Écho de presse

Avant le tourisme « de masse » : Le Monde illustré ou le dépaysement par l'image

le 27/07/2020 par Pierre Ancery
le 23/07/2020 par Pierre Ancery - modifié le 27/07/2020

La Chine, le Caucase, le Japon, l'Argentine... Autant de contrées inaccessibles que les lecteurs du milieu du XIXe siècle vont découvrir à travers les gravures de la presse illustrée. Parmi ces publications, Le Monde illustré occupe une place de choix.

Au milieu du XIXe siècle, l'ère du tourisme « de masse » est encore loin, et seule une mince partie de la population voyage hors de France – encore plus rares sont ceux qui s'aventurent hors d'Europe. C'est dans ce contexte que plusieurs publications vont faire la part belle aux récits de voyage.
 

Le genre est alors déjà ancien : sa popularisation remonte au XVIIIe siècle. Mais son essor au XIXe va être permis par l'accélération de la circulation de l'information et le développement des techniques de reproduction des images dans la presse. Un phénomène qui va de pair avec un intérêt croissant du public pour le voyage, fût-il imaginaire.
 

Parmi les titres qui vont avoir le plus recours à l'image, Le Monde illustré, dont la parution débute en 1857, consacre à chaque numéro plusieurs pages à l'actualité internationale, mais aussi à la découverte « touristique » de contrées lointaines.
 

Dirigé par Achille Bourdilliat, cet hebdomadaire de 16 pages, vendu 30 centimes, se distingue comme son rival plus coûteux L'Illustration par la présence de dessins de très grande qualité. Si nombre d'entre eux proviennent de gravures anglaises retravaillées et que certaines sont tirées de photographies, on trouve aussi dans Le Monde illustré des débuts des travaux originaux comme ceux de Gustave Janet ou d'Émile Thérond. Plus tard, Gustave Doré, Cham, Honoré Daumier ou Édouard Riou (l'illustrateur des Voyages extraordinaires de Jules Verne) y collaboreront.
 

Dès son premier numéro, le 18 avril 1857, le journal publie un éditorial qui a valeur de programme :

« Le moment semble d'ailleurs parfaitement choisi pour lancer une grande publication de ce genre ; l'opportunité est double. Elle naît à la fois — et du goût public qui est devenu plus général, — et des moyens de satisfaire ce goût, qui se sont multipliés.
 

Le goût public, devenu plus avide, plus chercheur, plus insatiable que jamais ! — le public auquel il faut du nouveau, du surprenant, de l'imprévu, et qui veut ardemment repaître les yeux de sa chair en même temps que les yeux de son esprit [...].
 

Des écrivains aimés du public, des dessinateurs et des graveurs habiles, se sont groupés autour de l'idée populaire qui préside à la fondation du MONDE ILLUSTRÉ. De nombreux correspondants sont disséminés en France et à l'étranger. Tout est prêt, surtout le zèle ! tout nous seconde, surtout l'espérance ! »

 

Très vite, l'hebdomadaire, auquel participent ponctuellement Alexandre Dumas ou encore George Sand, publie des reportages envoyés depuis l'étranger. Le ton est souvent lyrique, parfois exalté. Les textes fournissent quantité de données géographiques, mais insistent d'abord sur l'exotisme et le dépaysement. Il s'agit de permettre au lecteur de s'identifier au voyageur qui raconte, d'être avec lui véritablement en Chine, en Russie ou au Sahara.
 

Le 6 juin 1857, les lecteurs découvrent ainsi un récit de voyage dans le Caucase :

« Le 10 octobre au matin, je quittai Guéorguieff, assez jolie petite ville protégée par des fortifications en terre. Le temps était beau ; les montagnes découpaient leurs crêtes et neigeuses sur un ciel bleu ; l'immense chaîne se profilait sur un immense horizon ; des pics et des glaciers hérissaient de toute part ce majestueux tableau.
 

Je ne pus, en le découvrant, retenir un cri d'admiration, toutes mes fatigues étaient oubliées ; c'était un spectacle bien digne de ce grand nom, devenu un grand cri de guerre : le Caucase ! »

 

Le 10 avril 1858, l'hebdomadaire embarque ses lecteurs pour Ottawa, la « nouvelle capitale du Canada » :

« Ottawa contient environ 1,200 habitants. C'est une jolie petite ville, admirablement assise et très-pittoresque. Elle renferme les églises, monuments et édifices d'usage. Sa principale branche de commerce, comme aussi la principale occupation de ses habitants, est la fabrication de gros meubles, qu'ils expédient à Québec.
 

Le fleuve Ottawa, sur les bords duquel est bâtie la ville, est un des plus beaux fleuves du monde. »

Le 2 avril 1859, le journal est à Buenos Aires, en Argentine. L'occasion pour son correspondant de disserter sur les caractéristiques supposées des « races » locales – une habitude fermement ancrée chez les commentateurs du XIXe siècle :

« De sang espagnol et créole, ardente et jalouse d'estime, la population buenos ayrienne aime le luxe avec passion ; elle imite l'Europe et veut l'égaler. Son attraction pour l'ancien monde s'explique, d'ailleurs, par le mélange des races qui la constituent et où se confondent, avec l'élément primitif, c'est-à-dire indien, l'élément espagnol émancipé, désigné sous l'appellation générique de fils du pays, l'élément étranger, dans lequel la seule population française compte pour environ vingt-cinq mille âmes.
 

Il résulte à Buenos-Ayres de ce contact des races, de cette fusion de nationalités, qu'élargit chaque jour l'essor de plus en plus marqué de l'immigration européenne, une variété curieuse et un cachet original. »

 

En avril 1860, l'hebdomadaire publie un compte-rendu de voyage sur le mont Sinaï, en Égypte :

« Aujourd'hui, l'Himalaya et l'Olympe ont repris leur rôle de simples montagnes et servent de belvédères aux touristes et aux savants assez ennuyés ou assez courageux pour les gravir [...]. Les pèlerins qui visitent le Sinaï se et la y retrouver encore la face lumineuse de Moïse et la majesté du Très-Haut. Les impressions de voyage, dans tous les récits que nous avons lus, s'éclipsent sous l'émotion religieuse. » 

Le Monde illustré se contente parfois de publier de vastes gravures, la force de l'image se substituant à l'explication par le texte. Ici une représentation des célèbres « supplices chinois », sans doute destinée à frapper l'imagination du lecteur :

Ici encore, une somptueuse illustration en pleine page représentant une Inde en grande partie fantasmée - on y retrouve des détails mettant en scène la révolte des cipayes contre les colons britanniques, en 1857 (soit deux ans auparavant) :

En 1862, alors que la France s'est engagée militairement au Mexique afin d'y établir un régime favorable aux intérêts français – une initiative de Napoléon III –, l'hebdomadaire s'intéresse à cette « expédition » en publiant un reportage illustré :

À noter que jusqu'à la fin des années 1860, Le Monde illustré consacre régulièrement des articles bienveillants, voire louangeurs, à l'Empereur. Le 10 juin 1865, il raconte par le menu la visite de Napoléon III dans l'Algérie coloniale :

« L'Empereur désirant se rendre compte de l'état des différents points de colonisation de la province d'Oran, a voulu visiter Sidi Bel-Abbès. Le 16 mai, Sa Majesté mit en route, malgré le temps menaçant, pour les bords de la Mekerra. A partir de Valmy, la colonisation européenne disparaît pour ainsi dire ; ce ne sont plus que de vastes étendues occupées par les populations arabes. »

En 1869, le journal est toutefois repris par Paul Dalloz, hostile à Napoléon III. En 1888, les premières photographies y font leur apparition, actant la fin d'une forme d'âge d'or de la gravure illustrative. Et ce même si des images en couleur font parfois leur apparition :

 

Le début du XXe siècle voit Le Monde illustré s'ouvrir à l'Art nouveau. Puis en 1938, l'hebdomadaire fusionne avec Le Miroir du monde. Suspendue pendant la guerre, la parution reprend en 1945. Le journal fusionne à nouveau en 1948 avec France-Illustration, descendant de son vieux rival L'Illustration. Le titre disparaît définitivement en 1956, presque un siècle après son premier numéro.

 

 

Pour en savoir plus :

 

Jean Watelet, La Presse illustrée en France, 1918-1914, ANRT, 1998

 

Jean-Pierre Bacot, La Presse illustrée au XIXe siècle, une histoire oubliée, coll. Médiatextes, Presses universitaires de Limoges, 2005.