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Consommation de coca et sports au XIXe siècle

le par - modifié le 13/05/2022
le par - modifié le 13/05/2022

A compter des années 1880, une « cocamania » s’empare de la France. Vantée à l’unisson pour ses bienfaits stimulants, la coca se répand vite aux milieux sportifs : cyclisme, boxe, alpinisme mais aussi courses hippiques.

À la fin du XIXe siècle, une nouvelle substance psychotrope stimulante fait son apparition sur le marché occidental : la coca. Cette plante provient d’un petit arbrisseau de la cordillère des Andes. Elle est réputée pour supprimer la fatigue, être un « anti-famine » et développer les facultés intellectuelles. Les légendes andines concernant ses propriétés mythiques sont connues par les Européens depuis les débuts de la colonisation au XVIe siècle, mais les feuilles de coca sont si fragiles qu’il demeure longtemps impossible de les étudier pour les scientifiques occidentaux. Le trajet en bateau, qui à lui seul dure encore plus de quatre mois dans les années 1860, abîme en effet considérablement les spécimens.

Progressivement toutefois, les techniques s’améliorent et plusieurs médecins européens parviennent à réaliser des expériences dans le but d’évaluer les qualités de la plante. Ils constatent ses effets stimulants (tant physiques que psychiques), sa faculté de supprimer la sensation de faim, de soulager le mal de mer, voire ses propriétés euphorisantes.

Les effets énergisants sont certainement les plus étudiés et discutés par les médecins. Selon un auteur de la revue La France médicale, la coca est réputée pour avoir permis aux « Indiens » de survivre à la volonté d’extermination des Espagnols, à laquelle ceux-ci espéraient parvenir « en obligeant les populations à des travaux mortels dans les mines ». De plus elle « ne serait point étrangère à l’indépendance de ces peuples ; car, en décuplant leurs forces, elle leur aurait donné cette énergie qui, bien que factice, leur a suffi cependant pour chasser leurs oppresseurs ».

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Le grand public s’intéresse également de plus en plus à cette plante : dans un contexte d’extension du capitalisme, les rythmes de travail s’intensifient et la population est à la recherche de psychotropes stimulants permettant de soutenir ces cadences nouvelles, à la manière du café ou du thé.

Le Monde Illustré publie ainsi en 1864 un article en son honneur : des plants viennent d’être envoyés avec succès à la Société d’acclimatation et on espère parvenir à en faire pousser en France ou dans les colonies. L’article commence par ces mots :

« Il existe, par-delà l’Atlantique, un petit et bien humble arbrisseau, qui vient d’être introduit en France, mais dont les propriétés sont tellement merveilleuses, que garder le silence à son égard serait, de la part du Monde illustré, un crime de lèse-humanité ».

La coca devient non seulement un médicament mais également une substance « hygiénique » et « d’agrément ». Au cours des années 1870, des dizaines de vins médicinaux à base de coca sont mis sur le marché. Les médecins vantent ses vertus supérieures au thé :

« Nous la préférons de beaucoup aux thés […] Elle est beaucoup plus inoffensive pour la plupart des estomacs, et surtout par l’absence de toute surexcitation nerveuse dont son emploi est complètement indemne. Ce devrait être, à mon avis, le thé habituel des femmes, des enfants, et surtout de toutes les personnes qui s’occupent de travaux d’esprit. »

Mais c’est à partir de 1884 que le marché de la coca explose, tout particulièrement en France, faisant dire à l’historien Paul Gootenberg que la période se caractérise par une « cocamania » française. Cette année-là, un ophtalmologue autrichien, Carl Koller, découvre les propriétés anesthésiantes de la cocaïne, tirée de la coca. La nouvelle est sensationnelle : il s’agit du premier anesthésique local disponible pour la médecine moderne. Cette publicité donnée à la cocaïne se répercute sur la coca, qui bénéficie d’un regain de popularité.

Les sucreries et autres gâteaux à la coca sont très à la mode ; l’Académie de cuisine de Paris indique ainsi comment en réaliser, ajoutant à ces recettes des informations concernant les propriétés toniques de la plante. Des chocolats destinés aux « explorateurs » doivent permettre à ces derniers de se passer de nourriture durant leurs expéditions.

Les populations andines avaient réalisé une mesure de distance en lien avec la coca, la cocada. Il s’agissait de la longueur de temps pendant laquelle l’influence de la mastication de la coca pouvait porter un individu, d’une période d’environ quarante minutes, ce qui équivalait à une distance de 3 km sur terrain plat, un kilomètre et demi sur une colline. D’après cette coutume, le pharmacien corse Angelo Mariani eut l’idée de préparer une boisson nommée « Vélo-Coca », destinée à l’usage des cyclistes ; la dose devait permettre de parcourir quarante kilomètres.

Le médecin américain William Mortimer note :

« L’avantage du coca dans les concours de longue distance est connu depuis longtemps par certains professionnels, qui se sont efforcés de garder secrète leur utilisation de ce soutien pour les forces ».

Les vertus de super aliment et de stimulant de la coca sont donc particulièrement mises à profit dans la nouvelle activité à la mode : le cyclisme. Les années 1880 voient en effet se développer parallèlement d’une part la pratique du vélo, avec des évolutions techniques rapides permettant l’adoption de l’activité par un nombre croissant d’amateurs, et les préparations à base de coca, spécialement destinées à les accompagner durant leurs efforts.

Une foule de publications, médicales ou non, promeuvent l’usage de la coca dans la pratique de cet exercice. En 1888, le docteur Tissié recommande dans son traité « d’hygiène du vélocipédiste » de consommer de la coca pour « enrayer les pertes de la dénutrition », exciter le système nerveux et augmenter la mobilité des muscles. Il publie également la même année dans le journal Le Véloce-sport un article dans lequel il décrit l’action bienfaisante de la coca. Dans la partie consacrée à la digestion, le docteur note que la plante a un effet intéressant pour le cycliste « en campagne », puisqu’elle « suffit à enrayer les pertes de la dénutrition, à ralentir les décompositions organiques, à rendre moins fréquent le besoin d’assimiler ».

En 1890, le médecin du Véloce-club nancéien fait le récit d’une excursion à vélo de 120 kilomètres entre Épinal et Belfort. Suite à une côte éprouvante de quatre kilomètres, il fait circuler chez les sportifs une fiole d’Élixir réparateur de son invention, et « répond à la curiosité générale par une petite conférence sur la coca, base du dit élixir, qui permet aux Indiens de marcher un jour sans manger ». Le docteur Verchère, lui-même cycliste, réalise en 1894 un trajet de 74 kilomètres sans « autre soutien et d’autre stimulant que deux petits verres à liqueur d’un mélange d’élixir de coca et de caféine, que l’on pourrait appeler l’Élixir de longue route ».

On trouve dans les revues de cyclisme une grande quantité de publicités pour des préparations à la coca, à l’image des « Pastilles-vélo », « antidéperditrices » et « stimulantes », « contre la fatigue, la faim, la soif », au prix de 1,20 francs la boîte. Ces pastilles peuvent être achetées en pharmacie, par correspondance ou directement aux bureaux du journal La Bicyclette.

Dans la revue Le Vélo, c’est Mariani qui diffuse sa publicité pour le « Vélo-coca », « Le produit le plus énergique et le plus sain qui ait jamais paru. » La réclame est immédiatement complétée par un article vantant les propriétés de son Vélo-Coca, mais une deuxième publicité, toujours sur la même page, loue quant à elle la boisson « Coca des Incas » du docteur Blanjot, « le seul, l’unique reconstituant des forces physiques ». La lutte est âpre pour conquérir ces nouveaux consommateurs et consommatrices fortunés.

On vend encore des « bonbons de gomme » à la coca nommées « Sportvigor », « d’une efficacité sans égale pour combattre la fatigue, l’essoufflement, relever les forces après une course longue et pénible  », également recommandés pour les alpinistes. 

Les sportifs et les sportives pouvaient acheter leurs vins dans le commerce, les faire fabriquer par leur pharmacien avec des demandes spécifiques (on pouvait par exemple y ajouter de la kola, un autre stimulant, ce qui donnera bientôt le fameux Coca-Cola), mais ils et elles n’hésitaient pas non plus à se faire leurs propres breuvages en additionnant les produits. Le champion de la course de 100 kilomètres du Vélodrome de Longchamps, en 1895, faisait ainsi un mélange de vin de coca basique et de « Vélo-Coca ». Le chroniqueur sportif du Journal s’exclame :

« Sa vigueur, accrue à chaque nouvelle lampée du précieux cordial, semblait décuplée. ‘‘Du vin Mariaini !’’ criait-il aux entraineurs. »

La coca se retrouve donc dans l’ensemble des contenus destinés aux cyclistes de la fin du XIXe siècle : dans les années 1890 (au moins entre 1892 et 1898), une course de vélo londonienne de 24 heures se nomme la « Cuca-Coca Cup », des deux noms de la coca, « cuca » étant le terme utilisé dans la langue péruvienne.

La cocaïne est elle aussi employée par les cyclistes, ce qui leur occasionne parfois des mésaventures : en 1892, lors de la course Paris-Nantes, l’un des deux favoris se voit forcé d’abandonner « par suite de l’absorption d’un demi-litre d’extrait de viande à la cocaïne ». Dans une interview accordée au journal La Bicyclette, le coureur, Stéphane, précise que ce sont les personnes chargées de ses soins qui auraient ajouté à son jus de viande « un demi-litre de cocaïne » :

« Je vous laisse à penser si mes boyaux sont tordus et si mes yeux ont pleuré après une telle ingurgitation ! »

La quantité de cocaïne semble toutefois trop exagérée pour être exacte. Les formulaires de médicaments du début du XXe siècle donnent encore des recettes de « Vins reconstituants » à la coca ayant pour base de l’extrait de viande, mais nous n’avons pas pu retrouver de trace de ces jus de viande à la cocaïne, peut-être une recette interne de l’équipe de Stéphane.

Si l’histoire du cyclisme est donc particulièrement liée à la consommation de coca, tous les sports sont concernés par son usage en tant que stimulant. L’un des vins à la coca, que la réclame signale en vente « partout » pour les cyclistes, se nomme d’ailleurs simplement « Le sport ».

En 1899, le journal La Vie au grand air nous renseigne sur l’usage de ces vins par les sportifs et les sportives de la fin du XIXe siècle : dans un article titré « Les champions du sport et le vin Mariani », le journal répertorie des dédicaces d’athlètes remerciant le pharmacien pour sa boisson. On y trouve ainsi le chevalier Pini (escrime), Mme Thérèse Renz (« l’écuyère la plus célèbre du moment »), Mme Léa Lemoine (championne de bicyclette), le Comte de Clary (champion de fusil de chasse), M. A. Tummer (course de fond), H. Baker (champion du monde de saut), Gaston Rivierre (cyclisme), Charron (course automobile), Teste (motocyclisme), Charlemont (boxe française) et Pons (champion du monde de lutte). Un boxeur français se fait d’ailleurs surnommer « Coca ».

Plusieurs publications recommandent également la consommation de coca pour les alpinistes, afin de fournir de la tonicité aux muscles mais également pour faciliter la respiration. On conseille notamment aux amateurs d’avoir sur soi quelques feuilles de coca à mâcher pour éviter les faiblesses. En 1913, la « Recordwoman de l’alpinisme », l’Américaine Fanny Bullock-Workman, déclare ne se nourrir que de biscuits de coca et de chocolat durant ses ascensions de l’Himalaya. La cocaïne est enfin recommandée pour lutter contre le mal de mer dans toutes les activités nautiques.

Les animaux de course ne sont pas en reste dans cette « cocamania » : on a ainsi nommé des chevaux « Cocaïne » et « Coca » à la fin des années 1880. La jument Cocaïne gagne par exemple la course de Dieppe du 30 août 1887, inaugurant une longue carrière de victoires. Encore en 1928, un cheval Coca est présent dans les courses hippiques. La jument Cocaïne termine quant à elle sa carrière en 1920. On use d’ailleurs de cocaïne pour doper les chevaux, comme l’affirment à plusieurs reprises La Vie au grand air ou Le Sport universel. La pratique n’est d’abord absolument pas condamnée, bien au contraire ; les revues indiquent simplement qu’il serait bon de trouver une substance qui ne soit pas nuisible sur le long terme aux chevaux.

« Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le doping n’affole pas et ne rend pas indocile. Le cheval désire seulement satisfaire son besoin de dépenser, et comme le plus vif désire son propriétaire est de le voir courir et le plus rapidement possible, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. »

En 1905, Ernest Pion, rédacteur de La Semaine vétérinaire, considère le « doping » des chevaux à la coca, leur permettant de « franchi[r] les barrières, bondi[r] par-dessus les murailles, prenant des ailes comme Pégase » comme une « étrange méthode ». Deux ans plus tôt, il s’insurgeait contre la Société protectrice des animaux qui condamnait la pratique comme dangereuse ; Pion criait alors à la « réglementation outrancière ». En 1910 cependant un journaliste de La Vie au grand air constate qu’elle tend désormais à disparaître car le remède était souvent pire que le mal.

À l’aube de la Première Guerre mondiale, la « cocamania » était en effet en train de s’achever. Aux États-Unis, des mouvements prohibitionnistes et racistes font pression pour que le gouvernement légifère contre la cocaïne : les hommes noirs consommant la substance se transformeraient ainsi selon eux en dangereux criminels. Les craintes contre la cocaïne se répercutent sur la coca, de surcroît consommée principalement au sein de boissons alcoolisées, elles aussi condamnées par ces ligues.

À partir de 1909, les USA organisent des assemblées internationales dans le but de faire adopter par tous les pays des législations limitant l’usage des psychotropes. En 1916, la cocaïne est ainsi classée en France dans le nouveau Tableau des stupéfiants, interdisant son achat sans ordonnance médicale. Les vins de coca, eux, demeurent un temps sur le marché, à l’image du vin Bourdou, « le seul stimulant des plus grands champions […] du football, du rugby, du tennis, etc… » Mais un décret de 1930 classe finalement la coca dans la liste des stupéfiants, rendant sa consommation en tant que stimulant sportif illégale.

Les années 1920 voient l’apparition dans la littérature médicale de quelques cas de sportifs ou de sportives devenus dépendants à la cocaïne. Un médecin note la « vogue récente » de la cocaïne dans ces milieux, « due à l’euphorie et à l’hyperactivité musculaire qu’elle détermine ». Or le médecin du sport Jean-Pierre de Mondenard signale que ce n’est qu’en 1971 que la cocaïne fut ajoutée à la liste des substances dopantes prohibées par la Commission médicale du Comité international olympique.

Après avoir été pendant une quarantaine d’années l’une des substances les plus médiatisées du monde et avoir accompagné l’émergence de la pratique sportive contemporaine, la coca est donc abandonnée au cours de l’entre-deux-guerres, passant du statut de panacée à celui de drogue dangereuse. L’intérêt pour ses vertus tant médicinales que stimulantes renaît toutefois ces dernières années et de nouvelles études sont actuellement menées pour réévaluer, avec les techniques de la science moderne, les propriétés de cette plante mythique.

Zoë Dubus est historienne, doctorante en histoire de la médecine à l'université Aix-Marseille. Elle travaille sur l’histoire des stupéfiants, psychotropes et psychédéliques.