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Le grand patronat, de « nouveaux seigneurs ! »

le par - modifié le 30/03/2023
le par - modifié le 30/03/2023

À partir de la fin du XIXe siècle, les grands patrons sont comparés, notamment par la presse de gauche, à de nouveaux seigneurs féodaux. L’idée devient si prégnante dans la société d’alors que certaines grandes figures du capitalisme  en arriveront parfois à s’afficher comme tels.

Dans ses notes préparatoires pour le roman Germinal, donc le manuscrit, conservé à la Bibliothèque nationale de France, peut être lu sur Gallica, Émile Zola, visitant les mines d’Anzin (département du Nord), décrit la fosse en ces termes :

« Construction massive, de corps rapprochés, accroupie, tapie comme une bête.

Seules les deux cheminées, lourdes, trapues, quoique hautes, s’élèvent au-dessus de la construction et se voient partout. Des tuyaux de vapeur dépassent faiblement les toits, l’un a une respiration forte et lente, régulière, qu’on entend continuellement.

Dans le bas, il y a aussi, à ras de terre, un échappement continu de vapeur. C’est une bastille d’un nouveau genre. »

L’expression « Bastille d’un nouveau genre » ne figure pas dans le roman, mais fait écho à des propos que tient le narrateur de Germinal, paru initialement en feuilleton dans Gil Blas de novembre 1884 à février 1885 :

« L’ouvrier ne pouvait pas tenir le coup, la révolution n’avait fait qu’aggraver ses misères, c’étaient les bourgeois qui s’engraissaient depuis 89 […].

Le siècle ne pouvait s’achever sans qu’il y eût une autre révolution, celle des ouvriers cette fois, un chambardement qui nettoierait la société du haut en bas, et qui la rebâtirait avec plus de propreté et de justice. »

L’idée que la bourgeoisie avait confisqué la révolution de 1789, construit ses propres donjons seigneuriaux rappelant la Bastille – forteresse médiévale bâtie au XIVe siècle –, puis organisé à son profit une nouvelle féodalité, se trouve déjà en germe chez Marx et Engels, notamment dans le Manifeste du Parti communiste (1848) où les auteurs affirment que « la société bourgeoise moderne [a été] élevée sur les ruines de la société féodale ». Elle devient par la suite un des lieux communs de la rhétorique de la gauche révolutionnaire et appuie une vision de l’Histoire qui affirme que seul le prolétariat pourra accomplir les promesses des Lumières et sortir l’Humanité des « ténèbres » du Moyen Âge.

On retrouve ainsi dans nombre de discours de gauche un vocabulaire renvoyant au Moyen Âge pour décrire le grand patronat. Dans l’édition du 14 juillet 1895 de L’Éclaireur de l’Ain, « journal socialiste », on peut lire en page de une cet appel :

« Peuple, monte à l’assaut de la Bastille capitaliste, et tu auras fait ton Quatorze Juillet. Sus à la Bastille ! »

Plus bas, le militant socialiste Henri Ponard dénonce « une nouvelle féodalité cachant son infamie sous l’anonymat du capital, derrière les murailles de la Bastille moderne, construite d’or, de sang et de boue. »

Quarante ans plus tard, on retrouve le même discours dans L’Humanité du 9 juillet 1935, où il est écrit que l’expérience des révolutionnaires de 1789 « mérite d’être retenue par le prolétariat qui aujourd’hui monte à l’assaut de la Bastille capitaliste comme les jacobins montèrent à l’assaut de la Bastille féodale ! ». Quelques jours plus tard, le 14 juillet 1935, alors que se dessine le futur Front populaire, les deux journaux liés à deux des partis de la gauche, L’Humanité (PCF) et Le Populaire (SFIO) affichent dans leurs mots d’ordre leur volonté de lutter contre les « féodalités économiques ».

Même son de cloche du côté du secrétaire général du parti radical-socialiste qui appelle à mettre « hors d’état de nuire les Bastilles modernes que sont les féodalités économiques et financières ». Ce mot d’ordre réapparaîtra au cœur du programme du Conseil national de la Résistance (CNR), rapporté ici par France Soir en octobre 1945 où il est question d’organiser l’« éviction des grandes féodalités économiques et financières ».

Certaines industries sont plus facilement désignées comme de nouvelles féodalités. On parle ainsi régulièrement, pour le patronat des mines, de « baronnie houillère ».

Aux États-Unis, cette association entre féodalisme et Grand Capital dépasse largement le cadre militant. Dans la presse, à partir des années 1870, les plus puissants spéculateurs sont qualifiés de « barons voleurs » (« robber barons »), en référence directe aux grands seigneurs du Moyen âge, métaphore régulièrement retranscrite en image dans les publications satiriques comme Puck. Dans son édition du 14 juin 1882, une caricature met ainsi en scène des entrepreneurs célèbres comme William H. Vanderbilt, membre important d’une famille ayant accumulé une fortune immense dans les chemins de fer, en train de détrousser le contribuable américain et d’amener le fruit de leur rapine dans le « château du monopole ».

Une fois fait ce tour d’horizon, il est temps de reconstituer la généalogie de ce discours. L’influence de la vision de l’histoire de Marx et d’Engels a certainement joué un grand rôle dans sa diffusion. Mais à bien y regarder, les deux penseurs socialistes allemands, dans le Manifeste, ne comparent pas explicitement le patronat à un avatar de la féodalité. En fait, pour comprendre la diffusion de cette métaphore médiévaliste, il faut avoir à l’esprit que des membres de la bourgeoisie eux-mêmes cultivent cette image de nouveaux seigneurs. Pour cette élite récente, s’affirmer héritier des anciennes aristocraties – voire du clergé médiéval –, c’est d’abord se donner une mission qui justifie sa prééminence.

Aux États-Unis, un article du pasteur abolitionniste Thomas Wentworth Higginson publié en 1853 dans le Hunt’s Merchants’ Magazine, reprend ainsi le lien que tracent certains socialistes américains – notamment fouriéristes – entre féodalité d’ancien régime et féodalité capitaliste, non pour la dénoncer, mais pour la revendiquer :

« Le chevalier est devenu un commerçant […]. L’influence du seigneur féodal est passée dans les mains du marchand. » 

Ce faisant, l’entrepreneur aurait hérité des mêmes devoirs que le chevalier. Aussi Higginson appelle de ses vœux la création d’une nouvelle chevalerie capitaliste – à l’image de celle, idéalisée, des romans médiévaux et médiévalistes – qui protégerait la veuve et l’orphelin et apporterait la prospérité à l’ensemble de la société :

« Maintenant le rude baron [du Moyen Âge, NDLR] a disparu, et a fait place aux barons de la Bourse dont l’influence s’étend, plus que jamais, sur tout le territoire.

L’honnêteté ou la malice […] d’un homme à New York ou à Boston peut affecter chaque village de la Nouvelle-Angleterre. Aussi, dans chaque ville, le commerçant est un élément important de la communauté. […]

Le marchand qui agit en suivant de hauts principes peut servir l’humanité. »  

Toutefois, se réclamer d’une image médiévale n’a pas seulement pour fonction de se parer d’un costume de nouveau chevalier philanthrope. C’est aussi un moyen de renforcer son prestige, d’affirmer être l’égal des vieux lignages de l’ancienne noblesse, par exemple en saturant symboliquement l’espace de constructions rappelant celle des châteaux féodaux.

Cette manière de montrer son pouvoir est très courante aux États-Unis où la famille Vanderbilt, déjà évoquée plus haut, s’en est fait une spécialité. Dans les années 1880, ils font ainsi bâtir sur la cinquième avenue de Manhattan une maison construite dans un style gothique flamboyant.

Cette demeure acquiert une telle célébrité qu’on en parle même en France, par exemple dans Le Rappel du 17 septembre 1899. De son côté, le mausolée des Vanderbilt, construit sensiblement au même moment, copie l’Abbatiale romane de Saint-Gilles du Gard érigée au XIIe siècle. Pareillement, le palais bâti la décennie suivante à Biltmore en Caroline du Nord s’inspire très largement des châteaux de la Loire…

Figures centrales du capitalisme américain, les Vanderbilt influencent de nombreux autres entrepreneurs qui calquent leur comportement sur le leur. Aussi à New York, au début du XXe siècle, il devient courant de construire des gratte-ciel dans un style néo-gothique, comme le Woolworth Building, achevé en 1912, vite baptisé « la cathédrale du commerce », ou plus tard le Chrysler Building, terminé en 1930, qui comprend des gargouilles. Cela n’échappe pas à André Maurois qui, en 1928, dans les Annales Politiques et Littéraires, décrit le centre de Manhattan en ces termes :

« Depuis dix ans, les constructeurs ont tout changé.

Tantôt ils traitent les vingt premiers étages comme un roc, bloc de pierre unie que coupent seules les fenêtres entourées d’un simple bandeau, et sur cette masse rocheuse, ils bâtissent un château. Ainsi, le nouvel hôtel Savoy-Plaza fait penser au château Gaillard sur le roc des Andelys. »

De son côté, Science et Monde, en juin 1931, reprend à son compte le terme de « cathédrale du commerce » pour parler du Woolworth Building, décrit également comme un « gratte-ciel gothique ».

Ces gigantesques immeubles érigées outre-Atlantique obéissent autant à un besoin de distinction sociale de ceux qui ordonnent leurs constructions qu’à une forme de chauvinisme : l’Amérique, jeune nation, bâtirait des « châteaux » et des « cathédrales » plus grandioses que ceux de l’Europe (idée que l’on retrouve également dans le cinéma). Pourtant, le vieux continent voit lui aussi se développer ces structures néo-féodales, notamment dans l’architecture industrielle. Certains chevalements de mines ont ainsi pris la forme de châteaux médiévaux, comme celui de la fosse du Sarteau (Nord) construit entre 1823 et 1855 ou celui des charbonnages du Hasard de Cheratte, érigé au début du XXe siècle en Belgique, non loin de Liège.

Mais l’un des exemples les plus frappants de ce type de bâtisses reste toutefois l’usine textile Motte-Bossut de Roubaix, qui abrite aujourd’hui les Archives nationales du monde du travail (ANMT). Construite à partir des années 1840 et évoquant très clairement un château, la « filature monstre », comme elle est rapidement appelée, domine le paysage industriel roubaisien et participe du prestige de la famille Motte-Bossut, ainsi que le montre cette carte postale de 1907.

Pareillement, le bâtiment joue un rôle si important dans l’identité de l’entreprise (et dans le statut social de ses propriétaires) qu’il figure sur son papier en-tête, comme on peut le voir sur cette facture de 1922.

L’usine Motte-Bossut marque à ce point les esprits que presque un siècle et demi après sa construction, au moment de sa fermeture en 1982 et alors que l’Europe connaît une vague de désindustrialisation sans précédent, la Voix du Nord affirme que « le château fort est tombé ». Ce n’est pas pour autant la fin de l’emploi de l’imagerie féodale pour décrire les grands patrons. Au contraire, à partir des mêmes années 1980, sous le coup des politiques libérales, les sociétés post-industrielles voient à nouveau se creuser les inégalités et la richesse s’accumuler, moins cette fois dans les mains d’industriels et plus dans celles de purs spéculateurs financiers. En 1984, l’écrivain et théoricien littéraire Umberto Eco voit lui aussi, comme André Maurois soixante ans avant lui, les gratte-ciel de New York comme « de nouveaux châteaux du Manhattan postmoderne néomédiéval » et cite notamment le « Citicorp Center ou la Trump Tower, ces curieux exemples du nouveau féodalisme avec leurs cours ouvertes aux paysans et aux marchands et leurs appartements en hauteur, protégés et réservés aux seigneurs ».

Plus récemment, ce type de discours semble connaître un regain. Dans les cercles intellectuels de gauche, on discute l’hypothèse d’un nouveau « féodalisme managérial », voire d’un « techno-féodalisme », comme dans le livre éponyme de l’économiste Cédric Durand publié en 2020. On retrouve des propos similaires dans les cercles militants. En décembre 2022, François Ruffin, député de gauche de la Somme, dénonce quant à lui le fait que l’on ait « de nouveaux seigneurs. Ces gens, comme aux temps féodaux, ne payent pas d’impôts. Les profits s’entassent dans leur château ».

Comme si le gouffre des inégalités socio-économiques qui s’élargit de plus en plus faisait craindre un reflux démocratique et un renouveau d’une autocratie obscurantiste.

Pour en savoir plus :

William Blanc, « Progressisme », in : Anne Besson, William Blanc, Vincent Ferré (dir.) Dictionnaire du Moyen Âge imaginaire, Paris, Vendémiaire, 2022.

Kathleen Davis, « Tycoon Medievalism, Corporate Philanthropy, and American Pedagogy », in: American Literary History, Vol. 22, n° 4, 2010, p. 781-800

Cédric Durand, Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique, Paris, Zones, 2020

Elizabeth Emery, « The Corporate Gothic in New York's Woolworth Building : Medieval Branding in the Original “Cathedral of Commerce” » in: Studies in Medievalism XXII: Corporate Medievalism II, 2013, p. 1-10.

Anthony Galuzzo, Le mythe de l’entrepreneur. défaire l’imaginaire de la Silicon Valley, Paris, La Découverte, 2023

Helena Gisbert Sánchez, « Usine ou château ? Quand l’industrie du XIXe siècle s’inspirait du Moyen-Âge », La Voix du Nord, 20 Juillet 2022

Lise Grenier, Hans Wieser-Benedetti, Les Châteaux de l’industrie. 2, Recherches sur l’architecture de la région lilloise de 1830 à 1930, Bruxelles, Archives d’architectures Moderne, 1979

Jacqueline Grislain, Martine Le Blan, « L’art de bâtir chez les Roubaisiens. La filature Motte-Bossut (1853-1985) », in: Revue du Nord, tome 67, n°265, Avril-juin 1985. p. 485-516

Hugh Long, « An Expensive Imitation: How the Vanderbilt Family Became the House of Vanderbilt » in: Global Tides,  Vol. 8, Article 11, 2014