Écho de presse

23 février 1848 : La promenade des cadavres

le 27/02/2021 par Pierre Ancery
le 21/02/2018 par Pierre Ancery - modifié le 27/02/2021
Les enfants de Paris aux barricades, Cabasson, 1848 - source : Gallica-BnF

Le 23 février 1848, l'armée tire sur la foule boulevard des Capucines. Des cadavres déposés sur un chariot par les manifestants sont « promenés » à travers Paris, ce qui relance l'insurrection.

Voir notre article précédent sur les événements de la révolution de février 1848.

 

23 février 1848. La veille, la garde nationale a refusé de disperser les manifestants et le roi Louis-Philippe a fini par renvoyer le président du Conseil Guizot. Mais malgré cette victoire, les tensions restent vives.

 

Ce soir-là, un groupe d'émeutiers a décidé d'aller huer Guizot sous sa fenêtre. Boulevard des Capucines, la rue est barrée par le 14e régiment d'infanterie de ligne. Se croyant menacé, il ouvre le feu, avec un résultat tragique : 35 à 50 manifestants périssent sous les balles de la garde nationale.

 

Le Siècle du 24 février raconte en direct la confusion qui agite la capitale, dans un article écrit en pleine nuit :

 

« Chacun se communiquait l'heureuse nouvelle du renvoi des ministres. Paris était illuminé, tranquille, confiant [...]. Tout à coup, vers dix heures du soir, on entend retentir sur les boulevards le cri : Aux armes ! Aux armes ! Nous sommes trahis ! On égorge nos frères !

 

La foule se précipite dans tous les sens, les uns fuyant le danger, les autres courant au devant et voulant connaître la cause de cette grande et soudaine émotion. Peu de temps après, des tombereaux remplis de cadavres passaient sur les boulevards escortés par des hommes du peuple portant des torches et criant : Vengeance ! Ces cadavres étaient ceux de citoyens, de femmes et enfants qu'une décharge à bout portant venait d'étendre sur le pavé, en face du ministère des affaires étrangères [...].

 

La terre était souillée de sang, un grand nombre de blessés s'enfuyaient en poussant des cris ; un frère cherchait son frère, un père son fils : c'était un spectacle à navrer l'âme la plus insensible. »

 

Après la fusillade, les corps qui gisent dans la rue sont ramassés et disposés dans des charrettes. Toute la nuit, au son des tocsins, la foule va les « promener » à la lueur des torches à travers la ville, relançant l'indignation populaire et la haine du pouvoir en place.

 

Le Constitutionnel raconte :

 

« Cinquante-deux personnes sont tombées par terre, mortes ou blessées : un cri d'horreur et de vengeance est parti aussitôt du sein de ce peuple, victime d'un abominable guet-apens. Cette foule se divisant alors en groupes divers, les uns sont restés pour relever les morts et porter les blessés à l'hôpital ; les autres, refluant jusqu'au boulevard des Italiens, indignés, exaspérés, criaient : Aux armes ! Aux armes ! On nous assassine ! Quelques-uns, revenant dans les quartiers qu'ils habitent, y apportaient ce récit affreux et semaient partout la colère dont ils étaient animés.

 

Bientôt après, nous avons vu revenir [...] un tombereau portant des cadavres : le tombereau était éclairé par des torches, entouré de braves gens, dont l'indignation étouffait les larmes, et qui découvrant les blessures saignantes, montrant ces hommes naguère chantants et joyeux, maintenant inanimés et chauds encore du feu des balles, nous criaient avec fureur « Ce sont des assassins qui les ont frappés ! Nous les vengerons, donnez-nous des armes ! Des armes ! »

 

Et les torches jetant tour-à-tour leur lueur sur les cadavres et sur les hommes du peuple qui les conduisaient, ajoutaient encore aux émotions violentes que causait ce convoi funèbre. »

 

Partout dans Paris, on dévalise des armuriers et on met en place des barricades (plus de 1 500 seront ainsi installées à travers la ville). La manifestation s'est muée en insurrection. Gustave Flaubert décrira cette soirée dans L’Éducation sentimentale, en 1869 :

 

« Le spectacle du chariot contenant cinq cadavres recueillis parmi ceux du boulevard des Capucines avait changé les dispositions du peuple ; et, pendant qu’aux Tuileries les aides de camp se succédaient, et que M. Molé, en train de faire un cabinet nouveau, ne revenait pas [...], l’insurrection, comme dirigée par un seul bras, s’organisait formidablement.

 

Des hommes d’une éloquence frénétique haranguaient la foule au coin des rues ; d’autres dans les églises sonnaient le tocsin à pleine volée ; on coulait du plomb, on roulait des cartouches ; les arbres des boulevards, les vespasiennes, les bancs, les grilles, les becs de gaz, tout fut arraché, renversé ; Paris, le matin, était couvert de barricades...

 

À huit heures, le peuple, de bon gré ou de force, possédait cinq casernes, presque toutes les mairies, les points stratégiques les plus sûrs. D’elle-même, sans secousses, la monarchie se fondait dans une dissolution rapide. »

 

En une nuit, les manifestants ont réussi à prendre le contrôle de la capitale. Mais la plus grande incertitude règne quant à la tournure que vont prendre les événements, comme le révèle la suite de l'article du Siècle du 24 février :

 

« Ce n'est que demain que les faits pourront être éclaircis, que la vérité tout entière sera connue. Mais cette nuit, à l'heure où nous écrivons, Paris est dans les angoisses de la douleur, de l'anxiété et de la colère. Le peuple se croit trahi, il relève les barricades dans les rues et cherche partout des armes. De temps en temps nous entendons la fusillade retentir sans savoir pour quelle cause.

 

Nul ne peut dire comment se passera la journée de demain si la plus éclatante satisfaction n'est pas donnée au peuple de Paris, si les mesures les plus promptes et les plus décisives ne sont prises pour que justice soit faite, pour que la liberté, les droits et l'honneur de la France soient confiés à des mains fermes et sûres, dignes de conserver ce précieux dépôt. »

 

Le lendemain, Louis-Philippe, acculé, privé de gouvernement, refusera d'écraser le mouvement dans le sang. Il abdiquera dans la journée au profit de son petit-fils, le comte de Paris, âgé de neuf ans. À 15 heures, la Seconde République était proclamée par Lamartine, entouré des révolutionnaires.

En partenariat avec L'Histoire, découvrez une carte interactive pour visualiser les étapes de cette révolution.

capture_4.png

Notre sélection de livres

L'Éducation sentimentale
Gustave Flaubert
Dix mois de révolution
Alexandre Weill
Histoire de Paris en 1848
Louis d' Ormoy
Pages d'histoire de la Révolution de février 1848
Louis Blanc