Écho de presse

En 1934, la Coupe du monde du football ouvrier, réplique à la Coupe « officielle »

le 23/11/2022 par Pierre Ancery
le 17/11/2022 par Pierre Ancery - modifié le 23/11/2022
Les équipes de l'URSS (à gauche) et de la Norvège (à droite), à Montrouge pour la finale de la Coupe ouvrière, Regards, 1934 - source : RetroNews-BnF
Les équipes de l'URSS (à gauche) et de la Norvège (à droite), à Montrouge pour la finale de la Coupe ouvrière, Regards, 1934 - source : RetroNews-BnF

En août 1934 est organisée à Paris et dans sa banlieue rouge une contre-Coupe du monde de football placée sous le sceau de l’internationalisme ouvrier. 12 équipes, dont l’URSS qui sera victorieuse, participent à cet événement « antifasciste » qui rassemble communistes et socialistes.

Juin 1934. La deuxième Coupe du monde de football de l’Histoire vient de s’achever dans l’Italie fasciste, où Mussolini s’est servi de l’événement comme d’un gigantesque outil de propagande au service de son régime. Deux mois plus tard, un autre « mondial » va prendre place à Paris et dans sa petite ceinture : la Coupe du monde du football ouvrier.

But affiché de cette manifestation placée sous le sceau de l’internationalisme ouvrier : s’opposer aux valeurs mises en avant par la Coupe « officielle ». Il s’agit d’organiser, comme l’explique Mickaël Correia dans son livre Une Histoire populaire du football, « un véritable contre-modèle aux compétitions à la fois mercantiles et nationalistes promues par la FIFA ».

L’événement a lieu à l’initiative de l’Internationale rouge sportive (IRS), une organisation communiste créée en 1921 sous la tutelle du Komintern, et de la fédération sportive ouvrière française qui lui est affiliée, la FST (Fédération sportive du travail). Les socialistes, via l’ISOS (Internationale sportive ouvrière socialiste), sont invités, Moscou ayant appelé les communistes à s’unir avec eux face à la menace fasciste (Hitler est arrivé au pouvoir l’année précédente).

La compétition se propose de mettre à l’honneur des sportifs issus du monde prolétarien, à une époque où le sport ouvrier s’efforce de se réapproprier les codes du sport « officiel ». Elle prend place dans le cadre d’un événement sportif plus large, le « Rassemblement international des sportifs contre la guerre », qui propose diverses épreuves (athlétisme, basket...) et dont la Coupe de football constitue le point d’orgue.

Douze équipes sont conviées, parmi lesquelles l’URSS et les États-Unis. Mais aussi, plus curieusement, une équipe d’Alsace et une de la Sarre, afin de témoigner des préoccupations pacifistes des organisateurs. À côté de ces « gros » matchs, le RSI organise de multiples matchs amateurs entre clubs rouges locaux.

Même si les rencontres ont droit à quelques lignes dans les pages sportives de la presse grand public, c’est évidemment surtout la presse communiste, L’Humanité en tête, qui va relayer l’événement, en le chargeant autant que possible d’une lourde signification politique. Le 25 juin, le quotidien annonce la compétition, qui doit avoir lieu du 11 au 14 août, dans un article en forme d’appel au rassemblement :  

« Ce sera la réplique cinglante à celle organisée par la bourgeoisie, qui a démontré le chauvinisme, poussé au paroxysme, des nations participantes [...].

Nos frères sportifs, antifascistes de tous les pays, Suisse, Alsace, Sarre, Espagne, Angleterre, Russie, Suède, Norvège, Hollande, etc. etc., ont réalisé un travail gigantesque et participeront nombreux à ce rassemblement. »

La veille du début de la Coupe, Paris-Soir annonce l’arrivée des « athlètes travaillistes » à Paris et donne le programme des matchs de poule, qui doivent avoir lieu dans les bastions « rouges » de Saint-Denis, Ivry, Clichy,  et au stade Pershing, dans le 12e arrondissement de la capitale.

Parmi les favoris, l’équipe de Norvège. Et surtout celle de l’URSS. Non affiliée à la FIFA, la patrie du communisme est alors absente des grandes compétitions internationales mais dispose en son sein d’un championnat important. L’Humanité lui prédit un beau destin dans la compétition ouvrière : « Nous avons déjà maintes et maintes fois donné le pronostic de la première poule dans laquelle l'Union Soviétique doit s'assurer la qualification pour les jours suivants ».

Le jour de l’inauguration du RIS, 3 000 athlètes socialistes et communistes, issus de 18 pays différents, se retrouvent au stade Pershing devant 20 000 spectateurs. Dans le quotidien communiste, le rédacteur en chef Paul Vaillant-Couturier écrit :

« Les masses des grands jours viendront témoigner en même temps que leur goût du sport ouvrier - du vrai sport dégagé de toute vénalité, de toute combinaison, de tout esprit bourgeois, de tout chauvinisme - leur internationalisme ardent qui les dresse contre la guerre et le fascisme.

Au moment où la bourgeoisie mène sa campagne haineuse et démagogique contre les étrangers (entendez les étrangers qui ne sont pas les riches étrangers), les jeunes sportifs affirmeront par leur front unique réalisé que, à quelque tendance qu'ils se rattachent, la fraternité de la classe ouvrière ne connaît pour eux ni différence de race ni différence de langue [...].

Sport rouge ! »

Au terme des premiers matchs, l’Espagne, la Norvège, l’URSS et l’Alsace se qualifient pour les demi-finales, au cours desquelles la Norvège écrase l’Espagne (13 à 0). L’URSS fait encore mieux contre l’Alsace (15 à 0) - un résultat logique, comme l’explique L’Humanité :

« Cela ne peut faire sous-estimer les efforts des joueurs alsaciens qui, comme toutes les équipes ouvrières, en régime capitaliste, n'ont pas à leur disposition les mêmes moyens d'entraînement de leurs frères soviétiques.

La formation athlétique et la technique sportive sont aussi des questions qui entrent en ligne de compte dans la lutte de classes. Seules des équipes professionnelles ou néo-professionnels peuvent obtenir, dans notre régime, des résultats. Mais ils ne sont réservés qu'à une infime minorité de spécialistes. »

Le 14 août, la finale opposant les deux favoris, l’URSS et la Norvège (adhérente de l’Internationale socialiste), a lieu au stade Buffalo de Montrouge, dans une ambiance survoltée. Sans trop de surprise, c’est l’URSS qui l’emporte 3 à 0. Dans son compte-rendu, L’Humanité insiste à nouveau sur la dimension populaire de l’événement, tout en relevant  la présence côté à côte, dans le stade, de militants communistes et socialistes :

« 25 000 spectateurs hier soir, mardi, à Buffalo ! 25 000 dont la grande majorité étaient accourus des bureaux, des ateliers, des usines, sitôt la journée finie, et qui envahirent les métros, les autobus et cars spéciaux avec comme direction : Buffalo ; comme but : voir du magnifique sport ̃ ouvrier, du sport rouge [...].

Et, plus encore, acclamer les sportifs soviétiques dont chacun était comme un drapeau rouge de plus sur le stade, le drapeau sous les plis duquel s'édifie, par la dictature du prolétariat, la construction du socialisme !

C'est pour tout cela qu'ils sont venus 25 000 hier soir, à Buffalo, communistes, socialistes, inorganisés, assis côte à côte dans les travées bondées du stade. »

Dans ses pages consacrées au « Rassemblement international des sportifs », la revue communiste Regards renchérira :

« Que les réunions bourgeoises - commerciales - sont loin et bas à côté de ce splendide rassemblement ouvrier où la camaraderie voisina avec la qualité, où rayonna la solidarité ! »

Succès populaire, le RIS sera aussi une étape importante dans le rapprochement amorcé cette année-là entre sportifs communistes et socialistes, deux ans avant la victoire en France du Front populaire.

En décembre 1934, ils fusionneront au sein de la nouvelle FSGT (Fédération sportive et gymnique du travail), à la profession de foi antimilitariste et antifasciste, qui mènera une intense campagne de boycott lors des Jeux olympiques de Berlin en 1936.

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Pour en savoir plus :

Mickaël Correia, Une Histoire populaire du football, La Découverte, 2018

Paul Dietschy, Histoire du football, Perrin, 2010

Nicolas Kssis, « Le mouvement ouvrier balle au pied, culture populaire et propagande politique : l’exemple du football travailliste en région parisienne (1908-1940) », in : Cahiers d’histoire, Revue d’histoire critique n° 88, 2002