Écho de presse

« Meurtrières, élitistes, pestilentielles » : la presse contre les automobiles

le 14/05/2021 par Pierre Ancery
le 25/11/2020 par Pierre Ancery - modifié le 14/05/2021
"L'accident de Pompignac : terrible collision d'automobiles", Le Petit Journal, supplément du dimanche, 1907 - source : RetroNews-BnF
"L'accident de Pompignac : terrible collision d'automobiles", Le Petit Journal, supplément du dimanche, 1907 - source : RetroNews-BnF

Réservée à l'origine à une clientèle très fortunée, l'automobile est l'objet de violentes critiques entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Ses adversaires lui reprochent notamment sa fâcheuse tendance à écraser les piétons non consentants...

À la toute fin du XIXe siècle, l'automobile est un engin rare, mais qui commence à faire partie intégrante du paysage européen. La France, avec la Panhard & Lavassor Type A ou les premiers modèles de Renault et de Peugeot, est à la pointe de cette industrie. En 1898 a lieu au jardin des Tuileries l'Exposition internationale automobile, avec 269 exposants, une manifestation qui suscite un fort engouement populaire.

Prodige technologique, mais aussi objet de luxe réservé à une petite élite fortunée, la voiture motorisée va toutefois faire l'objet de nombreuses critiques et résistances, toutes abondamment relayées par la presse de la Belle Époque.

Le 22 juin 1898, La Dépêche publie par exemple un réquisitoire contre le supposé envahissement de la capitale par les automobiles. « Paris devient inhabitable », écrit le rédacteur, qui liste les innombrables défauts de cet engin : disgracieux, bruyant, pestilentiel, et surtout incroyablement dangereux pour les piétons. Ce dernier point est un leitmotiv que l'on retrouve dans des dizaines d'articles de l'époque.

« Contre les omnibus et les fiacres, contre les tramways électriques, formidables engins, même contre la bicyclette sournoise, par beaucoup d'adresse et de sang-froid, le piéton se défendait encore. Mais, contre l'automobile, il y doit renoncer. Et ne dites point que la chose n'intéresse pas la province, puisque l'automobile n'y sévit guère. Patience ! la province, à l'instar de Paris, aura son tour. Elle ne perdra rien pour attendre.

Donc, à Paris, plus favorisés, nous avons déjà dans les rues des locomotives roulant à toute vitesse. C'est une observation digne d'intérêt que, sur le parcours des trains, en rase campagne, presque déserte, les accidents soient prévenus au moyen de barrières interceptant l'accès de la voie ferrée, tandis qu'on laisse des pétrolettes filer à rapidité folle sur les boulevards, dans le fourmillement d'une cité nombreuse, dans l'encombrement inextricable des promeneurs ahuris et des voitures immobilisées dont les chevaux se cabrent.

J'ignore ce que l'avenir réserve au nouveau système de locomotion. Perfectionné, peut-être constituera-t-il un évident progrès, et lui trouvera-t-on une forme gracieuse. D'une laideur ridicule et répandant une insupportable odeur, il n'est, pour l'instant, qu'un perpétuel danger de mort... »

Les accidents de voiture sont alors largement médiatisés, et des publications comme Le Petit Journal, dans son supplément illustré du dimanche, insistent à grands coups de dessins spectaculaires sur les massacres provoqués par celle qu'on surnomme parfois « l'écraseuse ». Le 1er décembre 1901, le journal représente par exemple la mort d'un terrassier de 44 ans, « écrasé et brûlé par une automobile » au bord de la route de Maisons-Laffitte à Houilles :

Autre critique émise à l'encontre des engins motorisés : ils encombrent la voie publique. Dans un article sarcastique publié en août 1899, Le Tintamarre prédit avec une remarquable justesse les inévitables embouteillages qui découleront de la future démocratisation de l'automobile (on note que « l'automobile » est alors utilisé au masculin).

« Vous êtes-vous jamais demandé [...] ce qui arrivera — (car ça arrivera forcément, les lois du progrès l'indiquent) — le jour où, les magasins du Bon Marché donnant des automobiles à 17 fr. 75, les trois millions de Parisiens pourront en avoir chacun un pour faire leurs courses ?

Ce qui arrivera, ce n'est pas contestable, c'est que Paris n'ayant pas été construit en vue d'une circulation de trois millions de véhicules, trois millions de citoyens auront chacun leur automobile, et qu'ils ne pourront pas s'en servir, la place manquant pour circuler [...].

Tel qu'il est aujourd'hui puisqu'il n'en est encore qu'à la période d'enfance, l'automobile [...] embête tout le monde, parce qu'il assourdit, empoisonne et menace tout le monde, avec ses pouf !... pouf !... assommants, ses buées de pétrole et ses allures désordonnées. Si l'on soumettait la question au plébiscite, — à Paris et dans les villes s'entend, — l'usage de l'automobile serait nettoyé en vingt-quatre heures. »

La presse relève aussi la disparition d'un métier que la généralisation de l'automobile rendra obsolète : celui de cocher. Dans un concours de poésie organisé en 1898 par Le Pêle-Mêle (sur le thème « Le dernier cocher »), on lit par exemple ce poème :

« Tout à l'automobile !
Vieux débris du passé,
Colignon inutile,
Son cheval trépassé,

Tend, hélas, sa sébile
Au voyageur pressé.
Il se fait de la bile
Le pauvre délaissé.

Adieu tes jours de gloire.
Les grands prix, le pourboire.
Ton matériel usé !

Console-toi, l'histoire
Gardera ta mémoire...
Adieu... t'es remisé ! »

Un autre angle d'attaque récurrent est l'idée que l'automobile serait un instrument de mort manié uniquement par les riches, et dont les victimes seraient les pauvres. On retrouve cette idée dans un édito signé en avril 1900 par Paul de Cassagnac dans le très conservateur L'Autorité. Pour le rédacteur, la France se divise désormais entre « écraseurs et écrasés ».

« Avoir échappé, comme piéton, aux automobiles en délire de charbon ou en ivresse de pétrole, constituera, plus tard, un droit à une pension et équivaudra à avoir fait campagne. Chaque jour amène sa demi-douzaine d’accidents et voit diminuer la sécurité de la voie publique [...].

D’autant que, les automobiles, c’est un luxe, un luxe coûteux, que seuls peuvent se permettre les barons de la finance, les riches. Et il est vraiment bizarre et instructif, de voir sous une république, sous un régime qui se réclame de la démocratie, les riches écraser les pauvres, et les seigneurs de la finance écrabouiller le peuple [...].

Si, moi piéton, moi frêle pot de terre, je me résigne à être broyé par le pot de fer, au point de vue social, je me refuse à être écrasé par le pot-de-vin, devenu l’automobile. Voici donc l’ensemble de la France divisé en deux camps, une minorité infime d’écraseurs et la presque unanimité d’écrasés. »

Une idée que l'on retrouve également à gauche. En novembre 1907, dans les colonnes de L'Humanité, Pierre Bertrand parle même de « forme nouvelle de lutte des classes ».

La fronde anti-automobile, à la Belle Époque, est pourtant loin d'être unanime. On trouve en effet de nombreux enthousiastes : un exemple parmi d'autres, celui de ce rédacteur du Journal qui voit dans ces machines un instrument de progrès.

« Voilà le point noir : le zèle exagéré que déploient brusquement les agents chargés de la police des rues et des routes ont certainement causé une perturbation dans le commerce automobile et vont retarder peut-être de quelques années l'essor triomphant de cette industrie dont les résultats heureux sont, dès à présent, incalculables.

C'est, en effet, de la locomotion automobile qu'il faut attendre le parachèvement des profondes modifications que le chemin de fer a introduites dans la vie sociale. Plus les relations de pays à pays, de province à province, de ville à ville, de village à village seront faciles, rapides, économiques, plus le niveau intellectuel montera : cela a été dit, répété. On ne saurait trop le redire.

Et c'est pourquoi il appartient à ceux qui nous gouvernent de comprendre le rôle de la locomotion nouvelle et d'aider à son développement. »

L'usage de l'automobile a fait l'objet dès les années 1890 d'un début d'encadrement : en 1893, le département de la Seine rend obligatoire la possession d'une « autorisation de conduire un véhicule motorisé », ancêtre du permis de conduire. C'est en 1902 que naîtront les premiers éléments de la réglementation routière, la Cour de cassation donnant aux maires la possibilité de réguler la circulation. Mais il faudra attendre 1921 pour que naisse officiellement le Code la Route.

Pour en savoir plus :

Pierre Thiesset, Écraseurs ! Les méfaits de l'automobile, Éditions Le pas de côté, 2015

Jean-Louis Loubet, Histoire de l'automobile française, Le Seuil, 2001