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Imaginaires de l’Atlantide : entre ésotérisme et racisme

le par - modifié le 07/11/2022
le par - modifié le 07/11/2022

Entre théorie ésotérique et raciste, jamais la célèbre « île-continent » disparue, l’Atlantide, n’a été aussi présente dans l’imaginaire politique que durant la première moitié du XXe siècle.

L’Atlantide, mythe politique inventé par Platon au IVe siècle avant notre ère dans ses dialogues du Timée et du Critias, n’a pas toujours été un objet de fascination. Largement oubliée au Moyen Âge, elle est redécouverte la Renaissance. Pêle-mêle, on placera alors cette île imaginaire en Amérique, en Suède, et même dans le Sahara.

Cette légende sert aussi à promouvoir une vision politique du monde. En effet, situer l’Atlantide en Scandinavie au XVIIe siècle permet à Olof Rudbeck d’affirmer le prestige de la couronne de Suède, dont il est le sujet. Cette thèse longtemps disqualifiée va refaire surface au début du XXe siècle.

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Mais pour cela, il faut d’abord qu’une autre voit le jour. En 1882, l’Américain Ignatius L. Donnelly publie le livre Atlantide : le monde antédiluvien dans lequel il explique que l’île dont parle Platon était en réalité un continent préhistorique qui a abrité la première civilisation humaine, lointain ancêtre des Aryens dont des Européens seraient les descendants.

Dans un contexte de recul du christianisme et du développement de courant religieux de substitution, cette théorie est rapidement adoptée par les théosophes, groupe ésotérique affirmant retrouver une tradition ancienne cachée. Dans un livre publié en 1896 et vite traduit en français en 1901, William Scott-Elliot adapte ainsi les idées de Donnelly à la pensée théosophique. L’ouvrage, comme l’indique le titre (L’histoire de l’Atlantide : esquisse géographique, historique et ethnologique), se prétend être une exploration sérieuse et scientifique du continent ancien. Il est surtout l’occasion d’affirmer que les habitants de l’île légendaire auraient été les récipiendaires de la sagesse antique que leurs descendants, les Européens blancs, peuvent désormais redécouvrir par l’entremise des théosophes.

William Scott-Elliot explique ainsi

« Une lumière plus intense que celle qui éclairait le sentier de nos ancêtres atlantes resplendit à présent sur la race Aryenne. […]

De même les facultés psychiques et l’intuition divine, un instant perdues mais qui demeurent le légitime héritage de la race, n’attendent que l’effort individuel vers la connaissance pour donner au caractère une pénétration toujours plus grande de pouvoirs plus étendus. »

Les « facultés psychiques » ne sont pas les seules choses dont les Occidentaux hériteraient des Atlantes. Scott-Elliot explique ainsi les nouveautés technologiques de son temps – garantissant la domination mondiale des « Aryens » – par une résurgence des facultés des habitants de l’île mythique chez leurs descendants : 

« Si dans “la ville aux Portes d’Or” le système d’irrigation était merveilleux, le mode de locomotion adopté par les Atlantéens était plus prodigieux encore ; car le bateau aérien ou machine volante, que cherchent actuellement à réaliser Keely en Amérique et Maxim en Angleterre, était alors en fonctionnement. » 

Scott-Elliot va même plus loin. À une époque où il est courant pour les Occidentaux d’accaparer les vestiges archéologiques dans des pays colonisés, le théosophe affirme que les pyramides ne doivent rien aux Égyptiens orientaux, mais bien aux techniques d’ingénierie avancées des Atlantes qui, eux aussi, avaient déjà occupé dans des temps préhistoriques ce pays. Scott-Elliot justifie ainsi la mainmise contemporaine des Européens sur cette région du Moyen-Orient comme un simple retour à un ordre ancien et naturel, qui placerait les atlantes et leurs descendants en haut de la hiérarchie des races.

Cette vision de l’Histoire se diffuse d’abord dans les cercles ésotéristes. On le retrouve ainsi presque mot pour mot dans les pages de La Revue spirite en 1909 :

« Ne l’oublions pas, c’est d’ancêtres illustres que nous sommes issus. C’est à la quatrième race, c’est-à-dire celles des Atlantes […] que les Aryens ont emprunté la plupart de leurs connaissances actuelles. C’est à elle qu’ils doivent les notions qu’ils possèdent sur l’aéronautique, la météorologie, la chimie, ou plutôt l’alchimie, la physique et l’astronomie.

La civilisation des Atlantes était même supérieure à celle des Égyptiens. Ce furent leurs descendants, déjà dégénérés, du reste, qui émigrés de l’Atlantide submergée, abordèrent sur la terre des futurs Pharaons, où ils construisirent la première pyramide bien avant l’arrivée des “Éthiopiens orientaux” ainsi qu’Hérodote appelle les Égyptiens. »

La Grande Guerre va donner un nouvel élan aux théories atlantéennes. L’immense succès du roman L’Atlantide de Paul Benoît, paru en 1919 et vite adapté au cinéma, n’y est sans doute pas étranger. Mais c’est aussi la peur d’un déclin possible de l’Occident suite à la boucherie des tranchées, idée diffusée notamment par Oswald Spengler dans son livre Le Déclin de l’Occident (1918-1922), qui incite certains à voir dans la tradition de l’Atlantide une source d’espoir.

L’occultiste Paul le Cour publie ainsi en 1925 plusieurs articles consacrés à l’île légendaire dans Le Mercure de France. Pour lui, c’est sûr :

« L’intérêt actuel pour l’Atlantide est symptomatique et digne d’attirer l’attention, car il semble constituer une manifestation de l’instinct de conservation qui pousse les peuples comme les individus à se rattacher à leur passé et à continuer leur évolution selon la courbe tracée dès leur point de départ. »

Plus loin, il continue :

« La tradition atlantéenne continue à se manifester sans même que nous nous en doutions ; or, en ce moment où le monde est entraîné vers on ne sait quelles destinées, où règne chez beaucoup une vague inquiétude des lendemains, il n’est peut-être pas sans intérêt de montrer que dans les couches plus profondes de la civilisation européenne, en apparence si préoccupée de poursuivre des buts uniquement matériels, il existe des courants annonciateurs d’une rénovation intellectuelle, morale et sans doute sociale en accord avec ce qui constitue le caractère même de notre race. »

Bref, pour Le Cour, retrouver les traditions perdues de l’Atlantide permettrait de faire « renaître l’Europe de ces cendres » après la catastrophe de la Grande Guerre et de garantir sa place dominante dans le monde.

L’Europe ? Ou bien la France ? Car à bien y regarder, Le Cour affirme que seuls les pays de l’Entente (et pas l’Allemagne vaincue) sont dignes d’être les héritiers de l’Atlantide. Il explique ainsi :

« Les auteurs des ouvrages publiés sur l’Atlantide sont des Français et des Américains et que Français et Américains peuvent être considérés comme les héritiers des traditions atlanléennes. »

Le Cour n’est pas un original isolé. En 1926, il participe à la fondation de la Société d’études atlantéennes qui tient sa première conférence publique en novembre de la même année à la Sorbonne, dans l’amphithéâtre Michelet, comme le rapporte cet article de La Gazette du Franc, le 4 décembre 1926. Lui sont alors associés des scientifiques reconnus, comme le zoologue Louis Germain.

Pourtant en Allemagne, on affirme également être les héritiers raciaux de l’Atlantide, là aussi comme moyen de conjurer un déclin que l’on pense imminent. Reprenant les théories des courants théosophiques présents outre-Rhin (notamment les aryosophistes), des auteurs comme Hermann Wirth s’appuient durant l’entre-deux guerre sur les hypothèses de Rudbeck pour affirmer que l’Atlantide se serait située en mer du Nord, non, loin de l’île d’Heligoland. Mais là où Le Cour – qui à la fin des années trente se fera remarquer par son apologie du fascisme – échoue à transmettre ses idées dans la sphère politique, en Allemagne ces théories se diffusent auprès des élites nazies. 

Wirth est en effet membre du NSDAP et un proche d’Himmler, au point qu’il sera le premier dirigeant de l’Ahnenerbe, centre de recherche associé à la SS. Ses hypothèses sont même publiquement reprises par Alfred Rosenberg, l’un des idéologues du national-socialisme, dans son très populaire livre Le Mythe du vingtième siècle (Mythus des 20 Jahrunderts) publié en 1930. En 1937, L’Ere nouvelle, « organe de l’entente des gauches », se moque des théories atlantéennes en vogue dans dans le parti d’Hitler tout en avertissant ses lecteurs : affirmer descendre des Atlantes est un moyen pour les nazis pour justifier leur supériorité raciale et de futures conquêtes :

« M. Rosenberg a entendu parler de l’Atlantide, dont ni vous, ni moi, ne savons rien. 

Puisqu’on n’en sait rien, pourquoi empêcher M. Rosenberg de s’imaginer qu’ils étaient “Nordiques” et donc, Germains ? Et de découvrir que d’“un centre nordique de la création... les Atlantides se sont répandus sur toute la terre pour conquérir et pour façonner les peuples”. 

Écoutez le reste : “Et ces torrents d’hommes atlantides parvinrent à la mer, et sur leurs bateaux […] ils pénétrèrent dans la Méditerranée, vers l’Afrique […].” (Mythus des 20 Jahrunderts, 1932, p. 44-45.) 

Comme vous voyez, le monde est annexé en bloc à la race nordique, dont sont issus, comme vous savez, les Germains. […] Après avoir identifié les Atlantides avec les “Nordiques”, il assimile les “Nordiques” aux Germains et il les promène sur la terre entière, en faisant des Germains les fondateurs des civilisations […]. 

Mais le but perce de partout. L’essentiel, ce n’est pas de formuler la vérité : […] mais de donner à l’Allemand actuel le sens d’une universelle et totale supériorité sur tous les autres peuples, et de persuader ceux-ci que c’est dans l’ordre des suprématies naturelles qu’ils doivent accepter la direction de l’Allemagne. »

Après la défaite de 1940, ces théories se diffusent auprès de certains intellectuels d’extrême droite. On n’est donc pas surpris de lire Robert Brasillach, chantre de la collaboration, faire un résumé élogieux des écrits de Rosenberg dans les colonnes de Je suis partout le 18 décembre 1942 :

« Pour Alfred Rosenberg, une véritable histoire des races ne saurait être autre chose qu’une histoire de la religion du sang, dont il voit le premier siège dans le Nord mystérieux, conformément aux idées communément reçues aujourd’hui qui font de la Baltique (et non plus de l’Iran) le berceau des caravanes aryennes qui s’en allèrent ensuite, sur les routes en éventail, fertiliser le vaste monde. […]

L’esprit peut concevoir dans le Nord une sorte d’Atlantide, somptueuse, pacifique, fertile déjà en invention. »

Disqualifié après la guerre, ces récits trouveront de nouveaux avocats au sein de la Nouvelle Droite, courant d’extrême droite intellectualisant actif à partir des années 1970 et dont un des membres les plus en vue, Alain de Benoist, affirmera sans ciller que l’Atlantide nordique était une « une piste sérieuse ».

Pour en savoir plus :

Chantal Foucrier, Le mythe littéraire de l’Atlantide (1800-1939), Grenoble : UGA Éditions, 2004

Stéphane François, L’occultisme nazi : entre la SS et l’ésotérisme, Paris, CNRS Éditions, 2020

Pierre Lagrange « Les controverses sur l’Atlantide (1925-1940) : L’archéologie entre vraie et fausse science », in : Imaginaires archéologiques, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2008

Pierre Vidal-Naquet, L’Atlantide. Petite histoire d’un mythe platonicien, Paris, les Belles Lettres, 2005 (édition de Poche, 2007)