Écho de presse

1924 : le rugby banni des Jeux olympiques après la « Corrida de Colombes »

le 07/09/2023 par Nicolas Skopinski
le 19/09/2019 par Nicolas Skopinski - modifié le 07/09/2023
Carte postale illustrée par une photo du match France–États-Unis prise depuis les tribunes, 1924 - source : WikiCommons
Carte postale illustrée par une photo du match France–États-Unis prise depuis les tribunes, 1924 - source : WikiCommons

Lors de la finale du tournoi olympique de rugby, en France, les États-Unis écrasent un XV de France pourtant favori. L’extrême violence sur et en-dehors du terrain fait hurler les commentateurs. La légende de la « corrida de Colombes » était née.

« Ce qui se fait de mieux sans couteau ni revolver. »

La phrase est restée dans les mémoires. Plus personne ne sait bien qui l’a prononcée, tantôt attribuée au capitaine de l’équipe de France de rugby des années 1920, Alphonse Jauréguy, tantôt au deuxième ligne franco-américain Allan Muhr. Mais elle est restée pour qualifier un match : France-États-Unis, finale du tournoi olympique le 19 mai 1924, au stade de Colombes.

Un match qui aurait été d’une telle violence que le rugby en aurait été retiré des Jeux Olympiques. Une bouillie d’os et de muscles, qui aurait écœuré les spectateurs et poussé le Comité olympique à jeter un voile sur ce sport. Une histoire qui a surtout sa part de légende.

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L’ovalie n’a pas attendu ce match pour détonner aux côtés des anneaux olympiques. Dès le début, le mariage n’est pas d’amour. Dans le journal  d’extrême droite La Libre parole par exemple, l’ouverture du tournoi olympique, le 4 mai 1924, n’est mentionnée qu’en dernière page, dans un petit article.

« Ce sera à vrai dire une ouverture assez timide, car le tournoi de rugby n’a réuni que trois équipes ; seuls la France, les États-Unis et la Roumanie sont, en effet, représentés.

Ce tournoi sera ainsi loin d’offrir l’intérêt qu’il aurait présenté si la Grande-Bretagne, la Nouvelle-Zélande, l’Australie et le Sud-Afrique [sic] avaient envoyé leurs équipes représentatives. »

Ainsi, la France est la seule équipe reconnue sur la scène internationale de rugby – ou de « football rugby, comme on l’appelle alors. La plupart des grandes nations refusent d’envoyer leurs joueurs puisque le tournoi tombe en pleine période de repos. Le rugby est alors un simple « sport d’hiver ».

Représentants du pays hôte, les Bleus (qui arborent un maillot blanc, brodé du coq) participent et font figure de grands favoris. À l’heure de rencontrer, le 4 mai, la Roumanie, ni inquiétude, ni excitation ne font frissonner les amateurs. Plusieurs joueurs de Roumanie sont d’ailleurs connus des franciliens, puisqu’ils jouent dans des équipes de troisième,  voire de quatrième division.

Sans surprise, la France écrase, 61 à 3, cette équipe inexpérimentée. Le Petit Journal écrit le sentiment dominant, dans son compte-rendu du lendemain, d’un match « sans intérêt sportif ». Les États-Unis vont également largement l’emporter, au point qu’à l’issue du tournoi, un édito paru dans La Gazette de Bayonne, appelle à oublier cette compétition, jugée ridicule.

« La mascarade olympique est terminée. Le tournoi de rugby a pris fin. Les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures.

Celle-là a duré trop longtemps. Au début, elle fit rire. Vite, on se lassa. Les 98 à 3 encaissés par les Roumains en deux matches, prirent figure d’exploit : jamais, en match international, pareille marque n’avait été obtenue. »

La France semble en tout cas partie pour emporter facilement un titre international. Cela suffit à l’excitation des moins connaisseurs. Pourtant, dès le lendemain, Le Petit Journal s’alarme du dilettantisme ambiant.

« Il ne faudrait pas cependant que l’équipe de France croit qu’elle n’aura pas à s’employer à fond pour battre les États-Unis. Ce jour-là, nous aurons un match dur qui n’est pas gagné d’avance. »

En 1924 en France, sept ans après que les « Sammies » soient venus combattre dans le pays à l’issue du premier conflit mondial, tout le monde garde en tête les corps de ces hommes « très grands », « musclés » et leur propension à faire le coup de poing. L’équipe américaine est ainsi constamment présentée dans la presse sous l’angle de ses attributions physiques avantageuses, comme dans L’Œuvre, le 11 mai.

« La ligne d’avants est formée de huit jeunes hommes solides ; l’un d’eux, de Groot, atteint même le poids de 100 kilos, ce qui ne l’empêche pas d’être rapide.

Le jeu américain est […] efficace par sa rudesse et dangereux par l’énergie avec laquelle il est mené. »

Le ton léger du début de compétition laisse place à une franche inquiétude. Les joueurs français sortent d’une longue et épuisante saison. L’Écho de Paris s’alarme. La dureté supposée des Américains face aux Français éreintés fait redouter le pire, dans un article au titre évocateur : « Du rugby, mais de grâce pas de bourre ! ».

« Si l’on en croit certains confrères de la presse sportive, le “quinze” unioniste aurait l’intention de remplacer la science qui lui fait un peu défaut par de la brutalité. Le moins costaud pèse chez eux 76 kilos et les autres pèsent de 80 à 88 kilos. Aussi ont-ils l’intention de marquer des essais en force.

Si les règles sont observées, on sera bien obligé d’admettre la validité du procédé malgré son manque d’élégance. »

Les jalons sont posés. De chevaleresques et éduqués joueurs de rugby français, emplis d’une « science » du jeu, vont faire face à des Américains surtout venus pour en découdre et dont la stratégie serait de briser leurs adversaires. D’autres journaux plus chauvins encore verront même dans les joueurs français des « professeurs ».

C’est avec ces lunettes que les 15 000 spectateurs – le stade de Colombes est très loin d’avoir fait le plein – viennent assister à cette finale sous une forte pluie. La mêlée française est broyée. Bonnes et Jauréguy se blessent. Les Bleus ne sont plus que 13.

Nouveauté de la compétition, des civières sont amenées afin d’évacuer les joueurs français. Une partie du public s’emporte. C’était donc vrai ! Les Américains viennent casser les Français ! Et l’arbitre qui ne fait rien !

Les points défilent. La défaite est lourde. 3-17. Le favori s’étale dans la fange tandis que son adversaire a de quoi lever les bras. Comme le relatent les journalistes sportifs dans leurs comptes-rendus, la victoire américaine ne souffre d’aucune contestation.

« La défaite de l’équipe de France […] fut tout à fait régulière.

En invoquant le fait que nos représentants durent jouer à treize contre quinze pendant une grande partie du match, on ne peut guère qu’en atténuer l’importance.

En tout état de cause les tricolores eussent été battus. Pour dire vrai, ils eurent affaire à des adversaires supérieurs d’une classe au point de vue physique et qui montrèrent une connaissance du jeu sensiblement plus grande que celle qu’on leur prêtait. »

C’est la défaite d’une équipe imbue d’elle-même, composée de joueurs mal préparés, qui ont fait face à une équipe puissante et motivée à l’idée de s’offrir le scalp du favori. Sauf que les supporters ne l’entendent pas de cette oreille. Quoique les plaquages adverses soient réguliers, ils ne digèrent pas les blessés.

De nombreux débordements émaillent la rencontre. Outre diverses insultes et sifflets, plusieurs citoyens américains venus assister au match sont pris à partie pour avoir eu l’audace de crier de joie. Sérieusement blessé par des coups de canne, l’un d’eux doit être évacué à l’hôpital. Des pierres sont jetées sur des photographes. Lorsque la bannière étoilée est hissée en haut du mât, accompagnée de l’hymne américain, une foule hue et continue de crier au scandale.

La scène choque tous les correspondants de presse présents. Les journaux français de gauche comme de droite s’en font l’écho. En Une de l’Intransigeant, l’écrivain et futur académicien Henry de Montherlant, décrit un carnage, assez éloigné du compte-rendu écrit quatre pages plus tard. Avec dédain et emphase, il compare la rencontre à une « corrida ». À le lire, ce match est une guerre.

« Jauréguy tombe, reste sur place. On l’emporte dans les bras, livide, la tête tombante, les yeux fermés. […]

Un autre Français tombe, ne se redresse pas. On l’enlève sur la civière. Sans cesse quand la mêlée se défait, on voit une tâche bleue immobile à terre, plate comme une chose pas humaine. […]

Alors un hurlement s’élève, de haine contre la nation ennemie. Haine du plus faible contre le plus fort, haine du peuple contre le peuple. Maintenant retire-toi, chère plèbe. Tu vois comme on te soigne. Panem et circenses. Tu as ton pain et tes jeux. »

Cet article participera à bâtir la légende de la rencontre. Montherlant oublie toutefois de préciser que les deux joueurs français souffrent d’une entorse du genou et d’un traumatisme crânien, faisant suite à des actions parfaitement licites. Seul l’écrivain décrit le tapage sur le terrain, les autres commentateurs se bornant à condamner fermement le comportement du public.

Seulement, l’affaire va prendre une autre dimension, dans ce contexte d’après-guerre. L’hymne et le drapeau d’une nation alliée sifflés par des Français est un formidable moyen d’animer les tensions. Les journaux américains relatent ce qui est qualifié d’incident diplomatique.

En France, la consternation fait place à une volonté de dédramatiser l’évènement. Ainsi, pour La République française, « il n’y a pas d’incident ». Et d’aller assez loin dans la mauvaise foi :

« Que certaine presse germanophile cherche, de l’autre côté de l’Atlantique, à envenimer une petite affaire sportive, c’est dans l’ordre. »

Le très conservateur Écho de Paris va plus loin, et s’attaque directement à Henry de Montherlant, mais également à l’organisation des Jeux olympiques qui a ouvert les tribunes à un public… trop différent.

« Non, le rugby n’est pas le combat inhumain, le jeu d’apaches décrit par M. de Montherlant. […]

Il y avait une foule de snobs, de nouveaux riches, de rastas, de métèques de tous pays, lesquels occupaient la place du public habituel de ces joutes. […]

Il est à craindre que ce public incompétent ne voie, dans ces spectacles, que l’occasion de manifester un chauvinisme de bas étage. »

L’incident se tassera peu à peu par la suite, tandis que l’opinion préférera oublier ce tournoi de triste facture. En réalité, plus que la supposée violence du match, ce sont le manque d’entrain de la part des nations conviées, de même que les ratés de l’ouverture du rugby à un nouveau public qui ont amené le Comité olympique à retirer ce sport du programme.

En 2016, presque cent ans après cette débâcle, le rugby – mais seulement le rugby à sept – sera réintroduit aux Jeux Olympiques, lors de l’édition organisée à Rio de Janeiro.

Pour en savoir plus :

Richard Escot et Jacques Rivière, Un siècle de rugby, Calmann-Lévy, 2010