes de l’Europe. Peu importe que le byzantisme grec ait facilité la chute du vieil édifice, l’entrée des Turcs à Constantinople était le prélude de l’attaque de l’Europe, du retour offensif du Croissant contre la Croix, et l’attaque ne tarda pas. […]

Il ne faut pas qu’il y ait de sultan à Constantinople, parce que de 1919 doit dater la libération de la grande ville orientale souillée par les musulmans depuis 1453. »

Cette réécriture de l’histoire bien opportune, rédigée comme d’autres textes pour justifier la prééminence française sur Constantinople, montre aussi à quel point la cité, et donc par extension la chrétienté orthodoxe (ou orientale), a une image ambiguë tout au long du XIXe siècle. D’un côté, on la considère comme une ville brillante victime de la « sauvagerie » musulmane, mais de l’autre, on se plaît à dépeindre les Grecs comme trop mous et décadents pour défendre la civilisation chrétienne ayant par nature besoin de la protection des puissances occidentales. En somme, on hésite constamment entre la Constantinople héritière de la Rome antique que l’on regarde avec admiration et la Byzance corrompue par les ténèbres toutes médiévales de l’Orient.

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Cette ambivalence se retrouve dans les arts. D’un côté, on magnifie Constantinople pour mieux mettre en scène la barbarie de leurs adversaires ottomans. Deux toiles de Benjamin-Constant, réalisées à dix ans de distance, le montrent bien. La première, L’Entrée du sultan Mehmet II à Constantinople (1876), dépeint la prise de la ville en 1453. Ici, tout est fait pour représenter l’Orient comme une terre sauvage. L’armée du souverain ottoman est une marée anarchique de soldats vêtus, pour certains, de peaux de bêtes, marchant sur les cadavres encore sanglants de leurs adversaires chrétiens, où se mêlent plusieurs femmes et un ecclésiastique (catholique).

L’Entrée du sultan Mehmet II à Constantinople, tableau de Benjamin-Constant, 1876 – source : WikiCommons
L’Entrée du sultan Mehmet II à Constantinople, tableau de Benjamin-Constant, 1876 – source : WikiCommons

C’est tout l’inverse de ce chaos que propose Benjamin-Constant lorsqu’il réalise son Justinien en 1886 que l’on peut voir reproduit en gravure dans Le Monde Illustré du 25 septembre 1886. Ici, dans la cour de Byzance du VIe siècle dont le règne a marqué l’apogée territorial de l’empire, tout n’est qu’ordre – quasi-géométrique – avec le souverain, au milieu, et à chacun de ses côtés trois conseillers.

Mais la cour du Justinien peut aussi être présentée sous le jour radicalement différent d’un empire décadent dominé par le crime et surtout les femmes, dont la présence amollirait les hommes. Cette image s’incarne à la fin du XIXe siècle dans le personnage de Théodora.

Impératrice, épouse de Justinien, celle-ci fut, dès le VIe siècle, l’objet d’une légende noire créée notamment par le chroniqueur Procope de Césarée. Brodant sur celle-ci, le dramaturge Victorien Sardou lui consacre une pièce éponyme en 1884, dans laquelle il la représente comme une intrigante cruelle usant de sa sexualité pour arriver à ses fins. Avec Sarah Bernhardt dans le rôle-titre, la tragédie, jouée au théâtre de la porte Saint-Martin à Paris, est un immense succès, cumulant 244 représentations et 1,6 million de francs de recettes. Elle fixe aussi dans la presse l’image d’une Byzance grecque décadente et orientale.

Le critique du Triboulet écrit ainsi le 4 janvier 1885 :

« J’ose affirmer que ce composé de férocité, de passion farouche et de raffinement de luxe, qui a séduit Sardou et dont il a pétri sa Théodora, est bien l’image de cette société romaine en décomposition sous les Césars d’Orient […].

On a reproché à Sardou la brutalité de plusieurs scènes et du dénouement. Je suis d’un avis contraire et je ferais plutôt au maître le reproche d’avoir, en songeant à sa principale interprète, trop féminisé son héroïne. Un exemple : dans cette scène où Théodora poignarde elle-même Marcellus pour que la torture à laquelle celui-ci vient d’être condamné par Justinien n’arrache pas à la victime le nom de son complice, l’homme qu’elle aime, je trouve Théodora un peu molle […]

La Théodora de Procope y eût mis moins de façons. Quant au dénouement par le lacet, il est tout à fait dans les mœurs du temps et les habitudes du lieu. Nous sommes à Byzance, ne l’oublions pas, en l’an cinq cent et tant, et Théodora n’est pas la première Augusta tirée du ruisseau et juchée sur le lit de César, dont ce César du Bas-Empire se soit débarrassé de cette façon un peu... leste. »

Ce texte résume bien l’image attendue de Byzance, celle d’un monde non seulement décadent, mais oriental, donc à l’envers. Car si l’Occident est tendu vers le progrès et dirigé par des hommes à poigne, Constantinople l’orientale, elle, est en décomposition et soumise à l’influence des femmes, tout comme l’Afrique des amazones du Dahomey. Une gravure du Monde illustré du 3 janvier 1885 consacré à la pièce de Sardou montre ainsi Théodora debout, dominant de toute sa stature un Justinien bien passif.

Théodora est aussi frappée du sceau de l’orientalisme. L’empire en déclin que représente le drame fait écho à l’image que l’on a alors en France de l’Empire ottoman, qui ne cesse de perdre des territoires (notamment après sa défaite en 1877-1878 face à l’Empire russe). D’ailleurs, dans la pièce, Sarah Bernhardt porte un costume qui ressemble en tout point à celle d’une femme musulmane comme on se l’imagine à l’époque, vêtu d’un voile intégral, comme le montre cette photo des ateliers Nadar.

Mais Sardou s’inspire aussi des stéréotypes accolés à l’Orient au moins depuis le XVIIIe siècle, celle d’un espace qui semble être, quelle que soit l’époque évoquée, constamment engoncé dans les affres de la décadence et d’une violence exacerbée. En ce sens, il ne fait que reprendre des lieux communs que l’on retrouve par exemple dans le roman Salammbô (1862) de Gustave Flaubert, qui se déroule pourtant à Carthage, en Tunisie actuelle, huit siècles avant l’action de Théodora. Cette filiation n’échappe d’ailleurs pas au critique du Réveil, le 29 décembre 1884, qui explique :

« Gustave Flaubert s’éprend de Carthage décadente et édifie Salambo [sic].

De même Sardou […] s’est complu à un retour de treize siècles dans le passé. Il s’est attaché à cet empire grandiose et déplorable de Byzance ; il a été séduit par ce composite de civilisation raffinée et d’extrême barbarie, par ce mélange de dévotion fervente et de niaises superstitions, par ce spectacle de l’héritage des César. »

Ce cocktail détonnant de violence et de préciosité, mâtinée de sexualité, fascine autant qu’il dégoûte. Il offre à une société bourgeoise très policée un spectacle de ce qu’elle ne pense pas être (un monde « barbare ») tout en satisfaisant une forme de voyeurisme. C’est sans doute pour cela que la pièce de Sardou exerce par la suite une immense influence.

Théodora est par exemple rejouée en 1902, avant d’être adaptée au cinéma en 1912, alors que la question d’Orient redevient d’une actualité brûlante et que l’Empire ottoman semble être sur le point de s’effondrer sous les coups de la Première Guerre balkanique. L’image sans nuance qu’elle donne de Byzance force même l’historien Charles Diehl à écrire en 1904 une biographie consacrée à Théodora pour offrir une vision plus apaisée de l’impératrice du VIe siècle.

Mais la pièce de Sardou lance aussi une mode des romans se déroulant dans l’Empire romain d’Orient. Les plus célèbres d’entre eux sont sans doute ceux écrits par Paul Adam, auteur très populaire à l’époque, qui publia entre 1893 et 1907 Les Princesses byzantines, Basile et Sophia, et Irène et les eunuques. Trois ouvrages, on le voit, aux titres explicites, mettant l’accent sur des personnages féminins qui, comme Théodora, usent de leurs charmes pour survivre au milieu des intrigues de la cour de Constantinople.

Le second, publié en 1899, est ainsi résumée en ces termes dans les colonnes du Petit bleu de Paris le 6 novembre 1899 :

« C’est l’histoire de l’empereur Basile le Macédonien qui, des écuries de l’Hippodrome, parvint au palais, en utilisant les charmes de sa sœur, la luxure de l’empereur Michel l’ivrogne, l’ambition du patrice Bardas, et le fanatisme des hérétiques manichéens-pauliniens. »

Même goût pour le sang et la mort mis en avant dans la critique de Basile et Sophia que l’on peut lire dans les pages de L’Écho de Paris le 3 novembre 1899 :

« La Byzance du neuvième siècle, point de jonction du commerce de l’Occident et de l’Orient, où, dans un art riche et étrange, se confondaient le goût brillant de l’Orient et la tradition helléno-romaine, caravansérail du monde, où se mêlaient les Austrasiens de Charlemagne, les Barbares, les Sarrasins, les Perses et les Hindous, avec ses appétits féroces de sang et de volupté, ses fêtes prodigieuses et ses tueries des émeutes, ayant au toit de ses palais tantôt l’or des tuiles vernissées, tantôt la flamme des incendies, avec ses prêtres politiciens et chercheurs d’hérésies, ses raffinements de pensée et son mysticisme de tempérament, son despotisme et son militarisme et son organisation administrative follement compliquée, il est certain que Byzance, ville d’art et de boue, de Barbares grossiers et de Grecs pourris, de prêtres et de mercenaires, de religieuses et de prostituées, fut la plus curieuse cité du monde, réunion de Rome, d’Athènes, de Carthage, d’Alexandrie et de Ninive. »

Ce décor baroque et ambigu, c’est tout Byzance comme on l’imagine durant les dernières décennies du XIXe siècle. Car ce qui fascine en somme dans la Constantinople médiévale des souverains orthodoxes, c’est l’histoire d’une chute de la civilisation, élément qui fait écho à la conviction qu’ont alors nombre d’artistes que la société moderne industrielle – qui leur inspire par ailleurs un immense dégoût – court à sa perte. Mettre en avant le spectacle d’un empire byzantin en pleine décomposition tant politique que morale permet ainsi à certains de ces auteurs décadents, mouvement dont provient d’ailleurs Paul Adam, de porter aux gémonies une République qu’ils abhorrent.

Dans les colonnes du Constitutionnel du 29 juillet 1884, quelques mois seulement avant la création de Théodora, Jules Barbey d’Aurevilly affirme, dans la critique qu’il fait du roman décadentiste À rebours de Joris-Karl Huysmans, que celui-ci est plus byzantin que Byzance. Après avoir moqué « le gras optimisme de M. Zola », trop progressiste à son goût, cet auteur profondément réactionnaire explique ainsi :

« Il y a eu dans l’histoire d’autres décadences que la nôtre […] Les sociétés qui finissent, les nations perdues, les races sur le point de mourir, laissent derrière elles des livres précurseurs de leur agonie. Rome et Byzance ont eu les leurs [...]

Le livre de M. Huysmans n’est pas l’histoire de la décadence d’une société, mais de la décadence de l’humanité intégrale. Il est, dans son roman, plus Byzantin que Byzance même. La théologastre Byzance croyait à Dieu, puisqu’elle discutait sa Trinité, et elle n’avait pas l’orgueil perverti de vouloir refaire la création de ce Dieu auquel elle croyait. »

Cette conviction de vivre une nouvelle chute de Rome, est partagé par Augusto de Armas, poète espagnol qui publie à Paris et en français le recueil Rimes Byzantines (1891) dans lequel il écrit :

« Je suis un Byzantin des suprêmes défaites,

Enfant dégénéré du dernier Bas-Empire,

À l’heure où pour toujours l’Hellas chrétienne expire

Au bruit strident des pleurs, des rires et des fêtes »

L’ultime ambiguïté de Byzance, « ville d’art et de boue », dans cette littérature fin-de-siècle se situe néanmoins au niveau de la question des genres. Symbole de la décadence, les femmes de l’empire d’Orient prennent le pouvoir, alors que les hommes de Constantinople, eux, sont féminisés, voire dépeints comme des homosexuels. On insiste ainsi régulièrement sur les parures et les bijoux que portaient les empereurs byzantins comme sur cette photo de promotion de la pièce de Victorien Sardou réalisé par les ateliers Nadar.

Pareillement, dans son roman Claudine en ménage publié notamment en feuilleton dans La Lanterne en 1903, Colette, autrice ouvertement bisexuelle, dépeint son héroïne, qui entretient une relation lesbienne avec une femme, arrivant dans la garçonnière de son beau-fils Marcel, lui-même homosexuel. Là, son amante l’interpelle pour lui montrer un portrait saisissant :

« - Oh ! Venez vite voir, mon petit pâtre ! […]

- Voir quoi ?

- Son portrait !

Je la rejoins dans son salon-chambre à coucher, etc. C’est bien le portrait de Marcel, en dame byzantine. Un pastel assez curieux, couleur hardie sur dessin mou. Des cheveux roux en roues sur les oreilles, le front lourd de joyaux, elle, il. Ah ! zut ! je ne sais plus.

Marcel tient loin de lui, d’un geste apprêté, un pan traînant de la robe rigide et transparente, une gaze chargée de perles, droite comme une averse et qui montre de pli en pli, le rose de la hanche fuyante, le mollet, le genou délié. Visage aminci, yeux dédaigneux, plus bleus sous les cheveux roux, c’est bien Marcel. »

Constantinople gardera encore longtemps cette image ambiguë et décadente. On le retrouvera par exemple dans le péplum franco-italien Théodora : impératrice de Byzance (1954) de Riccardo Freda, où, malgré un traitement plus positif de la femme de Justinien, transpire encore l’influence de la pièce de Sardou et de l’orientalisme.

Pour en savoir plus :

Alphonse Dupront, Le mythe de Croisade, Paris, Gallimard, 1997

Olivier Delouis, « Byzance sur la scène littéraire française (1870-1920) » in : Auzépy, Marie-France (dir.), Byzance en Europe, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2003 p.101-151, 2003

Annick Peters-Custot, « Byzance », in : Anne Besson, William Blanc, Vincent Ferré (dir.), Dictionnaire du médiévalisme, Paris, Vendémiaire, à paraître

William Blanc est historien, spécialiste du Moyen Âge et de ses réutilisations politiques. Il est notamment l'auteur de Le Roi Arthur, un mythe contemporain (2016), et de Super-héros, une histoire politique (2018), ouvrages publiés aux éditions Libertalia.