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« Des tricoteuses déguisées en femmes du monde » : la mode soviétique vue de Paris

le par - modifié le 21/02/2022
le par - modifié le 21/02/2022

Tandis qu’un regain pour le « style slave » se fait sentir dans le monde occidental, nombre de contempteurs se dressent contre ce qu’ils estiment être une horreur vestimentaire. Il s’agit aussi, bien sûr, d’un dégoût pour ce que représente l’URSS politiquement.

Pourtant, tout avait bien commencé. Au début des années vingt, Paris raffolait encore des modes venue de Russie. En 1922, Le Petit Journal l’assure : « le slave est à la mode » et le dernier chic féminin c’est le « blouson russe » qui accompagne désormais le tailleur.

Alors que la guerre civile est à peine terminée et que Staline perce déjà sous Lénine, la « russolâtrie » vestimentaire n’a pas cessé en France. Offusquée, la célèbre journaliste mondaine Madeleine Chaumont, alias « Magda », s’en désoledans les colonnes de L’Intransigeant :

« La mode est  française exclusivement française, et c’est de Paris que partent tous les courants d’élégance, mais il est assez plaisant de constater que dans cette mode de Paris se trouvent tous les costumes exotiques. Nous avons porté les broderies serbes, la broderie roumaine, beaucoup trop tapageuse à mon gré, les coiffures d’Orient et, pour le moment, tout est russe... […]

Coquettes, un peu cruelles, les Russes sont venues, et je sais certaines femmes qui se sont tant étudiées que leur accent... méridional se confond maintenant avec l’accent russe.

Et, appuyée sur trois mannequins croqués par le dessinateur Ledoux, Magda interpelle ses lecteurs : ‘Les supposerait-on françaises ces trois jeunes femmes ?’ »

L’attrait pour le russe n’est pas réservé aux femmes d’ailleurs. Le journal d’extrême droite La Libre parole fulmine contre l’une de ses cibles habituelles : même dans les loges, la mode est décidément au russe :

« Le ‘russe’ se porte beaucoup cet hiver dans certains milieux politiques. Tout est aux Soviets et au Bolchevisme. Le Grand Orient de France, qui prétend toujours être à l’avant-garde du progrès, ne pouvait pas ne pas adopter l'un des premiers cette mode. […] Le vêtement uniforme qu’ils ont adopté est une pelisse ordinaire en drap noir, garnie d'un col astrakan […] qu'ils soient maigres ou gras, petits ou grands, élégants ou lourdauds, donnent tous l'impression de riches  moscovites.

Car on ne sait plus de quelle Russie il est désormais question. S’agit-il de celle de Saint Petersburg, ‘d’avant-guerre’, qui avait conquis Paris par ses ballets, ses compositeurs et le faste de ses réceptions ? Celle de Petrograd, qui fuit la révolution et la guerre et couvre le monde de son manteau de réfugiés ? Ou bien celle de Leningrad, des bolchéviques, qui terrifie et fascine tout à la fois ?

Car il semble bien que la mode et le goût se soient enfuit de Russie et aient trouvé asile à Paris. Ainsi, symboliquement, c’est désormais de la capitale française que l’on élit la nouvelle reine de beauté, ‘Miss Russie’, petite réfugiée dorée des beaux quartiers. »

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Si la beauté est à Paris, il ne reste à Moscou que la laideur. C’est le credo de toute la presse parisienne, trop heureuse d’y trouver une nouvelle démonstration de la « barbarie » bolchévique.

Ainsi, dans L’Excelsior, trouve-t-on des témoignages attestant de la disparition pure et simple de la mode dans la Russie de 1924  :

« Les femmes, là-bas, n'ont plus de chapeau, en général. Il a fallu simplifier tout dans l'existence et en éliminer ce qui n'est pas essentiel. Alors, on va ‘en cheveux’, parce que le chapeau, quand on a des cheveux, ce n'est pas tout à fait indispensable... »

«  Des masses grises, voilà la foule russe » peut-on lire dans L’Écho de Paris. Le journal assure que seul le président de l’URSS Kalinine aurait « la permission de porter un chapeau mou ». Pour les Moscovites, c’est « la casquette pour les hommes, le foulard pour les femmes ».

« Les  jours de fête, les mouchoirs sont rouges. Par centaines, par milliers, ils ressortent, comme des taches éclatantes sur le fond gris.

Mais le gris et le rouge s'harmonisent peu. L'ostracisme du chapeau, c'est en somme la seule mode en Russie. La casquette des Tatars ronde et brodée en couleurs, se porte en arrière et recouvre le sommet du crâne. Son usage est devenu général. Gorki s'en est fait l'apôtre enthousiaste. Du Caucase est venue la ceinture, de Géorgie une mince courroie de cuir avec boucles d'argent finement ciselées.

La suprême élégance est la veste en cuir. Tous les Bolcheviks en rêvent. Hauts fonctionnaires, policiers, soldats, danseuses de l'Opéra en raffolent. Sa coupe américaine, plutôt sportive que militaire, est assez plaisante. Le peuple de Moscou porte, en hiver, des galoches et des fourrures. Au mois de mai, quelle que soit la température, apparaissent, les souliers de tennis. Peu à peu on s'habitue à cette uniformité un peu terne où la pauvreté du vêtement s'abolit. Dans la foule l'individu disparaît.

Et lorsqu'on revient dans les grandes villes de l'Europe Occidentale avec les bas de soie, les lèvres rouges, les profils de femmes, les chapeaux de bon goût et les rubans, la première impression est celle d'un bal masqué, où chaque homme et chaque femme seraient déguisés. »

Et il ne faut pas compter alors sur les communistes français pour le regretter. L’Humanité n’avait toujours eu que mépris pour la mode, ce luxe des « oisives ». Car c’est pour le plaisir des bourgeoises que les cousettes triment et, parfois, meurent au front du travail, lorsqu’elles respirent les vapeurs toxiques des colles utilisées pour les fanfreluches.

Le vêtement féminin est un code social, un artifice de classe qu’il convient donc de stigmatiser pour ce qu’il exprime. Le journal communiste n’avait alors de cesse de vitupérer sur les « les belles madames, les demi-mondaines à la mode, dont les toilettes excentriques négation même de l'élégance alimenteront les chroniques de la mode des journaux bien-pensants ».

En 1927, le grand affichiste et illustrateur Jules Granjouan publie un reportage intime sur la Russie « vivante » après un séjour dans la Patrie du socialisme. S’il met à l’honneur « l’élégante de Kiev » dans toute sa simplicité, c’est pour fustiger le « Nepman », ce commerçant soviétique qui a profité de la réouverture (partielle) du commerce privé pour introduire la mode prétentieuse et aguichante.

« À Moscou, à Kharkov, à Kiev, dans les villes, la ‘Mode’, cette maladie du goût, cette négation de la personnalité, ce culte de l'incohérence, a encore des adeptes dans la clientèle féminine et le Nepman s’efforce encore de, propager dans la classe qui arrive au bien-être, chez les ouvrières, ce virus de la Mode ! »

Les communistes ne sont d’ailleurs pas les seuls à s’intéresser à la femme soviétique. L’espèce intrigue considérablement la presse étrangère, qui se désole de ces « amazones » enfantées par le bolchévisme et dont elles sont, selon le journal La Volonté, les championnes les plus zélées.

Selon L’Écho saintongeais, les citoyennes russes se seraient d’ailleurs mobilisées contre la mode française en Union soviétique, en exigeant  la création « d’une mode prolétarienne et la suppression de l’entrée des journaux de mode étrangère ».

Cette nouvelle « élégance rouge » fait se gausser bien des journalistes mondains, pourtant particulièrement attirés par ces nouvelles maisons de la mode soviétique, à l’instar de L’Ami du Peuple :

« Une grande maison de couture vient de s’ouvrir à Moscou, dans la plus grande rue de la ville, sous la firme ‘Maison de modèles’. On entre. Des mannequins sélectionnés, c’est-à-dire de fort jolies filles, se promènent dans les salons, exhibant les robes nouvelles, créations de la ‘Mode prolétarienne’.

C’est sur l’initiative des commissaires des Soviets que cette maison a été ouverte : les commissaires veulent modifier l’aspect extérieur de la vie  et ils y parviendront rapidement, du moins en matière d’élégance féminine, car les clientes affluent à la ‘Maison des modèles’ où les prolétariennes réclament surtout des robes de couleurs vives. Notez que ce magasin n’a pas été uniquement ouvert, comme on pourrait le croire, à l’usage des ‘prolétariennes’. […]

Dans une circulaire élégante, la ‘Maison des modèles’ affirme qu’elle deviendra la ‘maison de confection la plus élégante du monde’. La maison de confection la plus élégante du monde, en Russie, sous la quasi-dictature de M. Staline où, il y a peu de temps encore, hommes et femmes s’habillaient d’une sorte de morose uniforme... Quel changement ! »

L’Écho de Paris raille ces ateliers de confection ou de lingerie où l’on crée des « toilettes de soirée, de bal » selon des méthodes scientifiques :

« [C]omme on le voit, même quand il s'agit de chiffons, la terminologie technique ne perd pas ses droits au pays des Soviets : il faut, là-bas, un ‘constructeur’ pour bâtir une robe ou un manteau.

Notons aussi un détail savoureux : toutes les citoyennes sont admises à dépenser leurs roubles dans cette maison de blanc rouge ; aucune restriction n'est formulée, aucune limitation n'est prévue. Indication qui en dit long sur les coutumes ‘commerciales’ de la patrie communiste : ne prouve-t-elle pas que, le cas échéant, il eût été possible d'interdire des élégances trop empanachées à certaines catégories de clientèle ? Un seul hic : pour obtenir les étoffes indispensables, il faut se munir d'une licence délivrée par le ‘Trust du Linge’… […]

L'uniformité imposée aux costumes revêt ainsi la valeur d'un symptôme social et la tristesse des harnachements fabriqués par les soins de l'État-Pion correspond à la laideur générale, incurable,  où s'enfonce la termitière socialiste. Prenez la peine de faire le tour des magasins de confection soviétiques. Il vous sera possible de constater que, pour une population de 165 millions d'habitants, il existe quatre modèles de toilettes féminines, trois modèles de vêtements pour hommes, deux modèles de pardessus. »

Le journaliste achève son reportage en décochant la flèche du Parthe :

« Mais n'importe, grâce aux artistes constructeurs du Mosbelié, les diplomates étrangers feront  danser au Kremlin des tricoteuses déguisées en femmes du monde. »

Chez les communistes français, il y avait donc urgence à faire évoluer les points de vue et donner de la nouvelle Russie une image redorée. De fait, les années trente changent la donne et Staline tient à présenter de l’URSS une image progressiste. L’orchestre suit, et change de partition. L’Humanité s’est policé et se fait désormais le chantre d’une femme soviétique qui n’est pas cet être androgyne et insensible que l’on dépeint ailleurs. La Soviétique est aussi coquette que la ci-devant Moscovite, mais autrement. Il n’est d’ailleurs pas le seul acteur de ce changement des perspectives.

Et parmi les journalistes qui reversent les clichés, on retrouve deux plumes françaises de talent : Marcelle Capy et Hélène Gosset. En 1930, elles publient dans le journal La Femme de France un reportage minutieux à cent lieues des poncifs habituels. Publié en feuilleton, le troisième opus s’attache à la mode :

Est-ce un hasard ? La presse des années trente retrouve en partie ses appétences slaves, peut-être facilitée par la réputation des films soviétiques distribués alors à Paris : la toque en fourrure fait fureur et donne aux élégantes un air cosaque.

L’Humanité s’est à son tour engagé dans la bataille de la mode. Le journal de Marcel Cachin se découvre d’ailleurs un certain goût pour le sujet, en s’essayant plusieurs fois à parler chiffon, non sans dispenser ses propres conseils stylistiques aux modistes parisiens :

Car la mode est aussi un espace d’expression politique où il convient d’être présent et de contrebattre le camp d’en face qui n’hésite pas à placer ses mots d’ordre sur les couvre-chefs féminins.

Même l’illustré communiste Regards se met à l’ouvrage. En 1936, la revue s’empare de la question et répond, en pied en nez : « Y a-t-il une mode soviétique particulière ? Assurément non ». La femme soviétique serait donc une femme comme les autres, mais en mieux.

« Les ateliers soviétiques s'efforcent d'emprunter à la mode dominante tout ce qu'elle comporte de beau, d'artistique, d'adéquat au genre de vie, pour le mettre au service de la vie nouvelle de la femme libre de l'U.R.S.S.

En créant des modèles nouveaux, l'artiste soviétique évite toutefois les perversions, les excentricités et s'attache à accorder dans ses œuvres la beauté de la ligne, celle de la matière et des couleurs. La femme soviétique demande un beau vêtement simple qui mette avantageusement sa personne en valeur. Ce sont ces exigences des clientes que le couturier doit prendre en considération.

L'outrance imaginée dans un atelier et lancée par quelque ‘étoile’ ne s'implanterait pas dans la masse. »

Et la Maison des Modèles soviétiques veut habiller la « jeune fille qui danse après la journée de travail comme serrurière ou machiniste », assure-t-on à Paris. Le journal croit-il vraiment à la réalité de ses descriptions où l’ouvrière textile arbitre également le prêt-à-porter ?

« L'ouvrière qui travaille à la construction du métro ou la kolkhozienne n'attendent pas seulement un habillement meilleur, elles font aussi entendre leur voix dans la question de la mode comme dans toutes les questions sociales.

La directrice de la Maison des Modèles se rend dans une  fabrique de bonneterie. Elle est accompagnée des mannequins et d'une vingtaine de nouveaux modèles.

A la fabrique travaillent  600 femmes. Ce sont elles qui seront les juges des modèles. Ceux qui leur auront plu seront envoyés à la fabrique de robes en vue d’une large production. »

Car, à Paris comme à Moscou, derrière la mode se cache l’industrie…

Édouard Sill est docteur en histoire, spécialiste de l'entre-deux-guerres, notamment de la guerre d’Espagne et de ses conséquences internationales. Il est chercheur associé au Centre d’Histoire Sociale des Mondes Contemporains.