Interview

La boxe, une « version euphémisée de la guerre » ?

le 27/11/2022 par Jean-Manuel Roubineau, Marina Bellot - modifié le 09/01/2023

Aussi violente que spectaculaire, la boxe pratiquée dans les cités du monde gréco-romain en dit long sur les sociétés antiques, leurs valeurs, leur rapport à la guerre. Dans son ouvrage À poings fermés, l'historien Jean-Manuel Roubineau livre une histoire totale de ce sport perçu dans l'Antiquité comme le plus dangereux de tous.

RetroNews : Vous donnez, en préambule de votre ouvrage, de multiples raisons d’aimer la boxe – existentielles, sociales, esthétiques, dramaturgiques… Quelles sont les vôtres ? 

Jean-Manuel Roubineau : Ce sont les raisons existentielles qui priment : la boxe fonctionne, à mes yeux, comme une métaphore de l’existence. Alors qu’elle est souvent critiquée par ses détracteurs en raison de la sauvagerie désordonnée ou de la bestialité qu’elle permettrait, la boxe est une activité spécifiquement humaine. Parmi les grands singes, les hommes sont les seuls à frapper le poing fermé. En cela, réfléchir à la boxe, c’est réfléchir à ce qu’être humain veut dire, pour reprendre la formule de Joyce Carol Oates. 

Je suis également sensible à la dimension tragique des combats : chaque affrontement voit s’entrechoquer deux forces, jusqu'à ce que l’une des deux fléchisse… 

De manière plus générale, la boxe est avant tout une éducation à la défaite. Et l’expérience de la défaite est particulièrement intense dans le cas de la boxe antique, en raison de la manière dont le vainqueur y est désigné : les combats ne s’interrompent que lorsque l’un des adversaires lève le doigt pour signifier à l’arbitre qu’il abandonne. En plus d’être dominé et vaincu, le perdant doit donc reconnaître publiquement son infériorité, ce qui constitue une humiliation, une encoche à la dignité. Les combats s’achèvent donc tous sur une fin nette, qui ne prête pas à contestation, à la différence de la boxe moderne, où les combats qui ne finissent pas sur un K.O. sont susceptibles de faire l’objet d’une réécriture protégeant l’égo du vaincu.

Dans l’Antiquité, le boxeur vaincu doit, par la suite, récupérer de l’échec sans possibilité de le contester, reconstituer le capital de confiance nécessaire à la poursuite de l'activité. Cela donne à la boxe un relief que la plupart des autres sports n’ont pas.

Quel type de boxe se pratique dans les cités du monde gréco-romain ? 

C’est une boxe à la fois très proche et très éloignée de la nôtre, une boxe de poings, dans laquelle on ne frappe qu'avec les membres supérieurs, poings fermés mais aussi mains ouvertes : avec le plat de la main, la pointe des doigts, la tranche de la main. Autrement dit, on peut frapper sous tous les angles possibles, sur toutes les surfaces.

C’est donc une forme de boxe anglaise, mais avec un répertoire gestuel beaucoup plus étendu. Les coups peuvent être bien plus contondants, mais aussi beaucoup plus risqués pour celui qui les porte : frapper avec la pointe des doigts comporte évidemment un grand risque de fracture… Les mains sont mises à forte partie.

Une équipe d’anthropologues de l’université Gabriele d’Annunzio, en Italie, a pu étudier 143 squelettes retrouvés à Herculanum, la cité voisine de Pompéi qui a été ensevelie au même moment, dont un squelette de boxeur. Le profil ostéologique de ce boxeur est très instructif : il a le nez brisé, une côte thoracique brisée, et des cals osseux à l’avant des poings liés au frottement des gants combiné à la répétition des coups. Dernier élément, le plus intéressant : le métacarpien V, c’est-à-dire l’os de la paume de la main qui se trouve dans le prolongement du petit doigt, est brisé. En médecine du sport, aujourd’hui, on appelle ça la fracture du boxeur. C’est un traumatisme commun aux boxes poings fermés d’hier et d’aujourd’hui.

Constate-t-on de grandes variations avec la boxe anglaise d’aujourd’hui ?

Parmi les grandes différences avec la boxe moderne, il n'existe pas, dans la boxe antique, de catégorie de poids : le pugilat ancien est une boxe de lourds, avec des niveaux de pesanteur variables sans doute. La boxe appartient, en cela, à la catégorie des « sports lourds », au même titre que la lutte ou le pancrace, et par opposition aux « sports légers », c’est-à-dire aux courses et disciplines assimilées à des courses (saut en longueur, lancer du javelot). Il n’y a pas de round, pas de pause, pas de durée limite des combats, et pas de ring. Les combattants boxent dans un espace ouvert, et si l’un de deux boxeurs persiste à s’enfuir et à esquiver l’affrontement, un dispositif est mis en place sur le sol pour contraindre les boxeurs à rester à distance de boxe.

Chacun est libre de se présenter à une compétition, sans qu’aucune sélection ne soit faite par la cité d’origine de l’athlète. Mais les concurrents sont évalués, avant la compétition, par les juges, et admis ou non à concourir, en fonction de leur niveau. C’est une manière de protéger les boxeurs en s’assurant qu’il n’y ait pas de déséquilibre manifeste entre les participants. C’est aussi une façon de garantir la qualité du spectacle.

Qui sont les boxeurs d'alors, quel est leur quotidien ? 

En la matière, boxe ancienne et boxe moderne sont assez différentes. On a longtemps décrit la boxe moderne comme un moyen de promotion, voire de rédemption sociale, et les boxeurs contemporains comme issus des couches économiques les plus basses, les plus précaires de la société. Mais la sociologie du sport a mis en évidence qu’en réalité les plus démunis ne s'orientent pas vers la boxe, qui impose un quotidien très contraignant, une vie réglée, routinière, une régularité qui n’est tolérée que par des individus issus d’un cadre familial stable. C’est d’abord et avant tout la couche supérieure du prolétariat qui se tourne vers la boxe.

Dans les cités antiques, les boxeurs n’ont pas, en revanche, de profil social particulier. Ils sont issus des mêmes catégories que les coureurs, lutteurs ou pentathlètes. La principale ligne de séparation sociale, du point de vue des compétitions, sépare les participants des concours gymniques (boxeurs, lutteurs, etc.) des participants des concours hippiques : ces derniers doivent être extrêmement fortunés pour être en mesure de financer l’achat, l’entretien, l’entraînement et le transport d’un cheval ou d’un attelage de deux ou quatre chevaux.

Les boxeurs, pour leur part, doivent suivre, en marge de leur entraînement technique, un mode de vie très encadré. Ils suivent une diète à base de viande et de pain, viande et pain qui fournissent le carburant nécessaire à l’effort et sont considérés comme propices à construire de la force et de la masse. Beaucoup d’entre eux se soumettent à une stricte abstinence sexuelle, pour une raison qui tient aux conceptions médicales en vigueur : la semence masculine étant conçue comme du sang cuit, avoir une vie sexuelle est synonyme de perte de sang et d’affaiblissement. La légende raconte que Kleitomachos de Thèbes, champion de la fin du IIIe siècle av. J.-C., poussait le respect de cette règle jusqu’à quitter un banquet si des propos salaces y étaient tenus, ou à détourner le regard quand il passait à côté de chiens en train de copuler.

« Dans le monde savant [antique], de nombreux textes relaient une critique du sport, et pointent notamment l’inutilité sociale des athlètes, qui recevraient des honneurs immérités, sans commune mesure avec les services rendus à la cité. On trouve une telle musique anti-sportive sous la plume des philosophes, des poètes ou des médecins. »

Qu'en est-il des spectateurs des combats de boxe ?

Géographiquement, la majeure partie des spectateurs vient de la cité organisatrice et des cités voisines. On a ainsi trouvé, sur les gradins du stade de Némée, des monnaies dont on peut identifier la cité émettrice (et donc la cité d’origine des propriétaires des pièces), et on constate une dominante de cités relativement proches du site des concours néméens. On observe également des regroupements dans les gradins par cité d’origine. Si elles attirent des spectateurs et supporters des athlètes, les compétitions sont également des endroits où l’on se rend quand on est savant (peintre, philosophe, scientifique…) pour faire connaître son travail et bénéficier de la caisse de résonance qu’elles offrent. Parmi beaucoup d’autres, Hérodote, père de l’Histoire, s’est ainsi rendu à Olympie pour y donner lecture de passages de son histoire des Guerres Médiques.

Sociologiquement, tout le monde assiste aux compétitions, sous réserve d’avoir l'argent pour financer le voyage… Le goût du sport est commun aux différentes catégories sociales. Avec un petit bémol : dans le monde savant, de nombreux textes relaient une critique du sport, et pointent notamment l’inutilité sociale des athlètes, qui recevraient des honneurs immérités, sans commune mesure avec les services rendus à la cité. On trouve une telle musique anti-sportive sous la plume des philosophes, des poètes ou des médecins. Ces derniers reprochent notamment à la boxe la dégradation physique subie par les pugilistes, et le fait que la boxe ou le pancrace, plutôt que de construire des corps, contribuent à leur durable détérioration.

Dans quelle mesure la boxe reflète-t-elle l’époque et la société dans lesquelles elle a prospéré ? Que nous donne-t-elle à comprendre sur l’organisation de la société, ses valeurs, son rapport à la violence et à la guerre ? 

L’élément le plus évident est la valorisation de la compétition. Il y a un goût grec et romain pour la recherche d'excellence, pour le concours, et ce pas uniquement dans le sport, mais aussi dans la peinture, le dessin, le théâtre, etc. On parle parfois, pour désigner le monde grec, de civilisation agonale, ou de civilisation agonistique, expressions construites sur le terme grec agôn, qui désigne la compétition. 

À un autre niveau, la boxe est pensée comme un avatar de la guerre, une version euphémisée de la guerre. La plupart des disciplines sportives sont associées à l’exercice de la guerre, mais c’est particulièrement vrai pour la boxe, sport où l’on charge, où l’on frappe, notamment au visage et où l’on apprend à parer les coups. Dans la guerre d’infanterie, les fantassins lourds portent un casque, un plastron, un bouclier, des protège-tibias, une épée et une lance : le corps, l’arrière et les côtés de la tête sont donc protégés. L’une des parties du corps les plus vulnérables est le visage, et l’art de la boxe consiste à marteler, d’abord et avant tout, le visage, et à le protéger des attaques. En cela, les compétences développées dans le cadre de la pratique pugilistique pouvaient être réinvesties, le moment venu, sur le champ de bataille. Ce rapport à la guerre est singulier : aujourd’hui, les contempteurs de la boxe pointent principalement l’extrême violence de celle-ci. Il en va différemment dans les cités anciennes. Cela tient probablement au fait que dans l'Antiquité, le poste le plus avancé de la violence sociale n’est pas occupé par la boxe mais par la guerre. 

Dans un monde où la guerre est l’horizon normal pour les citoyens – chaque homme adulte sait qu’il sera conduit, à un moment ou un autre de son existence, à prendre les armes pour défendre sa cité – la violence de la boxe est nécessairement remise en perspective, relativisée.

Quelles analogies peut-on faire avec la boxe moderne ? 

La première est la place de la peur : il y a une forme d’invariant historique en la matière. La peur est présente dans la psychologie du pugiliste aujourd’hui comme elle l'était dans l’Antiquité. Ce qui est original, à l’échelle de l’Antiquité, c’est la manière dont cette peur est restituée dans la documentation : on dispose de nombreuses images de boxeurs fuyards qui mettent en scène ce moment où les « graviers de la peur », pour reprendre une belle formule d’Alban Lefranc, grippent la volonté du boxeur, qui en vient à tourner le dos à son adversaire, renonçant à lui faire face. On retrouve ces scènes sur des vases, dont les propriétaires avaient donc un plaisir particulier à imaginer les situations où un boxeur perd complètement pied au point de refuser l’affrontement ou, parfois même, à s’enfuir à toutes jambes de l’aire du combat.

Sont également parvenues jusqu’à nous des histoires drôles antiques qui font écho à ce phénomène : parmi la petite poignée de blagues anciennes consacrée aux athlètes, les boxeurs se taillent la part du lion ! Et, là encore, on se moque du boxeur froussard – celui qui part perdant, convaincu qu’il va être battu… La première qualité qu’on attend ainsi du boxeur, c’est le courage, l'abnégation, la capacité à faire face, à supporter un niveau élevé de douleur physique, et ce dans l'Antiquité comme aujourd’hui. 

Autre élément : la dégradation physique, très présente dans la documentation relative à la boxe antique, notamment dans la statuaire, qui représente des boxeurs au visage marqué. Le plus impressionnant est le célèbre Pugiliste des Thermes, une statue en bronze du IIIe siècle avant JC, à proportions réelles, en parfait état de conservation : le sculpteur a accordé, dans le traitement du corps de l’athlète, une très grande place aux cicatrices et aux blessures. L’homme est musclé, longiligne, mais arbore un visage qui constitue un vivant témoignage de sa pratique : ses oreilles, son front, ses pommettes, sa bouche sont couvertes de cicatrices, son nez est brisé… L'artiste a eu le souci de figurer les effets inéluctables de la pratique de la boxe. Ces cicatrices ne sont pas uniquement des éléments anatomiques qui témoignent, dans une perspective purement descriptive, des conséquences de la pratique. Il y a aussi une symbolique de la cicatrice : elle traduit la vertu de l’athlète. Être blessé, c’est montrer sa capacité à endurer.

Dernier élément, peut-être : l’intimité du lien unissant boxe et construction de la masculinité. Dans l'Antiquité, les femmes ne boxent pas. Les jeunes filles, dans certaines cités, et notamment à Sparte, peuvent se livrer à des exercices gymniques, mais la boxe n’en fait jamais partie. Et cette pratique athlétique féminine, peu attestée, s’interrompt, de toute façon dès lors que les filles deviennent épouses et mères. La boxe, avatar de la guerre, est le lieu de construction de la masculinité et des valeurs qui lui sont associées. Le lexique grec traduit bien cet état de fait : le terme andreia, sert ainsi à désigner à la fois masculinité, virilité et courage. Aujourd'hui encore, en dépit même de l’existence d’une boxe féminine, la boxe moderne reste très largement un creuset de valeurs pensées, à tort ou à raison, comme masculines. La boxe, plus que tout autre sport, marche main dans la main avec la virilité.

Agrégé d’histoire, maître de conférences en histoire grecque à l'Université Rennes 2, Jean-Manuel Roubineau est spécialiste d’histoire sociale et d’histoire du sport et des pratiques corporelles. Son ouvrage À poings fermés, une histoire de la boxe antique est paru aux Presses Universitaires de France en 2022.