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1946 : La fin des maisons closes en France

le par - modifié le 21/03/2022
le par - modifié le 21/03/2022

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, une élue de 56 ans, Marthe Richard, se lève contre les « malheureuses » se livrant à la prostitution dans Paris. Son projet de loi va dès lors s’étendre en quelques mois à toute la France. Le 13 avril, les « bordels » disparaissent.

Le 13 décembre 1945, alors que la France se remet à peine de la guerre, le Conseil municipal de Paris débat d’un sujet sans lien direct avec l’actualité mais qui va faire du bruit : la suppression des « maisons de tolérances », selon l’expression usitée à l’époque.

La question a été mise sur le tapis par une conseillère du groupe « Résistance », Marthe Richard. Cette élue de 56 ans est bien connue du public pour avoir été espionne au service du Deuxième Bureau pendant la Première Guerre mondiale, épisode relaté dans une autobiographie publiée en 1935, et un film avec Edwige Feuillère sorti en 1937. La conseillère de Paris a aussi fait partie de la première génération d’aviatrices françaises, après avoir obtenu son brevet de pilote en juin 1913.  Et si elle s’intéresse de près aux maisons closes, c’est parce qu’elle s’est elle-même prostituée dans sa jeunesse, à Nancy, avant de faire successivement deux beaux mariages qui l’ont laissée doublement fois veuve et riche, le premier avec l’industriel Henri Richer, le second avec un le financier britannique Thomas Crompton. 

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L’enjeu, cependant, n’est pas que personnel : il s’inscrit dans une époque qui entend moraliser les mœurs, purifier le pays, rompre avec les équivoques de la IIIe République, et plus encore de l’Occupation. Si le combat pour l’abolition de la prostitution est ancien, porté notamment, dans les années 1870-1880, par le député et ministre Yves Guyot, il s’est longtemps heurté aux habitudes acquises et à une certaine complaisance du milieu politique. 

Mais la situation est mûre pour une évolution décisive et la conseillère a bien préparé son dossier, comme le rapporte L’Aube du 14 décembre 1945 :

« Mme Marthe Richard, qui s’est livré à une enquête, estime à 6 600 le nombre des malheureuses qui se livrent officiellement à la prostitution à Paris.

Selon elle, la police dite des mœurs n’est pas à la hauteur de sa tâche, et il conviendrait de substituer à cette police un corps d’auxiliaires féminins chargé avant tout de diriger vers des centres de rééducation les femmes qui se livrent à ce métier dégradant. »

Rappelons que, depuis le début du XIXe siècle, la France a mis en place un système dit « réglementariste », étudié en détail par l’historien Alain Corbin. Plutôt que de prohiber la prostitution, l’administration la gère comme un « mal nécessaire », providence des puceaux timides, des époux frustrés et des célibataires disgracieux – dans les années 1820, le Dr Alexis Parent-Duchâtelet en parlait sans excès de poésie comme de « l’égout séminal ». Les prostituées doivent s’enregistrer auprès de la police, qui les « met en carte », et peuvent exercer soit individuellement, soit en maisons « de tolérance », mais en obéissant à des règlements extrêmement stricts (pas de sollicitation sur la voie publique, visites médicales régulières obligatoires, respect des horaires et du services au client quelles que soient ses exigences…).

Cette activité censément « libre » est en réalité un carcan d’obligations, qui place de facto les « filles de noce » sous l’arbitraire de la police et des tenanciers. C’est bien l’avis du conseiller municipal Pierre Corval, issu du nouveau parti démocrate-chrétien, le MRP, qui soutient ardemment le combat de Marthe Richard : 

« Un règlement de police (…) fixe la situation des tenanciers et des prostituées. 

Or la procédure de mise en carte aboutit fréquemment à transformer une prostituée occasionnelle en victime d’une défaillance due à la misère, en prostituée permanente. La visite médicale s’effectue dans des conditions qui rendent difficile pour le médecin le maintien de son indépendance et de sa dignité personnelle (…).

Prise dans les rouages administratifs, la prostituée devient inévitablement une victime facile pour les souteneurs. »

Dans L’Humanité du 14 décembre 1945, les communistes estiment pour leur part que la prostitution est avant tout le fruit de la misère et que les souteneurs ont joué un rôle particulièrement « ignoble » pendant l’Occupation : désir de progrès social et mise en accusation du régime de Vichy se conjuguent ici pour faire de ce combat une nouvelle priorité, surtout quand, ainsi que le rappelle Marthe Richard, « les femmes sont aujourd’hui citoyennes : elles ont acquis le droit de vote, et il est de leur devoir à toutes de défendre leurs sœurs. » (La Croix du 20/12).

Le débat est donc rondement mené : le 18 décembre, le préfet de police de Paris, M. Cluizet, a relayé la demande du Conseil municipal en proposant de fermer toutes les maisons closes du département de la Seine dans un délai de trois mois, et sa proposition a été acceptée à l’unanimité moins une voix. Le nombre de ces maisons est alors estimé à 178, auquel s’ajouteraient 6 600 chambres d’hôtels servant d’annexes, selon L’Aurore du 18 décembre, c’est-à-dire de lieux où reçoivent les prostituées non closes, dont le nombre a fortement augmenté depuis la fin du XIXe siècle.

Paris n’est d’ailleurs pas la première ville à prendre cette initiative, puisque Strasbourg et Grenoble ont déjà montré la voie. Mais la capitale, que l’on décrivait volontiers au XIXe siècle comme « le bordel de l’Europe », est évidemment un enjeu symbolique de premier plan.

Ce qui peut expliquer que la mesure ne fasse pas tout à fait l’unanimité. Gavroche, journal d’origine résistante et de penchant socialiste, laisse ainsi clairement entendre, dans son édition du 17 janvier qu’il juge cette croisade à la fois puritaine et inefficace. L’organe a eu l’idée d’interroger M. Amyot, radical-socialiste qui est aussi le seul conseiller de Paris à avoir voté contre la mesure : « On a pris le problème de la prostitution à l’envers » affirme-t-il au journaliste, avant de préciser sur un mode défensif :

« Sachez d’abord que je suis père de famille. Et c’est parce que je suis père de famille que je suis pour le maintien des maisons de tolérance. (…) 

Je sais en effet les dangers que ferait courir à la jeunesse la prostitution clandestine remplaçant la prostitution ‘officielle’. »

La prostitution clandestine… C’est la bête noire des réglementaristes depuis au moins un siècle. Très difficile à contrôler, elle a régulièrement augmenté au cours du siècle précédent, du fait du caractère tatillon et humiliant du contrôle des « encartées », qui ne pouvait qu’inciter les filles à s’y soustraire. Au point qu’Alain Corbin n’hésite pas à parler d’un échec global du modèle réglementariste, qui a provoqué dès les années 1860 un recul régulier des maisons de tolérance, au profit d’une prostitution nomade, dans les cafés, les restaurants, les bals publics ou les maisons de rendez-vous de la capitale. 

En 1946, le « bordel » apparaît donc comme un phénomène résiduel, même si on en a encore ouvert plusieurs dans l’entre-deux-guerres – le One-Two-Two, en 1924, rue de Provence, le Sphinx, boulevard Edgar-Quinet, en 1931… Pour Amyot et les réglementaristes, il y a cependant un vrai danger à renoncer à ces outils de contrôle : 

« [Les clandestines] nous échappent complètement. C’est pourquoi je m’élève avec tant de force contre une mesure qui n’aurait pour résultat que d’aggraver cette forme dangereuse de la prostitution. Rappelez-vous la prohibition aux États-Unis. Empêcha-t-elle jamais les Américains de consommer ? »

Le cœur de l’argumentaire a trait aux maladies vénériennes. Pour les abolitionnistes, tels Marthe Richard et Pierre Corval, elles auraient flambé depuis 1945, justifie la croisade contre les maisons closes et la prostitution (voir L’Aube du 14 décembre) ; pour les réglementaristes, tels, Amyot, c’est précisément le risque qu’elles font courir qui justifient de maintenir une surveillance étroite.

« Il faut au contraire donner à la prostitution un caractère de plus en plus public. Renforcer la surveillance, faire une chasse impitoyable aux femmes qui n’ont pas leur carnet sanitaire, et faire intervenir le médecin au lieu du gendarme. »

Ces points de vue irréconciliables renvoient à une lecture différente des « besoins sexuels » de la clientèle. Pour les abolitionnistes, la demande disparaîtra avec l’offre. Pour les réglementaristes, elle cherchera toujours à s’assouvir, mais avec moins de garanties, comme y insiste encore Amyot : 

« L’homme est un polygame. Si on ne lui donne pas les moyens de satisfaire cet état, il se les procure lui-même. 

Songez que près de la Porte de la Chapelle, un établissement accuse 1 800 ‘entrées’ par jour… Que se passerait-il si on le fermait ? »

Et de brandir des statistiques « imparables » : 

« Contaminés – par amies régulières : 52 hommes ; par femme légitime : 4 hommes ; par pensionnaire de maisons surveillées : 1 homme.

Vous voyez que ce qui est toléré est parfois moins dangereux que ce qui est permis. »

Dans la France de 1945, ces arguments ne sont plus tout à fait audibles, même si une partie de la gent masculine et de la classe politique y souscrit encore mezzo voce, à l’exemple du ministre de l’Intérieur André Le Troquer (SFIO), qui, en février 1946, multiplie les manœuvres dilatoires.

De fait, l’adoption de la proposition de Marthe Richard rencontra encore quelques obstacles. L’Aube du 12 mars 1946 signalait en effet avec indignation : 

« Le trust de la prostitution l’emporte provisoirement. Il est sursis à la fermeture des maisons de tolérance. (…) 

Cette décision pour le moins fâcheuse a soulevé une vive émotion parmi les conseillers municipaux, qui y voient l’aboutissement d’une campagne entreprise dans un certain ‘milieu’ pour maintenir un état de fait qui déshonore Paris. » 

Le journal démocrate-chrétien dénonçait le lendemain, 13 mars, « l’Amicale des maîtres d’hôtels de France et des colonies » qui protégeait comme leur fief propre 75 maisons haut de gamme, fort lucratives. 

Mais il ne s’agissait que d’un court sursis, pour préparer une offensive plus générale, à l’échelle du territoire et au niveau législatif. Le texte fut conçu par le ministre de la Santé et de la Population, Robert Prigent, lui aussi MRP, comme l’annonçait France-Soir du 17 mars, puis fut voté le 10 avril par la Constituante, sans débat, et à l’unanimité moins une voix, avant d’être publiée au Journal Officiel le 14 avril. 

La prostitution devenait une activité libre, seulement soumise à un contrôle sanitaire renforcé, et à l’interdiction du racolage sur la voie publique. Les maisons de tolérance étaient interdites sur l’ensemble du territoire national, leur fermeture était définitive et sans indemnisation, dans un délai variant selon la taille des communes. Les peines contre le proxénétisme étaient renforcées et pouvaient s’appliquer à ceux qui « tolèrent la prostitution dans leur établissement ». Le texte fut complété par une loi du 24 avril, qui entraînait la destruction du fichier national de la prostitution, et le remplaçait par un « fichier sanitaire et social ».

Curieusement, cette réforme, qui devait passer à la postérité sous le nom erroné de « loi Marthe Richard », suscita moins de commentaires dans la presse que la proposition de la conseillère, quelques mois plus tôt, pour la seule ville de Paris. Comme si les esprits s’étaient déjà habitués, dans cette période troublée, à la « fin des maisons closes » – il est vrai que quelques jours plus tard, le 5 mai, les Français rejetaient le premier projet de constitution préparée par l’Assemblée nationale, ce qui remettait sur le devant de la scène des enjeux politiques et institutionnels plus brûlants. 

La prostitution basculait dès lors dans une ère paradoxale : « libre », elle n’avait plus vraiment le droit de s’exercer dans la rue ou à l’hôtel, et restait soumise à un contrôle sanitaire qui ne sera aboli qu’en 1960, sans compter que la loi ne s’appliquait pas sur les territoires coloniaux – il y aura des maisons closes en Algérie jusqu’en 1962, sous la forme, notamment, des « bordels militaires de campagne » réservés à l’armée. 

Un sondage évoqué par France-Soir le 15 mars 1946 signalait qu’à cette date, 42% des sondés étaient favorables à la fermeture, 14% indifférents et 44% hostiles. « C’est dans les villes (54%) que l’on trouve le plus grand nombre de partisans de ces établissements qui n’ont que 35% de partisans dans les campagnes » précisait le journal.

La prostitution, on le sait, ne disparut pas, et continua d’alimenter l’équivoque réputation des « petites femmes de Paris », qui officiaient désormais en chambre privée ou en maison de rendez-vous. Elle restait, pour beaucoup, un « mal nécessaire », voire un indispensable piment érotique. Sa version la plus carcérale avait toutefois vécu.

Pour en savoir plus : 

ADLER Laure, La vie quotidienne dans les maisons closes 1830-1930, Paris, Hachette, 1990

CORBIN Alain, Les filles de noce : misère sexuelle et prostitution, 19e et 20e siècles, Paris, Aubier-Montaigne, 1978

HANDMAN Marie-Élisabeth et MOSSUZ-LAVAU Janine, La prostitution à Paris, Paris, La Martinière, 2005

LILIAN Mathieu, La Fin du tapin. Sociologie de la croisade pour l’abolition de la prostitution, Paris, François Bourin, 2014

SOLÉ Jacques, L’âge d’or de la prostitution, de 1870 à nos jours, Paris, Plon, 1993

TARAUD Christelle Taraud, La prostitution coloniale : Algérie, Tunisie, Maroc, 1830-1962, Paris, Payot, 2003

Emmanuelle Retaillaud est historienne, spécialiste de l'histoire de l'homosexualité et des « marges ». Elle enseigne à Sciences Po Lyon.